La grammaire recèle des secrets qui restent bien trop souvent ignorés, tant nous regimbons à chaque leçon de français que des professeurs, pourtant attentionnés, tentèrent -et tentent encore- de nous donner. Pourtant, en travaillant la conjugaison de l’auxilliaire être, le 11 janvier dernier, la France entière a fait l'experience de la puissance performative de la grammaire, qui, d'une simple évolution sémantique, fait une révolution politique et sociale.
Evolution sémantique et syntaxique, elle l’est, puisque des millions de personnes se sont réunies ce jour-là autour d’un mot d’ordre collectif écrit à la première personne du singulier : je suis. Ils exprimaient alors une appartenance collective par une affirmation individuelle, et se reconnaissaient comme un ensemble, une nation, un peuple par le biais de l’affirmation individuelle liée au « je ». Et c’est là qu’on voit l’importance d’une grammaire trop souvent vue comme le prétexte à de rébarbatifs exercices de français ne générant souvent que des notes médiocres sur les bulletins trimestriels de nos collégiens : derrière cette confusion entre 1ère personne du singulier et 1ère personne du pluriel se cache, en effet, un glissement géographique majeur : en affirmant collectivement « je suis Charlie », le 11 janvier 2015, la France est devenue africaine, en plongeant résolument dans l’Ubuntu.
Pas d’inquiétude, outre vos cours de grammaire, vous n’avez pas manqué de cours de géographie : l’Ubuntu n’est ni un fleuve tumultueux d’Afrique subsaharienne, ni un lac vaste et tranquille des plateaux de l’Afrique australe. Les geeks l’assimileront à un logiciel libre, concurrent de Windows, mais si l’Ubuntu est une fenêtre, celle-ci ouvre alors sur un monde différent et donne à voir une société reposant sur l’interaction, la relativité des identités. Car l’Ubuntu est une philosophie africaine, qui dit en substance : « Je suis ce que je suis parce que tu es ce que tu es ». Et réciproquement. Une définition parfaite de la société que décrivait le vieux sociologue allemand Norbert Elias : ce que l’on nomme société n’est que la forme agrégée que prennent les relations entre individu, qui voient eux-mêmes le champ de leurs possibles conditionné par ces relations. La distinction individu / société n’existe pas ! Nouvelle révolution grammaticale puisqu'une conjonction de coordination devient auxilliaire, et l’on passe de « l’individu Et la société » à « l’individu EST la société ». Ce faisant, l’Ubuntu nous donne du pouvoir : comme au tarot ou au poker, la physionomie du jeu limite les cartes que je peux poser, mais le choix des cartes que je pose finalement définit la forme et l’évolution future de la partie, et, partant, les cartes que les autres joueurs pourront poser. Si c’est l’interaction entre les individus qui conditionne l’action des individus, qui, en retour, modifie les interactions, chacune de mes actions, si infimes soient-elles, chacune de mes décisions a des conséquences qui peuvent modifier le fonctionnement de la société dans laquelle je vis. C’est plus que le battement d’ailes de papillon qui provoquerait un ouragan de l’autre côté de la terre, c’est une implication personnelle dans le devenir collectif. Si brandir un crayon est un acte de résistance, alors que dire de mes choix de vie, de consommation. Ce 11 janvier pourrait nous aider à comprendre que la société que nous fustigeons, c’est nous qui la créons ! Que la malbouffe que nous dénonçons, que la précarité sociale que nous déplorons, c’est nous qui l’alimentons par nos choix de consommation, par notre volonté du toujours plus pour moins cher. Et si nous ne pouvons pas, seuls, décider de changer le mode de fonctionnement de la société, nous pouvons, individuellement, par nos actes, soit la conforter, soit la fragiliser. Et si nous le faisons collectivement, nous pouvons alors la transformer, en modifier radicalement le fonctionnement !
Ainsi, bien au-delà de toutes les récupérations, ce 11 janvier 2015 permettrait donc de tirer trois leçons, aussi essentielles l’une que l’autre :
1) Nous avons, individuellement, le pouvoir d’agir collectivement et la capacité de transformer, au quotidien, la société ;
2) la grammaire est une discipline par trop négligée aujourd’hui, et le pouvoir d’un simple passage du pluriel au singulier est une manière de déflagration ;
3) Au grand désarroi sans doute des étudiants et des professeurs de sociologie, et au mépris de la géographie la plus élémentaire, il apparait aujourd’hui clairement que Norbert Elias est africain.