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Billet de blog 7 mai 2025

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Quand la République épuise ses propres serviteurs

Dans l’Éducation, la Santé, les Finances ou la Sécurité, les agents publics font face à une fatigue chronique et une perte de sens croissantes. Leur épuisement, peu visible mais bien réel, interroge la soutenabilité de notre modèle d’État.

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Une alerte sourde mais générale

Clémence (prénom changé), inspectrice à la DGFIP, a fait deux arrêts de travail en un an. Son médecin du travail recommande un changement de poste. Son administration, sous tension, lui refuse. « Ils attendent que je tombe », résume-t-elle.

Elle n’est pas un cas isolé. Le baromètre santé 2024 de la MGEN révèle que 41 % des agents publics présentent un risque élevé de troubles psychiques, contre 26 % dans le secteur privé [MGEN, "Baromètre Santé psychologique", 2024]. Chez les enseignants, ce taux atteint 51 %, et 58 % dans la fonction publique hospitalière.

Selon Santé publique France, la part des salariés déclarant une forte détresse psychologique a augmenté de plus de 10 points depuis 2019, touchant davantage le secteur public [SPF, Rapport "Santé mentale au travail", 2023].

L’usure du service public : données et témoignages

● Éducation : une vocation sous tension

Le ministère de l’Éducation nationale a recensé en 2024 un taux de démission chez les professeurs stagiaires de 7,8 %, en forte hausse depuis 2020. En zones REP+, le turnover annuel dépasse parfois 30 % dans certains établissements (source : DEPP, 2024).

Marie, jeune professeure des écoles à Marseille, raconte : « Il n’y a pas de remplacement, pas de soutien. On fait du maintien à flots. »

● Santé : des postes fantômes

En 2024, la Fédération hospitalière de France (FHF) a tiré la sonnette d’alarme sur la perte de 6 000 infirmiers hospitaliers en un an [FHF, Communiqué annuel, 2024]. L’absentéisme moyen dépasse les 25 jours par an dans certains CHU. La HAS parle de "fatigue systémique du système de soins".

● Sécurité : l’effondrement par le silence

Le rapport 2023 du ministère de l’Intérieur sur la prévention du suicide révèle que les forces de l’ordre connaissent un taux de suicide 36 % supérieur à la moyenne nationale, avec 42 suicides dans la police nationale et 17 dans la gendarmerie cette année-là.

Des alertes institutionnelles… peu suivies d’effets

Le Conseil économique, social et environnemental (CESE), dans un avis de novembre 2023, évoque une « détérioration rapide du climat professionnel dans la fonction publique », liée au manque de reconnaissance, à l’inflation des procédures et à la perte de sens [CESE, "La santé mentale au travail", 2023].

Le rapport annuel du Défenseur des droits (2022) souligne une hausse constante des réclamations d’agents publics pour harcèlement, refus de mobilité pour raisons de santé, et inaction face à des alertes médicales.

Un pilotage gestionnaire, aux dépens de l’humain

L'État a bien lancé des dispositifs comme le Plan santé au travail dans la fonction publique 2022-2025. Mais celui-ci est peu doté et largement dépendant du volontarisme local, selon les syndicats CGT, UNSA et FSU. La médecine du travail est, elle aussi, en crise : la Cour des comptes, dans son rapport 2023, estime qu’il manque plus de 500 médecins du travail pour couvrir correctement la fonction publique d’État.

Des recours juridiques inadaptés ou inaccessibles

Le burnout n’est reconnu qu’exceptionnellement comme maladie professionnelle, et seulement en cas de pathologie psychiatrique caractérisée par un psychiatre agréé. Le référé administratif, possible en cas de refus d’aménagement ou de mobilité, reste peu utilisé, faute d’accompagnement juridique. Les CHSCT, fusionnés dans les nouvelles "formations spécialisées" du CSA, ont perdu une grande partie de leur pouvoir d’alerte sur les risques psychosociaux.

Conclusion : refonder la relation entre l’État et ses agents

La République repose sur ses agents. Leur engagement ne suffit plus à compenser les failles d’un système devenu parfois indifférent à leurs limites humaines. Il est temps de :

  • Reconnaître le burnout comme maladie professionnelle dans la fonction publique d’État,

  • Rendre opposable la mobilité pour raisons médicales, avec contrôle indépendant,

  • Réinvestir la médecine du travail,

  • Repenser le management hiérarchique, notamment en réduisant le poids des objectifs chiffrés déconnectés du terrain,

  • Réhabiliter la notion de mission, au-delà de la performance.

L’épuisement des agents publics n’est pas une variable d’ajustement. Il est le signal d’un déséquilibre profond, entre ce que l’on exige de l’État et ce que l’on donne à ceux qui l’incarnent.

📚 Sources principales :

  • Santé publique France – "Santé mentale au travail", rapport 2023

  • MGEN – Baromètre santé psychologique 2024

  • CESE – "La santé mentale au travail : urgence sociale et sujet politique", novembre 2023

  • Défenseur des droits – Rapport annuel d’activité, 2022

  • FHF – Communiqué sur les effectifs hospitaliers, mars 2024

  • Cour des comptes – Rapport sur la santé au travail dans la fonction publique, 2023

  • Ministère de l'Intérieur – Rapport annuel prévention du suicide, 2023

  • Ministère de l’Éducation nationale – DEPP, Statistiques 2023-2024

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