(Texte écrit en janvier 2019)
Benoit Hamon lui-même commence à le dire[1], quelque chose ne tourne pas rond chez la France insoumise. Le sentiment, c’est « l’incompréhension ». Entre la « fascination » pour Éric Drouet exprimée par Jean-Luc Mélenchon[2] et la référence à Etienne Chouard par François Ruffin la semaine passée[3], il semblerait que les figures du mouvement de la gauche « radicale » expriment, sinon un penchant, au moins une forme de reconnaissance pour des personnalités supposées plus ou moins liées à l’extrême droite. Existerait-il des passerelles idéologiques entre cette gauche ouvertement opposée au néolibéralisme et cette extrême droite complotiste ? Derrière cette question en apparence candide apparaît en filigrane l’expression d’une peur d’un rassemblement populiste dangereux, dont personne n’a su en définir ni les contours idéologiques, ni la réalité historique ou politique : Le rouge-brun[4].
Le rouge-brun, c’est une supposée mouvance politique qui allierait les positions d’une gauche apparentée au communisme (les rouges) et de l’extrême droite (les bruns). Cette alliance idéologique apparaît de prime abord comme contre-nature : historiquement, les deux mouvements politiques se sont constamment fait la guerre, généralement de la manière la plus impitoyable qui soit dans l’histoire de l’humanité, le paroxysme de ce combat ayant été atteint entre 1941 et 1945, sur le front de l’est de l’Europe lors de la Seconde Guerre mondiale. La confrontation entre l’URSS et le régime Nazi, dont les occidentaux ne gardent pas vraiment la mémoire[5], a été le champ de bataille le plus sanglant de toute la guerre, et de très loin[6]. Considéré comme l’exemple le plus pertinent du concept de guerre totale, le conflit entre les deux pays est même qualifié de « guerre d’anéantissement » du côté nazi, et de « grande guerre patriotique » du côté des Russes.
Historiquement, jamais il n’y eu d’affrontement idéologique plus marqué que le fascisme contre le communisme, que ce soit lors d’épisodes contenus et isolés, comme lors de la guerre civile espagnole, ou lors de conflits ouverts de nation contre nation. Une des premières mesures que prennent les gouvernements autoritaires d’extrême droite lorsqu’ils accèdent au pouvoir est d’ailleurs généralement d’interdire les rassemblements, partis ou syndicats communistes[7], et pour cause : la gauche radicale, qu’elle soit communiste ou non, prône dans son essence la fin de la domination d’un individu sur un autre, quel qu’il soit. Or, le fascisme se base sur une idéologie nationaliste qui établit par son fondement même la domination d’individus sur d’autres : ceux qui font partie de la nation sur ceux qui n’en font pas parti. Pour les mouvements de gauche, le nationalisme et/ou l’autoritarisme peuvent être un moyen temporaire de gagner le pouvoir ou de le préserver[8], mais il ne constitue pas une fin en soit, à l’inverse des mouvements les plus à droite, qui marquent dans leur fondement idéologique leur attachement à l’autorité et à la nation.
En d’autres termes, et contrairement à ce que l’on pourrait penser, les mouvements de gauche n’ont pas pour adversaire ultime la bourgeoisie, l’oligarchie ou même le capitalisme. Ils ont pour adversaire toute idéologie qui pourrait installer une forme de domination institutionnalisée d’un individu sur un autre. En fonction du degré de cette domination institutionnalisée, les autres idéologies sont donc considérées comme des adversaires plus ou moins directs, et les idéologies fascistes, qui non content de permettre la domination de certains individus sur d’autres, mais qui la prônent et l’essentialisent par le simple contexte de naissance, sont donc, de fait, les adversaires les plus directs.
Dès lors, comment penser un seul instant que le « rouge-brun », qui fait se rejoindre deux idéologies fondamentalement opposées, puisse exister comme mouvement politique ? Et bien à cause d’un unique événement historique qui contredit par son existence même l’alliance supposément impossible du fascisme et du communisme : le pacte germano-soviétique.
Ce pacte de non-agression, qui contenait également un close secrète de partage de l’Europe orientale, a été largement documenté, discuté et débattu pendant des décennies. Aujourd’hui, il est reconnu qu’il s’agissait d’une alliance motivée non par des raisons idéologiques, mais par des raisons géopolitiques.
Alors oui, rien n’effacera cette réalité historique : l’extrême gauche a pactisé avec l’extrême droite. Mais cette « alliance » était-elle si évidente que ça ? Pour expliquer ce pacte temporaire, il faut rappeler quelques faits historiques. D’une part, Staline était politiquement isolé, et particulièrement vis-à-vis des pays limitrophes en Europe orientale anciennement rattachés à la Russie tsariste (notamment les Etats baltes), territoires stratégiques, essentiels à l’économie russe, qui n’avait alors aucun partenaire commercial. D’autre part, ce pacte est arrivé après le rejet de nombreuses propositions d’alliance antifasciste faite par l’URSS aux puissances démocratiques européennes, la France et le Royaume-Uni[9], deux pays qui avaient d’ailleurs laissé les nazis remilitariser l’Allemagne et s’emparer de l’Autriche et des Sudètes[10], et ce malgré les nombreux avertissements russes[11]. En outre, les soviétiques furent les seuls à soutenir (modestement) les républicains pendant la guerre d’Espagne et à s’opposer à Franco (soutenu par Hitler et Mussolini), et n’avaient pas pu compter sur ces mêmes puissances démocratiques européennes. Enfin, les nazi trahirent le pacte moins de deux ans après l’avoir signé, et se livrèrent à des atrocités incommensurables, peu compatibles avec l’idée que l’on se fait de deux systèmes idéologiques considérés comme poreux.
De nombreux écrits universitaires ont depuis attesté il s’agissait là d’une alliance purement tactique de la part des deux camps, qui savaient pourtant l’affrontement inévitable, et non d’un rapprochement idéologique[12]. Isolée, et se sachant incapable de soutenir une guerre seule contre la puissante Allemagne hitlérienne, l’URSS s’est résolue à accepter un pacte temporaire qui lui aurait permis, selon ses dirigeants, d’acquérir un niveau économique nécessaire pour soutenir un important effort de guerre dans le futur.
Les détracteurs du pacte germano-soviétique sont beaucoup moins prompts à relever l’importance des accords de Munich, intervenus seulement quelques mois avant le dit pacte, dans lesquels les démocrates libéraux français et anglais ont entériné la politique expansionniste du IIIème Reich. Une posture qui révèle une compromission idéologique des libéraux bien plus importante que la position des soviétiques (qui avaient d’ailleurs condamné ces accords) mais dont on ne fait plus tant le procès aux libéraux aujourd’hui, voire qu’on détourne cette page de l’histoire en la réaffectant, comble de l’ironie… aux radicaux de gauche[13].
Raisonnement ?
