Si plusieurs millions de citoyens français, par un sursaut patriotique aussi spectaculaire que passif, s’abstenaient d’utiliser leur carte bancaire pendant sept jours et retiraient en espèces une partie de leur épargne, alors des milliards d’euros, tel un fleuve détourné de son lit, s’évaporeraient des circuits bancaires, laissant l’État et les grandes institutions financières pantelantes. On voudrait y croire, tant la proposition de ce mouvement dit « du 10 septembre » paraît frappée du sceau du bon sens. Mais la théorie est pour le moins fantaisiste, laissant accroire que le peuple pourrait renverser la finance mondialisée en posant sa CB sur la table de la cuisine.
« Alertez le FMI, Gérard de Limoges a payé sa baguette en pièces ! »
Ce que les apôtres de cette opération ignorent ou feignent d’ignorer, c’est que le budget de l’État n’est pas financé par les dépôts bancaires des citoyens. Il repose sur la fiscalité et l’émission de dette publique sur les marchés financiers. Le fait de retirer des billets de sa banque, ou de payer en liquide plutôt qu’en carte, n’a donc aucun effet sur la capacité budgétaire de l'Etat ni sur ses choix politiques.
Reste la question des banques. Là encore, le fantasme s’effondre dès qu’on se penche sur le fonctionnement réel du système monétaire. L’argent liquide, une fois retiré, n'échappe pas au système bancaire, puisqu’il en est une émanation directe. Un billet en circulation est la contrepartie d’une inscription dans les comptes de la Banque de France et de la Banque centrale européenne. Qu’il dorme dans un tiroir de cuisine ou sur un serveur informatique, il reste inscrit dans la masse monétaire globale.
Par ailleurs, les banques commerciales savent parfaitement absorber ce type de retraits temporaires. Elles disposent de réserves obligatoires auprès de la Banque centrale et de lignes de refinancement quasi illimitées. Une vague passagère de retraits ne mettra pas leurs bilans en péril. Au pire, cela provoque un léger surcoût logistique pour l’approvisionnement en billets… ce qui n’a rien de révolutionnaire.
Et l’économie dans tout ça ? Les transactions par carte représentent une part croissante des paiements, certes, mais leur suspension temporaire ne freine pas la consommation. Les commerçants encaisseront toujours, les consommateurs continueront de payer, et les banques continueront de facturer leurs commissions sur dépôts et services.
Le « mouvement » n’aura donc aucun effet macro-économique. Pas de contraction de la consommation, pas d’effondrement de la Bourse. À la rigueur, les seuls gagnants seraient… les fabricants de terminaux de caisse et les transporteurs de fonds.
Une révolution de salon
Ainsi, l’idée selon laquelle l’usage temporairement suspendu de la carte bancaire équivaudrait à un acte de désobéissance financière est aussi absurde que celle qui consistait jadis à croire qu’en boycottant une marque de soda pendant une journée, on ferait vaciller Wall Street. Comme si un individu, complice quotidien d’un ordre injuste, pouvait l’abattre par un geste indolore et ponctuel.
La réalité est moins glamour : ce n’est pas en retirant des billets qu’on affaiblit la finance, mais en attaquant en profondeur ses mécanismes — niches légales, spéculation algorithmique, investissements polluants, endettement public orienté vers les marchés. Tout le reste n’est qu’illusion militante, sans autre effet notable qu’un léger encombrement des distributeurs.
La révolution, si elle doit venir, ce ne sera pas en pièces jaunes : c’est toute l’année.
Car un rappel s’impose : le dépôt bancaire n’est pas un coffre-fort ; c'est une créance. Juridiquement, l’argent appartient à la banque, qui s’en sert pour prêter et spéculer. Ainsi, nos économies alimentent déjà — à notre insu — pipelines, charbon, cybersurveillance et méga-bassines. Tant que nous restons clients des grands groupes, nous finançons leurs choix.
Des alternatives existent. La NEF, seule banque française à publier l’intégralité de ses financements, exclut tout projet spéculatif ou destructeur et soutient exclusivement des initiatives écologiques et sociales. La Banque Postale, plus modérée, sort progressivement des énergies fossiles et conserve malgré tout une logique de service public. Ce n’est pas la radicalité d’une coopérative intégrale, mais c’est déjà un pas.
Bref, ce ne sont pas nos pièces au boulanger qui comptent, mais nos dépôts. Le seule vraie radicalité citoyenne consiste à décider à qui l’on confie son argent pour qu’il travaille — ou non — contre nous.