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Billet de blog 21 avril 2020

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Le ministère de l'économie dévoile le lobbying d'Uber

En réponse à une demande de documents de Médiapart, le ministère de l'économie et des finances a communiqué des documents levant le voile sur le lobbying d'Uber, notamment sur l'application de la loi Grandguillaume à la fin de l'année 2017.

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En novembre dernier, je racontais comment, malgré la loi Sapin 2 de 2016, il restait compliqué de se faire une vraie idée de l'empreinte normative. C'est à dire que l'action des lobbies, même si elle doit être documentée sur le site de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), reste encore floue. 

Échanges avec Google, Facebook, etc.

Pour le montrer, j'avais tenté d'obtenir, sans grand succès, le détail des rencontres entre les ministres et leurs cabinets et les géants de la tech, à savoir Google, Apple, Amazon, Facebook, Microsoft et Uber, pendant l'année 2017. En détail, je demandais les emails échangés, ou les notes prises lors des rendez-vous. Autant de documents couverts par les articles L311-1 et suivants du Code des relations entre le public et l'administration, et donc communiquables à qui en fait la demande. 

Un ministère au moins avait répondu, celui de l'enseignement supérieur et de la recherche. Dans l'article de l'époque, nous parlions ainsi d'un échange de mail entre Microsoft et le ministère, par les bons soins d'Havas : 

  • «Un courriel obtenu par Mediapart permet ainsi de savoir qu’à l’occasion d’une visite à Paris, le président de Microsoft Monde, Brad Smith “sollicite […] une audience avec Mme la ministre de l’enseignement supérieur”. Inscrite à l’agenda de la ministre, la réunion a eu lieu le 13 décembre 2017. À l’ordre du jour, nous apprend le courriel : “L’intelligence artificielle dans l’enseignement supérieur, la place des entreprises dans la réforme de l’enseignement supérieur”, ainsi que “l’engagement de Microsoft dans le cadre du One Planet Summit”. La réunion se fait également en présence de deux responsables des affaires juridiques de Microsoft en France, tous deux inscrits au registre de la HATVP. Elle est organisée par un directeur conseil chez Havas.»

Dans les autres ministères, en revanche, aucune réponse. Silence radio. L'Élysée s'était de son côté retranché derrière le secret des affaires pour ne pas donner suite à ma demande. Nous avions donc saisi le tribunal administratif pour pousser ces ministères et l'Élysée à nous répondre. 

Le lobbying d'Uber

Près d'un an après ma première demande, le ministère de l'économie et des finances a bougé ! Le 8 avril 2020, le chef de service à la direction des affaires juridiques du ministère m'envoie un mail avec deux documents concernant Uber, et dix jours plus tard, il adresse au tribunal administratif un mémoire en défense, pour donner ses arguments concernant ma requête. 

En préalable dans ce mémoire, le chef de service note : « Si le site de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique mentionne effectivement que des actions de représentation d'intérêts ont pu être entreprises pendant les périodes concernées auprès du ministre de l'économie et des finances ou de son cabinet, la seule déclaration de ces démarches à cette autorité ne suffit pas à démontrer qu'elles auraient été matérialisées par des échanges de courriers ou de courriels, ni par la tenue de réunions. »

« En revanche, poursuit-il, s'agissant de la société Uber, des échanges de lettre et courriels entre cette entreprise et le ministère de l'économie et des finances et son cabinet en 2017 ont été retrouvés. »

Ce sont ces documents qui m'ont été communiqués. Le premier est un échange de courriels à la suite d'un courrier du président d'Uber en France au ministre de l'économie et des finances, Bruno Le Maire, peu après sa nomination. Ce courriel donnera lieu à un rendez-vous à l'été 2017 entre Bertrand Sirven, conseiller du ministre et deux représentants d'Uber : le directeur des affaires publiques et le directeur du développement et des villes. 

Illustration 1
Lettre d'Uber au ministre de l'économie et des finances

L'autre document retrouvé par le ministère est un échange de courriels à la suite d'une sollicitation d'un responsable d'Uber aux États-Unis avec l'ambassadeur de la France aux États-Unis, en décembre 2017. Ici encore, les échanges portent sur la loi Grandguillaume, qui avait pour but de réglementer le secteur des VTC, donc Uber.

L'ambassadeur transfère à l'époque le courriel à une ribambelle de contact, l'assortissant d'un message : « Le sujet me semble sérieux : l'impossibilité pour près de 10 000 chauffeurs Uber de satisfaire, dans les délais, les conditions imposées par la loi. J'imagine qu'Uber démarche les autorités à Paris. Je vous transmets, à toutes fins utiles, la lettre que je viens de recevoir de leur représentant à Washington. »

Finalement, à en croire Uber quelques mois plus tard, la loi est entrée en vigueur le 1er janvier 2018, et Uber a perdu dans la foulée environ 6 000 chauffeurs. Un peu moins que les 10 000 annoncés par Matthew Delin, le responsable d'Uber à Washington.

Manque de transparence

À la suite de la publication de ces documents, l'ancien ambassadeur Gérard Araud a déclaré sur Twitter : « Vous savez: j’en ai reçu des représentants d’entreprise américaine... Parfois, c’était musclé. » Cependant, impossible d'en savoir plus : rien n'oblige aujourd'hui ni les diplomates, ni les ministres, ni les élus à diffuser la liste de leurs rencontres avec des lobbyistes. Certain·es député·es le font cependant de leur propre initiative

Laurent Grandguillaume, qui n'est plus député depuis le printemps 2017, constate de son côté : « Intéressant de voir comment le lobbying a été mené à l’extérieur pour tenter de mettre la pression sur l’intérieur. » En 2016, il avait déjà évoqué le sujet : « Le lobbying Uber c'est avant, pendant et après la loi. J'appelle les acteurs à un comité de vigilance pour suivre son application. »

La communication par le ministère de l'économie et des finances de ces documents, ainsi que leur déclaration selon laquelle il n'y en aurait aucun autre va probablement clore cette demande devant le tribunal. Il en reste néanmoins de nombreuses autres, dont je vous tiendrai informé.

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