Pourquoi parler de cet épisode si particulier de notre histoire ? D’abord parce qu’il fait partie des premiers arguments mis en avant par les tenants de l’existence d’un rapprochement entre les rouges et les bruns[14]. C’est une référence historique apprise à l’école par tous les adolescents, et qui symbolise ainsi de manière universelle l’existence d’un tel rapprochement. Ensuite parce qu’il permet aux tenants de cette théorie de clore rapidement le débat par une double acrobatie dialectique : La loi de Godwin et le sophisme par association.
La loi de Godwin prédit de manière empirique que plus une discussion en ligne se poursuit dans le temps, plus la probabilité de faire une référence à Hitler ou au nazisme s’approche de 1. Par extension, on parle de « point Godwin » quand cette référence est faite.
Le sophisme par association est un raisonnement fallacieux qui prête à « A » les caractéristiques de « B » car ils en ont en commun « C » :

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Tout l’argumentaire acrobatique qui permet de mettre en évidence les « rouges-bruns » repose sur le mécanisme suivant : faire une suite de sophisme par association qui part de la gauche radicale et qui aboutit à un point de Godwin :

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L’avantage de ce « raisonnement » est que, d’une part, il est compréhensible par tout le monde, et que d’autre part, il peut s’appuyer sur le concept de « la passerelle idéologique par paliers», qu’on appelle également « sophisme de la pente savonneuse ». Son problème, c’est qu’il peut être appliqué à absolument tous les courants politiques ou religieux, sur tous les sujets (même scientifiques) et sur tous les phénomènes de société, et ce avec plus ou moins autant d’étapes à chaque fois :

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Les exemples de ce type peuvent être multipliés à l’infini. Certains vont sembler plus vraisemblables que d’autres en fonction des bords idéologiques de chacun, mais il ne faut pas s’y tromper : tous ces raisonnements sont aussi faux les uns que les autres.
Concernant nos exemples, si certaines des propositions ci-dessus vous semblent plus vraies que d’autres, c’est uniquement parce que vous considérez comme « vrai/faux », « bon/mauvais » ou « juste/injuste », bref que vous accordez une valeur, à certaines des positions de départ. Dans un réflexe tautologique, la relation va donc vous apparaître plus « vraisemblable » si vous accordez un regard négatif à la proposition se trouvant au départ du sophisme.
Nous voyons des raisonnements a priori logiques à cause de notre biais de confirmation, qui valide par défaut les informations qui sont favorables à ce que nous pensons, et qui met en doute celles qui y sont opposées, et cela même si le raisonnement qui a amené à ces différentes informations est exactement le même. Ce que notre cerveau cherche à faire, c’est simplement à trouver un connecteur qu’il considérera comme « logique » pour nous permettre de sereinement classer en « vrai » les affirmations avec lesquelles nous sommes d’accord, ou en « faux » les affirmations avec lesquelles nous sommes en désaccord, et ainsi faire cesser les sensations désagréables liées à la dissonance cognitive[15].
En réalité, le point de Godwin n’est pas même une nécessité au sophisme par association pour disqualifier un bord politique. Il n’est là que pour en augmenter la portée significative, par une référence à l’un des épisodes les plus atroces, si ce n’est le plus atroce, de l’histoire humaine. Il n’est plus trop utilisé de nos jours, même si certains ne s’en privent pas[16], pour deux raisons principales.
La première, c’est que l’histoire avançant, les mémoires se diluant, les liens se défaisant, la référence à la période nazie n’agit plus sur les masses comme elle a pu le faire après la guerre. Les jeunes générations, particulièrement actives sur internet, se moquent allègrement des effets de la loi de Godwin, en en faisant des mèmes et des running gags[17]. Cette référence devient d’autant moins utile qu’elle n’a même plus besoin d’être sollicitée, la simple référence à l’extrême droite, et surtout à l’antisémitisme, faisant automatiquement un « rappel aux heures sombres de l’histoire », remplissant ainsi son rôle dialectique de reductio at hitlerum.
La deuxième, c’est que le monde moderne regorge d’horreurs idéologiques à combattre. Or, le sophisme par association ne cherche pas à tisser un lien logique entre une chose et une autre, mais à en établir un lien brumeux, confus, ni totalement expliqué ni totalement anodin, qui donnera une impression de cohérence, permettant de sous-entendre une égalité de valeur entre deux positions. Il suffit alors de « trouver » ce lien, le plus ténu soit-il, entre une position idéologique à laquelle vous êtes opposé, et une idéologie qui fait à peu près l’unanimité contre elle (faites votre choix entre le fascisme, l’antisémitisme, le terrorisme, l’intégrisme religieux, le stalinisme, le maoisme, le cauchemar orwellien, l’eugénisme, le racisme, le sexisme, etc.). Par ce procédé, il s’installe l’idée que les deux positions, d’une certaine manière, se valent, que l’une « cache » l’autre, ou que l’une mène à l’autre, bref, que soutenir l’une, c’est quelque part soutenir l’autre.
Il est ainsi possible de faire décliner les propositions précédentes (ici, le cas de la France insoumise, car c’est le sujet qui nous intéresse, mais il est évident qu’il peut être opéré pour toutes les positions idéologiques imaginables) pour les rendre plus « actuelles » en fonction du sujet social du moment :

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On contre argumentera que les exemples sont mal choisis, que certains liens sont plus pertinents que d’autres, que certaines causalités sont plus documentées que d’autre, que l’abondance des corrélations peut-être plus importante dans certaines idéologies que dans d’autres, etc. Mais tous ces contre argumentaires, toutes ces défenses ou attaques, toutes ces discussions sur la pertinence de tel ou tel lien seront parfaitement vains : si le raisonnement est erroné à la base, il restera erroné quelles que soient les circonstances. En effet, l’éventuel lien idéologique ou de causalité ne peut pas être démontré par un sophisme par association, et ce peu importe à quel point on cumule les éléments[18]. Preuve factuelle, recoupage des sources et des références historiques, démonstrations valides et expériences testées, reproductibilité, établissement d’un consensus scientifique, voilà les mécanismes dont nous disposons pour établir qu’une chose est vraie. Le « raisonnement » par association n’en fait pas partie.
Pour donner un exemple concret : considérez que vous êtes en présence d’un chat, et d’un autre animal. Combien de « liens » faudra-t-il cumuler pour établir que ce deuxième animal est également un chat ? Pour pouvez bien argumenter qu’il a, comme le premier chat, une tête, deux yeux, deux oreilles, quatre pattes, des griffes, une queue, qu’il est carnivore, qu’il a des poils, des mamelles, qu’il est de la même taille qu’un chat, qu’il apprécie la compagnie des humains, qu’il se reproduit par portées, bref, qu’il a énormément de caractéristiques en commun avec un chat, vous ne pourrez pas en conclure avec certitude que c’est un chat. Cela restera donc une supposition. En revanche, il suffit que cet animal aboie pour en conclure que c’est un chien, car seuls les chiens aboient. Et cela, c’est un fait.
