Dans un pays à la démographie dynamique comme l'Équateur, où la population est passée d'un peu moins de dix millions d'habitants en 1990 à douze millions en 2001 puis quatorze millions en 2010, selon les recensements successifs, il était logique que les dépenses de santé augmentent également. Or, notamment en raison de la crise économique qui a ravagé le pays en 1999, cette augmentation a été très modeste. C'est sous le gouvernement de Rafael Correa (2007-2017) que le budget de la santé a connu son augmentation la plus spectaculaire. Si en arrivant au pouvoir en 2017, Lenin Moreno a hérité d'un système de santé qui comptait des fragilités malgré l'augmentation du budget, la situation s'est dégradée lorsque le gouvernement s'est lancé dans une politique d'austérité qui a particulièrement touché l'hôpital public. C'est donc un système de santé fragilisé par les coupes budgétaires et les suppressions de postes qui a dû encaisser le choc de l'épidémie de covid-19 qui a touché l'Équateur à partir du mois février.
La politique de santé de Rafael Correa: un bilan en demie-teinte
Dans une série de rapports rendus publics entre 2014 et 2016, Pablo Iturralde, chercheur du Centre des Droits Économiques et Sociaux (CDES), a établi un bilan critique de la politique de santé de Rafael Correa (voir notamment ici et là). Iturralde reconnaît l’augmentation spectaculaire du budget de la santé sous Correa. De 2007 à 2013, le nombre d'établissements publics de santé a augmenté de 10%. Entre 2006 et 2013, les dépenses publiques de santé, aussi bien celles du ministère que celles de la Sécurité Sociale, ont été multipliées par 3,7 (en dollars constants de 2005). Cette augmentation est impressionnante et bien supérieure à celle de la période allant de la crise de 1999 à l’élection de Correa fin 2006, mais elle est en-deçà de ce qu’exigeait la Constitution de 2008, qui ordonnait dans une disposition transitoire une augmentation du budget de la santé de 0,5 points de PIB par an jusqu’à atteindre 4% du PIB en 2013. Or cette année-là, si le pourcentage avait doublé depuis 2007, il était de 2% seulement. Le gouvernement de Correa n’a donc pas réussi à atteindre l’objectif qu’il s’était lui-même fixé dans la nouvelle Constitution.
Au demeurant, malgré les efforts consentis par l’État et la Sécurité sociale, la couverture du système de santé est restée insuffisante. Le gouvernement a donc signé des contrats avec les cliniques privées pour y transférer une partie des patient·e·s qui ne pouvaient pas être pris·e·s en charge dans les hôpitaux publics. Ces contrats pour prestation de services avaient un sens dans une période de transition, jusqu’à ce que le réseau public étende encore davantage sa couverture et puisse prendre en charge tous ses patient·e·s. Or ce système est devenu pérenne et a ouvert la voie à un transfert constant de moyens de l’État et de la Sécurité Sociale vers les cliniques privées, qui n’ont jamais été aussi prospères que sous Correa. Au fur et à mesure que les dépenses publiques de santé augmentaient, les bénéfices des cliniques privées en faisaient autant.
Iturralde s’est également penché sur ENFARMA, une entreprise pharmaceutique publique créée par Correa en 2009 (ici). Cette entreprise visait à réduire les coûts des médicaments en Équateur, en servant d’abord d’intermédiaire commercial entre les fournisseurs privés et le système de santé publique, puis en devenant producteur de médicaments. C’est le saut entre ces deux étapes que l’entreprise n’a pas réussi à faire. Au bout de quelques années, en 2016, le gouvernement a abandonné le projet et décidé de liquider l’entreprise. Il a ainsi perdu l’opportunité de développer un pôle pharmaceutique public pour redéfinir le marché des médicaments, contrer l’influence des compagnies pharmaceutiques privées et renforcer la souveraineté du pays en matière de médicaments.
Par ailleurs, en octobre 2011, Correa a décidé de mettre en œuvre un plan de suppression d’emplois dans la fonction publique. Le président a adopté le décret 813, qui permettait à l’État de licencier plus facilement les fonctionnaires. Au moins 3 500 fonctionnaires ont perdu leur emploi à cause du décret, qui leur interdit également de réintégrer la fonction publique. Il est difficile de savoir combien de soignant·e·s ont été touché·e·s par le décret, mais il est certain que dans de nombreux hôpitaux ce sont des dizaines de personnes qui ont été licenciées à chaque fois, y compris des chefs de service et des spécialistes qui avaient une longue carrière derrière eux (voir ici). Aujourd’hui, les syndicats de la fonction publique demandent au président Lenin Moreno l’annulation du décret 813 et la réintégration immédiate des soignant·e·s licencié·e·s depuis 2011 (ici), mais le gouvernement fait la sourde oreille.
En somme, sous Correa, le budget de la santé a augmenté de manière vertigineuse, mais cela n'a pas permis d'étendre suffisamment la courveture du réseau public de santé et une partie des nouvelles dépenses est venue grossir les chiffres d'affaires des cliniques privées. Par ailleurs, la déstructuration des services hospitaliers, devenue évidente aujourd'hui, a commencé en 2011 avec le licenciement de nombreux soignant·e·s.
