Une rupture civilisationnelle se définit comme une césure qui clive la temporalité selon un avant et un après, elles font suite à un évènement qui certes bouleverse les esprits, mais cela, en soi, ne suffit pas. Il faut qu'en plus, cet évènement sape - complètement ou en partie - les fondations mêmes de l'ordre précédent, au point que celui-ci devient caduque et ne peut, en aucun cas, se rétablir.
(1789, 1815) : une rupture juridico-politique. Sur la base de la revendication d'un droit à l'égalité - nourrie de la philosophie des lumières - les structures hiérarchiques de l'Ancien Régime sont mis à bas au profit du système de la démocratie représentative - individualiste et libérale à la fois - assurant un accès égalitaire (ou moins inégalitaire) à l'appareil administratif d'état.
(1914,1918) : le premier conflit mondial brise l'optimisme positiviste de la Belle Epoque. Non, le progrès moral n'est pas infini, les civilisations elles-mêmes n'échappent pas à la finitude (Valéry); pire, la raison du sujet pensant (le cogito cartésien) vacille face à l'émergence de l'inconscient pulsionnel (Freud et la psychanalyse).
Curieusement et malgré une régression morale plus effarante encore (la Shoah et la théorisation de l'homicide industriel), la seconde guerre mondiale ne fut pas une une rupture civilisationnelle. Mise sous cloche par la guerre froide, la société des années 50 ressemble étrangement à celle des années 30; il faut attendre les années 60 et une relative détente entre les deux blocs antagonistes pour que le dégel sociétal aboutisse à la révolution individualiste - et consumériste, à son corps défendant! - de mai 68.
(2019, ?) : la pandémie du Covid mine le concept même de relation interindividuelle. Distanciation sociale, gestes barrière, évitement du prochain, la rupture se situe désormais, non plus, comme précédemment, au niveau collectif, mais bien au coeur de l'intime. Des symboles aussi structurants que la poignée de main - l'antique dextratum iunctio manifestant l'association, l'alliance - ou encore le baiser - traduction de l'eros comme de la philia, l'amitié - sont ostracisés parce que vecteurs de la contamination. Le vivre à part se substituant alors au vivre ensemble.
Ce serait une erreur de croire qu'il ne s'agit là que d'une parenthèse, d'une ellipse momentanée de la sociabilité : l'après Covid n'augure en rien d'un retour à la situation antérieure, la méfiance installée et la peur sous jacente institutionalisent dors et déjà un désamour hygiéniste et prophylactique.
Malgré la cyber mise en réseaux des individus, l'ère d'une civilisation de la solitude s'ouvre...