Evidemment, lorsqu’il s’agit d’idéologie et de politique, l’exercice est plus difficile à détricoter, mais le principe reste le même : vous pouvez accumuler autant d’éléments suggérant un lien entre les mouvements politiques de gauche et ceux d’extrême droite, tant que rien ne peut démontrer le caractère factuel de ce lien[19], il peut toujours s’agir d’un des multiples effets inhérents à l’environnement politique, comme par exemple l’opposition au pouvoir en place. Par contre, il suffit d’un élément qui les oppose de manière catégorique pour pouvoir établir qu’il s’agit bien de formations politiques différentes.
Et cet élément différenciant fondamentalement la gauche radicale de l’extrême droite (pour n’en citer qu’un) existe bel et bien : le fait de limiter l’égalité des droits aux citoyens français, ou non.
- Les mouvements de gauche ont toujours défendu ardemment les droits de l’homme, quand l’extrême droite défend exclusivement les droits des français.
- Les mouvements de gauche ont toujours inscrit leur démarche dans un processus internationaliste et humaniste, quand l’extrême droite défend le nationalisme.
- Les mouvements de gauche ont toujours défendu les minorités et les personnes les plus précaires, quelles que soient leur origine ou leur statut social, quand l’extrême droite conditionne cette défense à l’appartenance à la communauté nationale.
Dès lors, peu importe le nombre des propositions concordantes : cette différence dans l’égalité de traitement se décline dans absolument tous les aspects de la société et marque une différence absolument fondamentale entre les deux positionnements politiques.
C’est la raison pour laquelle les nombreux observateurs notent leur « incompréhension » face au prétendu rapprochement idéologique des deux formations politiques. Comment deux formations aussi distinctes politiquement l’une de l’autre se retrouvent aujourd’hui à partager les mêmes thèmes de lutte politique ?
Et bien tout simplement parce qu’elles ne le font pas dans le même but idéologique. L’extrême droite se pose « contre l’Europe néolibérale » parce qu’elle est nationaliste, pas parce qu’elle est contre le néolibéralisme. La gauche se pose contre l’Europe néolibérale parce qu’elle est contre le néolibéralisme, pas parce qu’elle est contre l’Europe. De la même manière, l’extrême droite se pose comme défenseur du peuple français, parce qu’elle défend les français. La gauche se pose comme défenseur du peuple français, parce qu’elle défend le peuple. Enfin, l’extrême droite s’oppose à l’oligarchie mondiale parce qu’elle est contre le mondialisme. La gauche s’oppose à l’oligarchie mondiale parce qu’elle est contre l’oligarchie.
On voit bien que si l’on associe par défaut le néolibéralisme aux valeurs universelles pour les mettre dans un seul camp, alors l’opposition à ce camp peut être soit une opposition aux valeurs universelles (c’est le cas de l’extrême droite), soit une opposition au néolibéralisme (ce qui est le cas de la gauche). Mais cela ne sous-entend absolument pas le rapprochement idéologique des deux oppositions, qui continuent s’opposer entre elles.
La véritable question est : comment l’extrême droite a-t-elle réussi à faire oublier à la population ses véritables objectifs politiques, qui prônent la fin des valeurs universelles, en les transformant en « moyens de défense du peuple », au point que les éditorialistes et les politiques plus au centre de l’échiquier en arrivent à la confondre avec la gauche radicale ?
Rapprochement ?
Pour comprendre ce phénomène, il faut revenir en 2007. L’extrême droite française, incarnée par la personne de Jean-Marie Le Pen, stagne depuis 20 ans dans les intentions de vote des français. Avec 3,8 millions de votes à l’élection présidentielle, il réalise le plus faible score de son histoire.
Contrairement à une idée répandue dans la société française, le score du front national n’a pas évolué d’un pouce entre 1988 (4,6 millions de voix) et 2007 (3,8 millions de voix, auxquelles on peut ajouter les 800 000 voix pour le MPF, soit 4,6 millions de voix). Malgré le furtif passage du Front national au deuxième tour de la présidentielle de 2002, où il atteindra exceptionnellement les 5,5 millions de voix (et qui sera vécu par le parti comme une humiliation), les cadres du parti se rendent à l’évidence : le projet politique porté par l’extrême droite ne percole pas dans la société française, et son score ne varie mécaniquement d’une élection à l’autre que par le va-et-vient de l’abstention.
Bien consciente qu’elle ne pourra jamais rassembler la population sur le rejet des individus qu’elle considère comme extérieurs à la communauté nationale (et en particulier de celui des Juifs), l’extrême droite prend la décision de « socialiser » son discours auprès des français : c’est la fameuse « dédiabolisation »[20]. Elle adapte ses mots, son discours, son rapport à la laïcité, à l’antiracisme et l’antisémitisme pour aller chercher un nouvel électorat entre les déçus de la gauche populaire et de la droite conservatrice qui gonflent chaque année un peu plus les chiffres de l’abstention.
Il faut bien l’admettre, la stratégie fut un succès, et notamment grâce à un coup de génie politique : remodeler son opposition fondamentale à tout ce qui dépasse le cadre national en une opposition politique aux menaces « extérieures » découlant de la mondialisation et du néolibéralisme.
Pour ce faire, elle a pu compter sur trois leviers : la peur suscitée par le terrorisme islamiste, la sensation de déclassement face à la montée des inégalités socio-économiques, et la perte de confiance des peuples dans la capacité des institutions politiques supposément démocratiques à répondre à leurs attentes. Ce triptyque assure à l’extrême droite d’ancrer ses positionnements idéologiques dans une réalité socio-économique à laquelle les déçus de la gauche et de la droite peuvent s’identifier : l’islamophobie (ayant bien meilleure presse que l’antisémitisme ou le racisme, l’islam étant prétendument plus violent, sectaire et misogyne que les autres religions), le nationalisme (contre une mondialisation économique au service de puissances étrangères, principalement les libéraux anglo-saxons et allemands), et la lutte contre les élites, les technocrates et les institutions supranationales (qui ne représentent pas les intérêts des peuples, qui perdent non seulement leurs acquis sociaux-économiques, mais aussi leur identité culturelle)[21].
Elle a alors pu puiser dans un réservoir de voix qui ne cessait de grossir : une population jeune, ouvrière ou employée, le cœur relativement à gauche et le portefeuille relativement à droite, dépolitisée donc récupérable, abstentionniste faute de mieux, souvent dégoutée par une gauche politique qui n’avait de cesse de trahir ses promesses d’égalité sociale sous couvert de réussite économique, ou par une droite politique qui n’avait de cesse de trahir ses promesses de réussite économique sous couvert d’égalité sociale.
L’extrême droite va ainsi, à partir de la fin des années 2000, jouer une stratégie politique qui s’avèrera payante en moins d’une décennie :
1) Se désolidariser de tout ce qui fait horreur ou tourne le parti en ridicule aux yeux des français : l’antisémitisme, la chasse aux prétendus « bolcheviks », le racisme anti-arabe et anti-noir, l’homophobie et la misogynie.
2) Se mettre à l’écoute de la détresse des déçus du pouvoir en place, des éloignés de la politique, des parias des médias et se poser comme défenseur des français oubliés et/ou marginalisés.
