"L'art de gouverner, c'est l'art de prévoir," comme l'a si bien formulé Émile de Girardin. Cette réflexion, devenue quasi-prophétique dans le contexte actuel, résume l'essence même de la gouvernance responsable.
Pourtant, aujourd'hui plus que jamais, il semble que cette sagesse soit souvent éclipsée par le tumulte des sondages d'opinion. Ces instruments, bien qu'utiles pour mesurer le pouls de la nation à un instant précis, ne sauraient constituer la boussole exclusive d'une administration éclairée. Au contraire, ils pourraient être le talon d'Achille d'une démocratie, sapant la stabilité à long terme et favorisant une gouvernance à la merci des vents capricieux de l'opinion publique.
La tentation est grande, pour les dirigeants, d'adopter une posture de "suiveur" plutôt que celle de "leader" visionnaire. Cette tendance est particulièrement marquée chez les leaders populistes, pour qui la popularité immédiate semble être le graal absolu. Plutôt que de tracer un cap et d'accompagner le peuple vers un idéal collectif, ces dirigeants peuvent être tentés de se plier aux désirs immédiats de leurs électeurs.
Prenons un exemple significatif de l'histoire politique française : François Mitterrand et l'abolition de la peine de mort en 1981. Si le président avait consulté un sondage ou organisé un référendum sur cette question éminemment délicate, l'issue aurait probablement été différente. Mais Mitterrand, fidèle à une vision à long terme de la société française, a pris la décision audacieuse d'abolir la peine de mort, démontrant ainsi la nécessité de résister à la pression des sondages pour servir un intérêt supérieur.
De l'autre côté de l'Atlantique, Abraham Lincoln incarne l'esprit du leadership visionnaire. Sans céder aux caprices populaires, il a aboli l'esclavage aux États-Unis, une décision courageuse qui a redéfini l'histoire du pays. Ces exemples nous rappellent que la majorité n'est pas nécessairement porteuse de vérité ou de vertu, car elle peut être influencée par des préjugés et des perceptions erronées.
L'affaire Nahel à Nanterre, qui a secoué la France récemment, illustre parfaitement cette problématique. Après la tragique mort de Nahel, une majorité de Français a exprimé sa satisfaction à l'égard de la police nationale. Cependant, il est difficile de ne pas voir un biais potentiel dans cette réaction, compte tenu de la façon dont Nahel a été présenté par les médias. Si les victimes de bavures policières portaient des prénoms plus traditionnellement français, les sondages pourraient très bien révéler une tout autre réalité.
En fin de compte, le gouvernement ne peut être réduit à un simple exercice de sondage, où la politique change au gré des humeurs du public. La démocratie a besoin d'une colonne vertébrale, d'une direction claire et d'une vision à long terme. Gouverner, c'est avoir le courage de prendre des décisions impopulaires lorsque l'intérêt supérieur l'exige, tout en refusant de se laisser entraîner par les vagues éphémères de l'opinion publique.
Abraham Lincoln a payé de sa vie pour sa décision d'abolir l'esclavage, un acte de leadership audacieux qui allait au-delà des considérations populaires du moment. Cela nous rappelle que, parfois, le véritable art de gouverner consiste à avoir une vision claire de l'avenir et à conduire le peuple vers un monde meilleur, tout en résistant à la tentation de caresser l'opinion publique dans le sens du poil. Car, à long terme, la vérité et la vertu prévalent souvent sur la popularité immédiate.
Par Alexandre Thomas