La justice n’est plus seulement un idéal : elle devient un marché.
Entre le serment oublié et la facturation du silence, le citoyen se découvre client.
Et l’intelligence artificielle, paradoxalement, apparaît comme sa seule oreille disponible.
I. L’avocat moderne et la facturation du silence
Il existe un commerce discret dont on ne parle jamais : celui du silence.
Un silence poli, tarifé, enveloppé d’un jargon procédural.
Un silence que le client finit par acheter comme on achète du temps mort.
Les avocats d’aujourd’hui — pas tous, mais trop souvent — semblent avoir inversé l’ordre moral du monde.
Avant, on payait pour être défendu. Désormais, on paie pour être entendu.
Ou, plus exactement, pour espérer une réponse qui ne viendra peut-être pas.
La nouvelle économie du droit est là : celle des mails facturés et des appels découragés.
Le client écrit parce qu’on ne lui répond pas ; puis, lorsqu’il écrit, on lui reproche d’écrire trop.
C’est un cercle vicieux parfait, une machine à facturer la frustration.
Le silence, jadis marque de respect, est devenu matière première d’honoraires.
II. Les robes noires et la morale grise
Ce n’est pas une question d’individus, mais d’époque.
La robe noire ne se tache plus de sang ou d’encre, mais de contrats d’honoraires.
L’urgence morale d’un dossier passe après la discussion tarifaire, comme si la justice elle-même devait prouver sa solvabilité.
On fixe le prix avant d’évoquer la blessure.
L’avocat ne demande plus : « Que vous est-il arrivé ? », mais : « Quel est votre budget ? »
Et dans ce glissement se joue quelque chose de terrible : la disparition du sens du serment.
“J’ai prêté serment d’exercer mes fonctions avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité.”
Ce serment n’a pas disparu — il a simplement été relégué en note de bas de page.
III. Les clients, eux, deviennent suspects
L’autre dérive est psychologique.
Celui qui ose demander des nouvelles devient « insistant ».
Celui qui fournit trop peu de documents est « négligent », et celui qui en donne trop est « envahissant ».
Toujours, le client a tort — car il faut qu’il ait tort, pour que l’avocat ait raison.
C’est un système de reproches circulaires : si tu montes, on te dit qu’il fallait descendre ; si tu descends, on te dit qu’il fallait monter.
Une danse absurde où le justiciable finit par se taire, épuisé, pendant que l’horloge tourne à son détriment.
IV. Une justice en déficit de morale
La justice ne se meurt pas d’un manque de droit, mais d’un excès de commerce.
Elle s’asphyxie dans la technicité, dans la gestion du risque, dans la tarification de la détresse.
Les prétoires se vident, les greffes débordent, et les justiciables se replient.
La confiance, cet oxygène invisible, s’épuise.
L’avocat devient gestionnaire, le juge statisticien, le client une ligne comptable.
Et dans cette triangulation désincarnée, la morale professionnelle n’est plus un repère, mais une option.
V. L’intelligence artificielle : la menace salvatrice
Ironie du siècle : c’est peut-être l’intelligence artificielle qui rendra à la justice ce que les hommes lui ont ôté — l’écoute et la disponibilité.
Un assistant virtuel qui répond sans facturer le silence, qui lit sans soupirer, qui s’intéresse sans chronométrer.
L’IA n’est pas une menace pour la justice ; elle est sa menace salvatrice.
Car elle révèle ce que l’humain a perdu : la patience, la rigueur, la présence.
Elle ne se fatigue pas des mails, ne facture pas l’attention, ne s’agace pas des détails.
Elle accomplit, sans le vouloir, ce que tant d’avocats ont oublié : aider.
Bien sûr, l’État s’empressera de protéger la profession, d’inventer une superfusion corporatiste appelée « représentation obligatoire », pour maintenir artificiellement en vie ce corps épuisé.
Mais l’histoire n’a jamais été tendre avec les métiers qui se sont protégés de la réforme au lieu de s’y préparer.
Si l’IA finit par tuer la profession, ce ne sera pas par puissance, mais par comparaison.
VI. Témoigner plutôt qu’accuser
Ce texte n’est pas un règlement de comptes.
C’est un témoignage.
Celui d’un citoyen qui a vu l’idéal de justice s’effriter au contact des cabinets et des délais, des conventions et des dérobades.
Je n’attends pas des fleurs, ni des excuses.
Mais peut-être, en écrivant ces lignes, un avocat, un seul, se souviendra qu’avant le code, il y a la conscience.
Et qu’avant les honoraires, il y a l’humanité.
Parce que la justice ne mourra pas d’injustice.
Elle mourra du jour où ceux qui la servent auront oublié pourquoi ils avaient prêté serment.
Et si un jour la justice revenait à sa source, peut-être entendrait-elle encore ces mots :
« Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés. »
(Évangile selon Matthieu 5,6)
✍️ Signé : Un citoyen qui n’a pas renoncé à la justice