3) Entretenir le flou sur les origines socio-économiques des problèmes rencontrés par les français, souvent mal comprises par la population, pour mieux désigner les ennemis à abattre : les islamistes, les élites politiques, les technocrates de Bruxelles.
Cette stratégie s’avèrera d’autant plus payante que les événements survenus lors de ces 15 dernières années lui donneront en apparence raison sur tous les points, lui permettant d’accuser tour à tour la gauche et la droite de gouvernement :
-Le traité de Lisbonne en 2007 : « Vous payez les frais d’une Europe antidémocratique qui refuse les résultats populaires exprimés lors des référendums »[22]
- La crise financière de 2008 : « Vous payez les frais d’une politique économique dépendante des puissances étrangère et soumise au marché européen »
- Les attentats islamistes en France depuis 2012 : « Vous payez les frais d’une complaisance politique avec l’islamisme »
- La crise de la dette européenne depuis 2010 : « Vous payez les frais d’une construction européenne technocratique au service des puissants et qui met les nations sous tutelle ».
- La crise de légitimité des média : « Vous payez les frais d’une oligarchie politico-économique qui contrôle l’information »
- La crise des réfugiés de 2015 : « Vous payez les frais d’une politique internationale qui crée des flux migratoires qui vont submerger la France »
A ces événements majeurs s’ajoutent des sommes d’événements mineurs et de fait divers qui, repris par les relais de l’extrême droite et parfois par les médias classiques, vont venir nourrir ce nouveau discours à la fois national (« la menace vient des personnes et des entités extérieures à notre communauté nationale ») et prétendument socialiste (« les inégalités dont vous souffrez sont causées par ces menaces, donc nous les combattrons pour plus de justice sociale »), et lui donner une illusion de cohérence, grâce au mécanisme du sophisme par association, à nouveau.
Dépolitisé, ce nouvel électorat est sensible à ce nouveau paradigme qui leur permet d’associer la lutte contre les inégalités à une lutte contre un ennemi extérieur, plus facile à visualiser qu’une lutte des classes dont les adversaires sont beaucoup plus insidieux et donc plus difficiles à combattre. Ainsi, le peuple ne voit pas que l’extrême droite pratique en permanence une gymnastique dialectique qui consiste à accoler une référence nationale à chaque utilisation terme « peuple »[23], afin d’associer de manière permanente la lutte populaire à une lutte patriotique, dans un objectif d’accession au pouvoir et de mise en place d’un régime nationaliste. Pire, les électeurs qui ne votent pour l’extrême droite que pour sanctionner le pouvoir en place ne croient pas que celle-ci puisse réellement mettre en place un régime fasciste et autoritaire en France, du fait des limites posées par les institutions de la République, et ce bien que les évidences à la fois européennes[24] et françaises[25] s’accumulent en ce sens.
Ce sophisme par association a décidément pignon sur rue, et ce malgré le danger manifeste qu’il représente pour la population lorsqu’elle est appelée à prendre des décisions rationnelles, comme lors de votes ou de référendums. Bien sûr, il partage allègrement la vedette avec le sophisme de la pente savonneuse et le sophisme de l’homme de paille[26], qui abondent tant sur les plateaux télévisés que dans les médias alternatifs et dissidents[27]. La question qui vient naturellement aux personnes qui se sont aperçus de cette omniprésence des sophismes dans la société est donc la suivante : comment en sommes-nous arrivés là ?
Responsabilité ?
Revenons à nos deux exemples de départ : la polémique Ruffin/Chouard et la fascination de Mélenchon pour Eric Drouet. Pour ce dernier, sans même entrer dans les subtilités du texte du leader de la France insoumise, qui expliquait assez clairement que sa fascination s’exerçait sur le personnage de Drouet au regard de l’existence d’un autre Drouet dans l’histoire politique de la France (et non sur la personne d’Eric Drouet lui-même) [28], la question du lien avec l’extrême droite va être rapidement réglée : certains journalistes avaient supposé, et même affirmé pour certains que celui-ci avait voté pour Marine le Pen lors de l’élection présidentielle[29]. Une affirmation basée sur… rien du tout, puisqu’elle parfaitement fausse. L’intéressé a démenti, et sauf à trouver un moyen de violer le mécanisme du vote à bulletin secret, il devient difficile de le contredire. Nous sommes donc là devant un cas manifeste de relais d’une information fausse par les journalistes eux-mêmes, dont on attend toujours le mea culpa.
Dans le deuxième exemple, lorsque François Ruffin salue le travail d’Etienne Chouard dans sa conférence de presse sur le référendum d’initiative citoyenne (RIC), il n’établit pas de lien idéologique entre sa position et celle du blogueur controversé, il rappelle un fait : c’est bien Etienne Chouard qui, depuis 2005 (donc presque 14 ans), écume d’abord les plateaux télévisés[30] (avant d’être déclarée persona non grata), puis anime des conférences, s’acharne à écrire des articles et notes de blogs[31], répond à toutes les sollicitations de tous les « médias » et autres blogueurs plus ou moins bien fréquentables présents sur la toile, pour parler de ce sujet.
Usul lui-même (qu’on ne peut sérieusement accuser de lien avec l’extrême droite) lui consacrera en 2014 un épisode de son format « Mes chers contemporains », accompagné d’une note qui précise bien que c’est le propos d’Etienne Chouard qu’il souhaite mettre en avant, et non la personne[32]. Et pour cause, Etienne Chouard se présentant comme un démocrate absolu, il accepte de discuter avec tout le monde, y compris des représentants de ce qu’on appelle communément « la fachosphère », notoirement antisémite, complotiste et viriliste (entre autres) comme par exemple, Alain Soral. Nous ne discuterons pas de la pertinence d’un tel choix d’interlocuteurs, car celui-ci ne remet pas en cause le fait qui nous concerne ici : la défense d’un référendum d’initiative citoyenne est bel et bien assurée de manière continue depuis 14 ans par Etienne Chouard sur tous les supports à sa disposition en France.
Et c’est là tout le principe de l’établissement d’un fait par une démonstration : il ne dépend pas de celui qui l’énonce. Dire que c’est à Etienne Chouard que l’on doit la diffusion (pas l’invention) du concept du RIC dans la société française, et notamment dans les classes populaires les moins politisées, c’est un fait, non un positionnement idéologique. Après tout, pour faire un point Godwin volontaire, on peut bien saluer le travail de Ferdinand Porsche pour sa conception de la Volkswagen Coccinelle sans pour autant oublier qu’elle a été faite sur commande d’Hitler. Pourtant, là encore, le sophisme par association est très facile à faire, et les médias ne s’en privent pas[33] :

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C’est d’ailleurs parce qu’il est si facile à illustrer, à visualiser, que le sophisme par association fonctionne si bien. Placé au cœur d’un discours bien écrit, le sophisme par association a cela de pratique qu’il permet de poser, comme expliqué au début de cet article, soit un doute, soit une confirmation de sa pensée à celui qui le subit. Mais s’il n’est pas démenti par un argumentaire solide, cette fausse démonstration va laisser une marque, une illusion de cohérence à caractère brumeux chez celui qui n’y prend pas garde. Et si ce sophisme est répété continuellement, à différentes reprises, dans différents contextes, il va finir par acquérir une sorte d’étiquette de véracité. Surtout s’il est accompagné des quelques petites informations fausses disséminées ça où là au grès des matinales, comme le prétendu vote FN d’Eric Drouet. Si personne ne demande jamais la preuve formelle que le raisonnement est valide, ceux qui finissent par admettre la véracité du propos se trouvent dans une situation psychologique confortable de biais de confirmation perpétuel : le lien rouge-brun existe parce qu’il est documenté par des discours qui attestent qu’il existe, eux-mêmes accrédités par d’autres discours qui suggèrent qu’il existe, eux-mêmes validés par des discours qui supposent qu’il existe.
