J'ai exploré de nombreux terrains depuis près de quatorze ans, principalement de grands quartiers d'habitat social de la région parisienne avec le Laboratoire de Sociologie Urbaine Générative du Centre Scientifique et Technique du Bâtiment (CSTB) entre 2000 et 2006, et avec l'Université. Ce parcours remonte notamment à une longue enquête par observation participante conduite auprès d'une mobilisation politique locale à Bondy en 2000-2001. Ce faisant, j'ai noué et entretenu de nombreux contacts dans les réseaux d'acteurs translocaux du renouveau islamique et des luttes de l'immigration et des quartiers populaires. Et c'est grâce à mon inscription dans ces réseaux, et depuis 2006 dans un des mouvements de l'immigration postcoloniale portant la lutte contre l'islamophobie, que j'ai mené récemment une recherche ethnographique auprès d'acteurs du renouveau islamique fortement investis dans les arènes publiques locales d'une municipalité communiste de la banlieue parisienne.
Ce type de recherche pose des difficultés particulières, spécialement dans les quartiers « impopulaires » et les mosquées en leur sein, et plus encore quand il s'agit de suivre des mobilisations politiques locales d'acteurs stigmatisés racialement, surtout lorsque le chercheur lui-même ne connaît pas l'expérience du racisme. Dans ces conditions, construire la confiance nécessaire à la relation d'enquête suppose de nouer des relations bien amont de celle-ci, et d'être reconnu par les acteurs comme se tenant à leurs côtés. C'est-à-dire qu'elle nécessite, du point de vue du chercheur, d'être en situation préalable de participation observante sans protocole de recherche précis au sein des réseaux translocaux des acteurs du renouveau islamique et de l'espace des luttes de l'immigration postcoloniale, pour être en mesure de proposer ensuite un protocole de recherche d'observation participante à des acteurs religieux et militants sur un terrain déterminé1.
Au sein du mouvement dont je suis devenu membre en 2006, tout le monde sait que je suis sociologue. Mais mon statut y est celui d'un militant, tandis que ma position de chercheur n'est, elle, que relative à une position d'auxiliaire de la lutte, établie délibérément et de concert avec les acteurs en tant que « blanc » qui ne fait pas l'expérience du racisme, et qui implique de ne pas candidater à des fonctions de représentation, de direction ou d'encadrement, de ne pas parler ni en premier ni en dernier en réunion et de ne pas participer de mon propre chef à la production de la littérature militante. Donc de ne pas briguer une position de pouvoir en cherchant à orienter l'action du mouvement, mais seulement de tenir les places qu'on m'invite à y occuper. C'est cette situation qui me permet à la fois de participer à la vie du mouvement et à ses débats et de garder une certaine distance nécessaire à l'observation.
C'est donc au sein de ce mouvement et dans cette position que j'ai rencontré des acteurs du renouveau islamique engagés dans la vie publique d'un espace local et que je leur ai proposé, au moment où je terminais ma thèse (soutenue en décembre 2010), un protocole en vue de mon projet de recherche postdoctorale sur le rôle du renouveau islamique dans la transformation des espaces sociaux des quartiers populaires. Il s'agissait de les accompagner jusqu'aux élections municipales de 2014 dans tous les espaces qu'ils investissent dans leur commune, depuis la mosquée jusqu'aux bancs du public au conseil municipal, et d'effectuer avec eux des entretiens dont l'anonymat et la confidentialité étaient garantis. Au début comme au cours du processus de recherche, je les ai tenus informés du fait que je faisais des communications les concernant et que j'étais en quête d'un financement pour pouvoir mener à bien cette recherche.
C'est donc dans des conditions à la fois idoines, avec une légitimité conférée tant par mon inscription dans l'espace militant que dans le champ académique, mais aussi précaires parce que sans mandat, que j'ai mené cette recherche essentiellement au cours de l'année 2011. Ainsi, le fait d'avoir dû enseigner comme professeur remplaçant en SES et en philosophie durant toute l'année scolaire 2011-2012, m'a objectivement éloigné à ce moment là de mon terrain. Et c'est en essayant d'y reprendre pied à partir de juin 2012 que ces acteurs, qui étaient entrés entre-temps en conflit avec d'autres membres du mouvement, m'ont fait savoir qu'ils souhaitaient non seulement arrêter la recherche, mais aussi m'empêcher d'utiliser de quelque façon que ce soit les matériaux empiriques recueillis auprès d'eux. C'est alors à une épreuve ethnographique très dure à laquelle j'ai été confronté, ces acteurs allant jusqu'à se saisir de la recherche que je menais avec eux pour mettre en scène leur rupture avec le mouvement.
C'est là un risque inhérent à toute observation participante, dont la dimension paradoxale est évidente, et qui fait aussi tout son intérêt. Ainsi que l'écrit Jeanne Favret-Saada, « observer en participant, ou participer en observant, c'est à peu près aussi évident que de déguster une glace brûlante2 ». Cette démarche est en effet tributaire des événements et des ruptures qui, au cours de l'action observée, provoquent éventuellement des bifurcations dans les engagements des acteurs, en l'occurrence des changements de leur position dans les rapports de pouvoir tant au sein de l'espace social local observé que dans l'espace des luttes de l'immigration postcoloniale. La recherche est par ailleurs rendue d'autant plus difficile à conduire lorsque ces acteurs font légitimement des rapports entre savoir et pouvoir un enjeu de leur action3. En tout état de cause, ce n'est pas un des moindres enjeux de cette recherche que de rendre compte des épreuves ethnographiques rencontrées et des rapports de pouvoir dans lesquels elle a été irrémédiablement prise.
1Sur cette distinction entre participation observante et observation participante, cf. notamment Chowra Makaremi, 2008, « Participer en observant. Etudier et assister les étrangers aux frontières », in Didier Fassin et Alban Bensa (dir.), Les politiques de l'enquête. Epreuves ethnographiques, Paris, La Découverte, p. 165-183.
2Jeanne Favret-Saada, 1990, « Etre affecté », Gradhiva 8, p. 3-10, p. 4.
3Cf. Natacha Gagné, 2008, « Le savoir comme enjeu de pouvoir. L'ethnologue critiquée par les autochtones », in Didier Fassin et Alban Bensa (dir.), op. cit., p. 277-298.
http://www.csprp.univ-paris-diderot.fr/IMG/pdf/ap_-_reflexions_sur_une_recherche_en_cours.pdf
http://www.unil.ch/issrc/page99115.html
http://unil.academia.edu/AlexandrePiettre