0 ou 1 ? 1 ou 0 ? Notre société moderne est devenue intrinsèquement binaire. Si cela est normal dans un monde numérisé, où chaque programme, chaque construction informatique qui régit aujourd’hui notre vie se résume à une suite de 1 et de 0, c’est malheureusement le cas également dans le monde des idées. Aux grandes architectures intellectuelles, au tryptique de la topique freudienne, à la trifonctonctionnalité de Dumézil, à la dialectique hégélienne ont succédé des oppositions duales : libéralisme ou étatisme, Individu ou société, sédentaires ou mobile, eux et nous. Notre pensée aussi s’est numérisée, notre grille de lecture du monde est devenue binaire. Dans notre XXIème siècle, plus de place pour le jardin des délices de Jérôme Bosch. Plus de place pour des divinités aux multiples incarnations, Trinité chrétienne, Trimurti hindou ou Triade capitoline ou même précapitoline des Romains. Plus de place pour la règle des trois unités du théâtre classique. Non, aujourd’hui, la binairisation est en marche, comme en témoigne le foisonnement d’ouvrages ou d’analyse qui décryptent la fracture territoriale entre métropole et périphérie, la fracture sociale entre élite mondialisée nomade et couche populaire sédentaire, la fracture politique entre partis de gouvernement et populisme, tout en occultant les rapprochements ou les divergences qui transcendent parfois cette dualité. C’est Eux ou Nous, quel que soit notre camp, les cow-boys et les indiens, les gendarmes et les voleurs.
Mais, sous ces apparences duales, ce duel est un duo, où chacun trouve intérêt. Il permet d’éviter de penser, d’inventer pour rester ancré dans un passé mythologisé, resplendissant comme la branche stendhalienne dans la mine de sel salzbourgeoise. Car aujourd’hui, toute proposition n’est souvent qu’un retour en arrière. L’avenir est dépassé, le Progrès, c’est le passé ! Retour au noir et blanc : soit le passé des trente glorieuses et de l’après-guerre, pour qui pense que les acquis du Conseil National de la Résistance et Bretton Woods, constituent l’alpha et l’oméga de l’égalité et de la justice sociale ; soit le passé capitaliste du XIXème, pour ceux pour qui le laisser-faire / laisser-passer et la main invisible sont l’horizon indépassable de la pensée. Haro donc sur le droit et l’Etat, et comme le disait l’auteur de la richesse des nations, laissons les propriétaires d’entreprises remplir « une fin qui n’entre nullement dans [leurs] intentions » mais qui serait bonne pour tous ! Là encore, pensée binaire : c’est l’Etat ou le marché.
A tant travailler sur des écrans, sans doute sommes-nous devenus un peu myopes, pour ne pas voir qu’une photo en noir et blanc, même numérisée, est avant tout un nuancier de gris. « Car nous voulons la Nuance encor, Pas la Couleur, rien que la nuance » écrivait Verlaine. Voilà qui ouvre des perspectives d’invention, de créativité, de constructions intellectuelles nouvelles, d’architectures complexes à même d’appréhender les nuances. Et pour cela, une seule solution : « De la musique avant tout chose, Et pour cela préfère l’impair ». L'impair, qui offre aussi le droit à la maladresse ; l'impair, dont l'homonyme phonique protège des averses ou des giboulées ; l'impair, qui désigne enfin ce qui, dans un organisme vivant, est unique... Pour lutter contre le binaire, chaque semaine, il s'agira donc ici de préférer l'impair...