Le problème est que répéter un sophisme indéfiniment n’en fera jamais une vérité factuelle. Le trouble se dévoile lorsqu’il faut commencer à démontrer, pour ceux qui le défendent, la réalité factuelle de ce lien. Evidemment, comme ce lien n’existe pas autrement que parce qu’on a décrété qu’il existe, on ne trouvera pas de preuve d’une convergence idéologique entre la gauche et l’extrême droite, la promiscuité des thématiques traitées par la gauche et l’extrême droite étant le résultat d’un changement de stratégie de communication de cette dernière, non d’un quelconque rapprochement idéologique. Qui plus est, le fait pour une personne ou un mouvement de soutenir une proposition également soutenue par l’extrême droite n’est pas, d’un point de vue logique, une raison pour associer l’un à l’autre. C’est la proposition elle-même qu’il faut interroger d’un point de vue politique pour savoir ce rapprochement est réel. Si l’extrême droite décide de s’opposer finalement à la peine de mort, doit-on en déduire que toute personne opposée à la peine de mort est, d’une certaine manière, rattachée à l’extrême droite ?
Le défi des éditorialistes, des politiques et de tous les tenants de l’existence de ce lien rouge-brun est donc celui-ci : trouver une seule position politique soutenue par la gauche radicale qui soit idéologiquement d’extrême droite. C’est cette démarche qui est à l’œuvre lorsque l’on suppose une affinité d’opinion entre Jean-Luc Mélenchon et Vladimir Poutine[34], qu’on tente de trouver un fond antisémite à certaines de ses critiques[35], ou qu’on assimile le programme européen de la France insoumise à du nationalisme. C’est évidemment peine perdue, puisque les positions de cette gauche sont justifiées par bien d’autres raisons qu’une prétendue idéologie d’extrême droite, essentiellement à travers une lecture par la lutte des classes. Les positions de la France insoumise vis-à-vis de la Russie, de la finance mondiale, de la Palestine ou de l’Union européenne ne sont pas raccordées idéologiquement à l’extrême droite, mais aux fondements idéologiques de la gauche : anti-impérialisme, anti-capitalisme, anti-oligarchie, positions elles-mêmes issues du combat fondamental de la gauche, qui est la fin de la domination d’un individu ou d’un groupe d’individu sur un autre, qui s’articule notamment (mais sans s’y limiter) autour de la lutte des classes.
Mais expliquer en quoi les positions défendues par ce mouvement ne sont pas des signes de lien idéologiques avec l’extrême droite est long et fastidieux. François Ruffin en avait fait l’exercice sur le site de Fakir en septembre 2013, de manière détaillée et précise : 11 pages de texte, plus de 6600 mots, 39 000 caractères pour répondre à une accusation de connivence rouge-brun de… 7 phrases, 220 mots, 1300 caractères, qui circulait sur les réseaux sociaux[36]. Il y avait notamment détaillé minutieusement les différences idéologiques qui le séparaient… d’Etienne Chouard ! Grand bien lui en a fait : 5 ans plus tard, une phrase lâchée dans une conférence de presse mettra le feu dans les rédactions de journalistes, trop heureux de « trouver » un « élément supplémentaire » à ajouter leur sophisme récurrent.
Alors, faute de mieux, on entretient la thèse « confusionniste »[37] : la gauche radicale entretiendrait une confusion idéologique pour mieux récupérer l’électorat d’extrême droite, sensible aux sirènes du nationalisme, de l’autoritarisme, et de la lutte contre la toute-puissance des élites. En les flattant un peu, et en se bouchant le nez de temps en temps, les partisans de la France insoumise pourraient surfer sur des thématiques certes peu reluisantes, mais qui leur assureraient peut-être les clefs du pouvoir. En d’autres termes, la gauche radicale opèrerait un glissement stratégique identique à celui du Front national, mais dans le sens contraire.
Problème, outre le fait que cela implique de remettre en cause les fondamentaux idéologiques de leur mouvement, cette démarche implique de nombreux développements méthodologiques qui, s’ils sont connus et documentés du côté de l’extrême droite, sont inexistant du côté de la gauche radicale : Aucun virage notable dans le programme depuis les débuts du Parti de Gauche, aucune « purge » de personnalités qui serait jugée « trop progressiste »[38], aucun reniement des positions passées ou des héritages politiques historiques. D’autre part, les observateurs ont noté depuis plusieurs années que les tentatives de récupérer l’électorat frontiste en se battant sur le terrain de l’extrême droite avait plutôt tendance à renforcer le Front national[39]. Enfin, elle se base sur un raisonnement très bancal : Si le Front national a socialisé son discours pour s’attirer un vivier de voix, c’est bien que celui-ci était sensible à la détresse économique et sociale, et non au discours nationaliste.
Dès lors, pourquoi les mouvements de gauche, dont le discours social est ancré dans leur fondement, auraient-ils opéré un glissement vers le nationalisme, puisque le vivier de voix était de toute évidence sensible au côté économique et social ? Que l’extrême droite entretienne la confusion entre les groupes fascistes et le RN a un sens, puisqu’il permet de se désolidariser officiellement de ces mouvements pour des raisons d’image, tout en s’assurant de leur vote, du moins tant qu’aucune alternative ne se présentera à la droite du RN. Mais qu’a à gagner la gauche dans cette confusion ? Que les fascistes se tournent vers elle ? Pourquoi le feraient-ils, puisqu’ils n’ont aucune affinité idéologique avec la gauche ? Que les électeurs de gauche anti-libéraux se fédèrent sous sa bannière ? En quoi le fait d’adopter un discours nauséabond les convaincrait-il ? Que les musulmans plus ou moins intégristes votent pour elle ? Depuis quand les mouvements intégristes votent-ils pour des mouvements ouvertement républicains et laïcs ? Quant aux musulmans laïques et « intégrés à la république », ils votent déjà à gauche[40], alors pourquoi se trahir pour aller les chercher ?
L’idée d’un entretien de la « confusion » par la gauche dans un but électoraliste ne semble soutenue par aucun argument tangible, si ce n’est la quête d’un électorat sensible à l’idée d’une figure forte, d’un chef certes autoritaire, mais dont la force et la détermination remettra la France sur les rails. Mais il est bien hypocrite de prétendre que seules l’extrême droite et la gauche radicale joueraient à ce jeu. L’ultra personnalisation de la ligne idéologique portée par Emmanuel Macron joue en effet sur l’exacte même corde[41]. La « confusion entretenue », si tant est qu’elle existe, ne semble donc pas être l’apanage de la gauche radicale en ce qui concerne l’image de la figure autoritaire.
En revanche, il existe une autre explication de cette « confusion », qui peut se trouver dans la recherche constante d’un lien inexistant entre la gauche radicale et l’extrême droite. Comme expliqué plus tôt, le fait de se retrouver face à une évidence qui vient remettre en cause une façon de penser peut provoquer une sensation de gêne particulière : ce sont les effets de la dissonance cognitive. Lorsque l’on cherche à tout prix à trouver une preuve de quelque chose qui n’existe pas, l’impossibilité à trouver cette preuve peut faire naître l’idée que ce que l’on pense est peut-être faux, ce qui déclenche alors un réflexe de dissonance cognitive. Et l’un des effets premiers de la dissonance cognitive, c’est justement l’impression de confusion.
A force d’évoluer dans un environnement accumulant les sophismes (grande spécialité des politiciens), mais également dans une classe sociale très aisée (les intervenants plateaux sont bien mieux rémunérés que les autres journalistes) les journalistes politiques et autres éditorialistes (qui se forgent des opinions en fonction de leur environnement, comme tout le monde) ont adopté pour opinion personnelle un certain nombre d’éléments, certes pas toujours soutenus par les faits, mais qui donnent au monde une cohérence générale, dans lequel ils ont leur propre positionnement : celui des néolibéraux (qui a l’avantage de les conforter à la fois dans l’analyse qu’ils font du monde, et dans la légitimité qu’ils ont à appartenir à une classe sociale aisée)[42].
Etant des journalistes, et devant donc traiter un large panel de sujets différents dans un format limité, ils ne peuvent pas consacrer leur temps à étudier toutes les subtilités des engagements politiques de chaque représentant de chaque parti. De ce fait, ils doivent raisonner en généralités, en raisonnements rapides, en raccourcis, bref, dans un mode de fonctionnement qui favorise de facto le recours aux sophismes. Et c’est dans cette rapidité de traitement de l’information que s’insère le biais de confirmation : tout ce qui tiendra de l’idéologie qu’ils défendent personnellement sera considéré véridique par réflexe[43]. C’est donc à la fois par leur environnement politique (rempli de sophisme), par leur appartenance à une classe aisée (participant au biais de confirmation) et par leurs conditions de travail (qui les incitent à ne pas faire d’analyse trop coûteuse en temps et en énergie) que les journalistes politiques et éditorialistes ont peu à peu cessé de s’appuyer sur des raisonnements argumentés et des analyses politiques complexes, et se sont rabattus sur des structures dialectiques plus faciles à manier au quotidien : les discours.
Dès lors, à l’analyse politique se substitue l’opinion sur le discours politique et à la recherche de la vérité objective se substitue la recherche d’éléments de langages traduisant une vérité subjective. Ne cherchant plus réellement à comprendre le spectre politique qui anime la société française, mais simplement à le commenter, ils appliquent une lecture lissée, et donc partielle, des mouvements sociaux qui animent les formations politiques. C’est la raison pour laquelle, lorsqu’un élément vient régulièrement perturber leur grille de lecture, mais qu’ils ne parviennent pas à l’expliquer (car il faudrait pour cela y consacrer un temps conséquent et accepter de remettre au moins partiellement en question leur vision du monde), ils classent le phénomène comme « entretenant la confusion ».
En réalité, ce n’est pas la position de la gauche vis-à-vis de l’extrême droite qui est confuse : c’est l’analyse qui en est faite par les journalistes de plateaux, éditorialistes et chroniqueurs qui l’est. N’étant plus (mais peut-être ne l’ont-ils jamais étés[44]) dans une démarche de recherche de l’information, et donc de la vérité, mais dans la recherche de l’attention du public, plus sensible aux discours qu’aux analyses, ces professionnels médiatiques n’exercent pas les mécanismes de logique qui permettent de faire le tri entre un raisonnement et un sophisme. Il en résulte donc un phénomène de renoncement à l’analyse approfondie, remplacée par une sorte de classification des discours politiques dans une grille d’analyse qui leur est propre, dont la légitimité est validée par le fait que leurs collègues adoptent le même fonctionnement.
Cette attitude des journalistes politiques qui consiste à faire entrer coûte que coûte des comportements ou des paroles de politiques dans des grilles de lectures qui dépendent de leur opinion propre est mortifère. Non pas parce qu’elle empêche de livrer une information politique à travers un regard différent de celui du journaliste qui la transmet au public : c’est la diversité des journaux d’opinion qui permet au public de recouper les sources et de se faire son avis. Non pas parce qu’ils ne parviennent pas à départager le traitement professionnel qu’ils font de l’information et le regard personnel qu’ils posent sur cette information, c’est un exercice qui requiert du temps d’analyse et d’introspection permanente, ce dont ils ne disposent pas du fait du caractère frénétique de leur profession.
C’est parce qu’ils défendent coûte que coûte leur supposée objectivité, démontrant qu’ils ne se perçoivent pas eux-mêmes comme des êtres subjectifs, avec ce que cela comporte de biais d’analyse. Le résultat est qu’ils font entrer les positions idéologiques des acteurs politiques dans leur prisme personnel, pour en tirer une analyse subjective et partielle, donc parfois inexacte, tout en la présentant comme une information objective et complète, dont toujours vraie, ce dont le spectateur / auditeur / lecteur s’aperçoit[45]. C’est une des raisons qui participent à la crise de confiance dans les médias que les sociétés occidentales subissent : les éditorialistes et journalistes politiques se considèrent eux-mêmes comme des acteurs fiables, objectifs et impartiaux dans leurs jugements, ce qu’ils ne sont évidemment pas, puisque personne ne l’est. Et comme ils ne s’évaluent que par leurs pairs, qui souffrent des mêmes travers, ils vivent dans un biais de confirmation perpétuel.
Conclusion ?
Après une analyse fine de certains processus à l’œuvre dans la mécanique médiatique, il apparaît que la ligne idéologique rouge-brune relève bien plus vraisemblablement d’un sophisme par association que d’un véritable rapprochement idéologique. Outre les multiples paradoxes qu’impliquerait ce rapprochement, il ne semble soutenu par aucune preuve factuelle ni aucun arguments valides. En revanche les mécanismes du sophisme par association, de la dissonance cognitive et du biais de confirmation sont, eux, bien documentés, et apportent une analyse relativement sourcée, détaillée et argumentée des mécanismes de sélection, de traitement et de mise en avant des informations par les journalistes politiques, les éditorialistes et les politiques à des fins de validation (consciente ou inconsciente) des thèses qu’ils soutiennent personnellement.
La référence au rouge-brun est donc un phénomène particulièrement important à repérer et à traiter, pas tant comme objet, puisqu’il ne repose sur rien, mais comme le symptôme d’un système qui a fait du sophisme son mécanisme de raisonnement par défaut. Dès lors, il nous faut être attentif à la qualité de l’information à laquelle nous nous exposons tous les jours, et avoir consciences des limites auxquelles nous, en tant qu’être subjectifs, sommes soumis naturellement par nos propres réflexes cognitifs. Les éditorialistes ne jouant pas un rôle d’analyste politique, mais de relais de discours politiques à travers leur prisme idéologique personnel, ils sont soumis à des contraintes environnementales qui les incitent constamment à se reposer sur leur biais de confirmation plutôt que sur leur capacité à raisonner logiquement. C’est donc finalement sur nous, spectateur, auditeur, lecteur, que repose la responsabilité de faire le tri entre l’avis personnel des journalistes de plateaux sur les discours politiques, que ce soit à travers les chroniques, les débats ou les interviews, et la réalité du discours politique et du message idéologique qu’il porte. En somme, il faut effectuer, chacun à notre échelle individuelle, le travail que les professionnels des médias ne font pas : exercer notre capacité à raisonner de manière logique pour traiter l’information correctement, et déceler les sophismes et les erreurs. En d’autres termes, le système médiatique et politique est parvenu à sous-traiter gratuitement l’analyse politique… aux individus.
Mais d'ailleurs, reporter la responsabilité collective d’un système vers la responsabilité des individus auxquels il s’adresse, cela résonne comme un écho familier… Le système médiatique aurait-il atteint la quintessence du libéralisme le plus pur qui soit ? Non, bien sûr ! Pour cela, il faudrait que l’information journalistique soit traitée comme une marchandise, et gérée par des entreprises privées qui se feraient concurrence entre elles pour gagner l’attention de la population. Ce qui n’est pas le cas, fort heureusement[46].
[1] Intervention sur RTL le 2 janvier 2019 https://www.rtl.fr/actu/politique/jean-luc-melenchon-je-n-y-comprends-plus-rien-lance-benoit-hamon-sur-rtl-7796101638
[2] Dans son article de blog daté du 31 décembre 2018. https://melenchon.fr/2018/12/31/merci-monsieur-drouet/
[3] Lors de son intervention lors de la conférence de presse de la France insoumise du 18 décembre 2018 : https://www.youtube.com/watch?v=W52OEEHeOpI (11’50)
[4] Sur Wikipédia, la page interroge la réalité de l’existence même du concept. Celle-ci n’existe qu’en français, et est assez peu documentée.
[5] Les français interrogés à l’issue de la guerre considéraient à 57% que c’étaient les Russes qui avaient le plus contribué à la victoire des alliés, contre 20% pour les Américains. En 2004, la tendance s’était inversée : 58% en faveur des Américains, 20% en faveur des Russes Voir l’article de Slate consacré à cette mémoire « sélective » et le sondage Ifop associé : http://www.slate.fr/story/88935/defaite-nazis-sondage
[6] Voir l’excellente vidéo à ce sujet : http://fr.fallen.io/ww2/
[7] Comme l’indiquent de nombreux événements historiques, que ce soit en Allemagne, en Italie ou en Espagne dans les années 30, ou en Amérique latine pendant les périodes de dictature, ou en Turquie avec le Parti communiste kurde.
[8] C’est notamment le rôle de la dictature du prolétariat conceptualisé par Karl Marx comme étape transitoire entre le capitalisme et le communisme.
[9] Le traité de garantie mutuelle signé entre la France et l’URSS en 1935 n’entre par exemple jamais en vigueur pour des raisons de résistance dans l’état-major Français.
[10] A travers les Accords de Munich, dont on ne fera pourtant pas le procès aux démocrates occidentaux, et dénoncés par les soviétiques. Lire à cette occasion l’article du Monde diplomatique « Un autre récit des accords de Munich » https://www.monde-diplomatique.fr/2018/10/GORODETSKY/59133
[11] Voir le documentaire diffusé sur Arte « Le pacte Hitler-Staline », de Cédric Tourbe (France, 2018, 1h30mn) https://www.youtube.com/watch?v=j1yQEOkt3X4.
[12] Lire à cette occasion le billet très documenté de Jacques Sapir « Propagandes, propagandes… » paru sur le site de Marianne en 2017 : https://www.marianne.net/debattons/billets/propagandes-propagandes
[13] En témoigne cette sortie de Benjamin Griveaux, porte-parole du gouvernement, sur la France insoumise : https://www.francetvinfo.fr/economie/transports/gilets-jaunes/gilets-jaunes-pour-benjamin-griveaux-jean-luc-melenchon-a-quitte-le-champ-republicain-en-ne-condamnant-pas-les-violences_3133335.html
[14] Voir cette tribune sur Slate « L'alliance rouge-brune italienne ne devrait surprendre personne », dont la première phrase du premier paragraphe aborde le pacte germano-soviétique : http://www.slate.fr/story/161626/italie-politique-alliance-mouvement-cinq-etoiles-ligue-nord-populisme-rouges-bruns-extreme-droite-gauche-proximite
[15] Sentiment de tension psychologique, d’inconfort, voire de souffrance, ressentie lorsqu’un fait vient contredire ce que nous pensons ou croyons.
[16] Encore une fois, nous pouvons citer celui de Benjamin Griveaux et « l’esprit munichois », mais d’autres exemples récents existent, de Mélenchon à Pécresse, en passant par Delanoë et Peillon. : https://www.huffingtonpost.fr/2017/09/24/melenchon-la-rue-et-les-nazis-pourquoi-les-politiques-devraient-arreter-de-faire-des-points-godwin_a_23220982/
[17] En tapant « Point Godwin » dans une recherche d’image, on comprend le caractère humoristique de la référence, et la perte de crédibilité automatique pour quiconque use de ce mécanisme rhétorique.
[18] Un bel exemple de sophismes d’associations qui s’accumulent dans cet article de LANCETRE sur le blog de Médiapart. On voit bien la volonté de multiplier les associations à un point tel que l’utilisation du drapeau tricolore dans une manifestation politique devienne un signe d’association entre LFI et le RN : https://blogs.mediapart.fr/lancetre/blog/020119/jusquou-ira-melenchon-dans-son-rapprochement-avec-lextreme-droite
[19] J’incite à cette occasion à visionner cette excellente vidéo du youtubeur Mr Phi sur les mécanismes de la démonstration, ainsi que toutes les autres vidéos de la playlist associée (et la chaîne dans son ensemble) : https://www.youtube.com/watch?v=2DOYvDWZWwo&list=PLuL1TsvlrSnfFoWrxq-ai2tSWABRroQKT
[20] Un petit dossier simple mais concis dans le JDD résume bien ce passage (volontaire) par une dédiabolisation du parti : https://www.lejdd.fr/Politique/comment-lextreme-droite-a-invente-la-dediabolisation-3296501
[21] Un résumé de l’évolution du Front national et de sa « conversion », dans un papier de Dominique Reynié paru en 2011, « Le tournant ethno-socialiste du Front national » : https://www.cairn.info/revue-etudes-2011-11-page-463.html#
[22] En référence au référendum de 2005 par lequel les français s’étaient prononcés contre la Constitution européenne, jugée notamment comme trop néolibérale par les mouvements de la gauche radicale.
[23] Cette association est vérifiable grâce notamment aux verbatims des discours du RN sur son site et de la fonction de recherche par mot clé : https://rassemblementnational.fr/categorie/discours/
[24] Les exemples de la Pologne et de la Hongrie, mais également dans une moindre mesure de l’Italie ou de l’Autriche nous renseigne bien sur les marges de manœuvre des différentes structures institutionnelles en Europe.
[25] Les possibilités offertes par les mécanismes du 49.3 ou des ordonnances en sont de parfaits exemples, mais en matière judiciaire, on peut relever que l’introduction des dispositions de l’état d’urgence dans le droit commun, ou plus récemment la possibilité de l’adoption de la loi « anti-casseurs » permettant l’interdiction administrative de manifester sont tant de mécanismes qui pourront parfaitement être utilisés à des fins autoritaires par l’extrême droite si elle arrivait au pouvoir.
[26] La playlist « Topoï » du youtubeur « Le Stagirite » explique et illustre les sophismes les plus utilisés en dialectique politique et médiatique. Des listes de sophismes plus exhaustives sont trouvables sur internet. https://www.youtube.com/watch?v=RlZ3yHA_API&index=2&list=PL1CxKW7vr3VWalvEQnHPL8YSTOjLW0HHn
[27] J’invite à cette occasion à suivre les communautés zététiques, qui font un travail minutieux de compilation et de débunkage de l’information, avec des explications parfois très exhaustives des mécanismes sophistiques. Une liste des ressources disponibles : http://laelith.fr/Zet/Galaxie-Sceptique-Francophone/
[28] Une lecture du dit texte de Mélenchon peut d’ailleurs éclairer rapidement sur ce point : https://melenchon.fr/2018/12/31/merci-monsieur-drouet/
[29] On notera le « je vous le confirme » effectué par le journaliste de RTL Yves Calvi lors de l’interview de Benoît Hamon du 2 janvier, suite à la supposition qu’Eric Drouet aurait voté Marine Le Pen aux deux tours de la présidentielle : https://www.rtl.fr/actu/politique/jean-luc-melenchon-je-n-y-comprends-plus-rien-lance-benoit-hamon-sur-rtl-7796101638
[30] On n’est pas couché, entre autre.
[31] Le blog d’Etienne Chouard : https://chouard.org/blog/
[32] Le Citoyen (Etienne Chouard) – Mes chers contemporains, Usul2000 (la note est en lien dans la description de la vidéo) : https://www.youtube.com/watch?v=Dahg7XPHu98
[33] Pêle-mêle : Le Figaro http://www.lefigaro.fr/politique/le-scan/2018/12/19/25001-20181219ARTFIG00216-malaise-chez-les-insoumis-apres-l-hommage-de-francois-ruffin-a-etienne-chouard.php, Libération : https://www.liberation.fr/politiques/2018/12/21/chouard-dieudonne-ruffin_1699204, Le Monde : https://www.lemonde.fr/politique/article/2018/12/20/les-references-ambigues-de-francois-ruffin_5400460_823448.html, le JDD : https://www.lejdd.fr/Politique/lhommage-de-francois-ruffin-a-etienne-chouard-embarrasse-les-insoumis-3826718,
[34] Encore une fois, pêle-mêle : https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2016/12/16/les-ambiguites-de-jean-luc-melenchon-sur-la-russie-et-la-guerre-en-syrie_5050147_4355770.html, http://www.leparisien.fr/elections/presidentielle/que-pense-jean-luc-melenchon-de-vladimir-poutine-15-12-2016-6459918.php, https://www.liberation.fr/debats/2017/04/20/jean-luc-melenchon-et-la-russie-ce-qui-nous-derange_1563817,
[35] Notamment, mais sans s’y limiter, lors de sa sortie contre Pierre Moscovici : https://www.huffingtonpost.fr/2013/03/23/melenchon-attaque-moscovici-vocabulaire-annee-30-donne-haut-coeur-denonce-harlem-desir_n_2940682.html,
[36] A retrouver en ligne sur le site de Fakir : https://www.fakirpresse.info/L-air-du-soupcon.html
[37] Un exemple extrême sur ce blog de Mediapart, mais dans la presse mainstream également, avec les termes de « flou » et d’ « ambiguïté » : https://blogs.mediapart.fr/albert-herszkowicz/blog/191218/france-insoumise-alerte-la-confusion
[38] C’est d’ailleurs plutôt l’inverse, comme le montre l’exemple de Rene Balme, poussé à démissionner du Parti de Gauche après les révélations sur l’administration de son site Oulala.net, relais de théories conspirationnistes.
[39] Nicolas Sarkozy en a d’ailleurs fait l’expérience lors de la droitisation de son discours, avec la fameuse expression « les électeurs frontistes ont préféré l’original à la copie ».
[40] Selon une étude de l’Ifop, les musulmans de France ont voté à 86 % pour François Hollande en 2012. Et leur appartenance religieuse ne jouerait pas un si grand rôle dans leur vote : https://www.france24.com/fr/20170410-france-politique-vote-musulman-islam-religion-determinant-islamique
[41] Et sa gestion autoritaire et d’obéissance pyramidale, à la fois de son parti, du processus de la fabrique des lois, et de l’ordre public en sont de parfait exemples.
[42] Une position plutôt bien résumée par le youtubeur « Cémil Choses A Te Dire » dans une vidéo du 6 février 2019 : https://www.youtube.com/watch?v=7PtiyQcvt24
[43] On voit ce mécanisme parfaitement à l’œuvre dans « l’analyse » que fait Jean-Michel Apathie dans l’émission « C’est l’Hebdo » du 2 février 2019 des prises paroles d’intellectuels sur les Gilets jaunes, et dont on perçoit très aisément 1) son positionnement critique envers les Gilets Jaunes, 2) son soutien à Bernard Henri Levy, 3) sa capacité à minimiser la sortie très violente de Luc Ferry, critique des Gilets Jaunes, 4) sa facilité à juger Michel Onfray « excessif » dans sa critique de Macron et 5) sa confusion face au discours de François Bégaudeau, dont la position, de gauche radicale, est opposée à la sienne : https://www.youtube.com/watch?v=rmTT9kcP7Is (12’30)
[44] Se rappeler que Bourdieu faisait déjà le procès de la subjectivité des médias, dans ses travaux sur la sociologie des médias dès les années 1990.
[45] L’exercice auquel s’est livré Bourdieu dans l’émission d’Arrêt sur Image en 1995, face à 4 journalistes plateaux est particulièrement révélateur de ce phénomène : https://www.youtube.com/watch?v=l8TAr8Am95g
[46] La carte des organismes de presse en France et de leurs propriétaires, en accès libre et mise à jour régulièrement par le Monde diplomatique. https://www.monde-diplomatique.fr/cartes/PPA