Le système de santé à l'épreuve de l'austérité sous Lenin Moreno
Si, en raison de la chute du prix du pétrole en 2013-2014, l’austérité était déjà à l’ordre du jour lorsque Rafael Correa a quitté le pouvoir en 2017, le gouvernement de Lenin Moreno a engagé un virage bien plus net en faveur des politiques d’ajustement promues par le FMI, dont le système de santé a fait les frais. Certes, Moreno héritait d'un système loin d'être parfait, mais plutôt que de bâtir sur les bases laissées par la politique de santé de Correa, tout en en corrigeant les défauts, il a préféré se lancer dans la course à l'austérité.
Le gouvernement a cherché à couper dans le budget de la santé et pour ce faire, il s’est notamment refusé à construire de nouveaux hôpitaux, alors que la couverture du système de santé publique demeure insuffisante. Le président a donné le ton en juillet 2018 en affirmant que les hôpitaux construits par Correa n’étaient pas fonctionnels parce qu’ils étaient trop grands et que cela ne se fait plus de construire des hôpitaux de 400 ou 500 lits car ils sont difficiles à gérer et les patients s’en échappent. Dans le même registre, le 2 février dernier, le ministre des Télécommunications a minimisé la décision de ne plus construire de nouveaux établissements de santé en vantant le tout numérique: en raison de l’essor de la médecine et de l’éducation virtuelles, il serait inutile de construire de nouveaux hôpitaux et de nouvelles écoles (voir ici).
Le gouvernement a non seulement renoncé à construire de nouveaux hôpitaux, mais également abandonné à leur sort ceux qui existent déjà. L’un des cas les plus tragiques, au vu de l’actualité, est celui de l’hôpital Alfredo Valenzuela à Guayaquil, un hôpital public spécialisé en pneumologie. L’agence de régulation de la santé a fermé l’établissement fin 2017 pour non respect des normes sanitaires, en particulier en ce qui concerne la gestion des déchets, une décision confirmée ensuite par la justice. Or, en plus de deux ans, le gouvernement n’a rien fait pour améliorer les conditions de l’hôpital, qui est toujours fermé. Depuis la mi-mars, l’un des deux ordres des médecins de la province du Guayas réclame sans succès la remise en condition et la réouverture de cet établissement, un atout précieux pour affronter la pandémie, qui fait des ravages à Guayaquil (ici).
Après le décret 813 de 2011, l’année 2019 a été particulièrement dure pour l’hôpital public en termes d’emplois. Au début de l’année, entre 2500 et 3000 soignant·e·s du système public de santé ont été licencié·e·s dans tout le pays, y compris plusieurs épidémiologues et autres spécialistes chargé·e·s de la lutte contre la malaria et la dengue à Guayaquil. Il s’agissait surtout de soignant·e·s soumis·e·s à des contrats précaires qui n’ont pas été renouvelés au 1er mars (voir ici). Aujourd’hui, ces professionnel·le·s de la santé font cruellement défaut, notamment à Guayaquil, d’abord face à une épidémie de dengue qui s’est déclarée au début de l’année, puis face à la pandémie du coronavirus.
Le 26 avril 2019, le gouvernement a également décidé de réduire le nombre de postes disponibles dans les hôpitaux publics pour les internes, ainsi que le traitement de ces dernier·e·s. Cette mesure a provoqué la colère des internes et des étudiant·e·s de médecine et d’infirmerie qui se sont mobilisé·e·s tout au long du mois de mai. Quelques mois plus tard, le 12 novembre, le gouvernement a annoncé sa décision de mettre fin à un accord de coopération en matière de santé avec Cuba qui remontait à l’époque de Correa, ce qui a entraîné l’expulsion de 400 médecins cubains du pays.
En somme, le système public de santé était déjà fragilisé quand le coronavirus a débarqué en Équateur. Ces dernières semaines, pour faire face au manque de personnel, le gouvernement a décidé de transférer à Guayaquil des dizaines de médecins et d’infirmier·e·s qui faisaient leur stage obligatoire d’un an en zone rurale dans d’autres provinces. Le gouvernement a également dû autoriser en catastrophe les hôpitaux à embaucher des soignant·e·s, mais toujours avec des contrats précaires, malgré les protestations du défenseur des droits (defensor del pueblo), qui exhorte l'exécutif à garantir la stabilité de leur emploi (ici). Un reportage de la Deutsche Welle montre la situation délicate de ces soignant·e·s précaires, notamment à travers le cas d'un médecin embauché dans un hôpital public de Guayaquil pour une durée de trois mois seulement. Ce médecin vit dans la plus grande incertitude, car il ignore si son contrat sera renouvelé et s'il pourra donc conserver son emploi à l'issue de la crise sanitaire.
Au régime d’austérité imposé au système de santé s’ajoute la corruption dans la gestion des hôpitaux publics. Le cas le plus connu est celui de l’hôpital Teodoro Maldonado Carbo de Guayaquil, qui a éclaté en juin 2019. La Commission Anticorruption (une commission ciyotenne, qui n’a pas de statut officiel) a révélé que les autorités de l’hôpital avaient acheté des médicaments à des prix exorbitants à certains de ses fournisseurs. Le directeur de l’hôpital et l’un des fournisseurs bénéficiaires de ce surcoût étaient des proches du clan Bucaram (voir ici). En fait, pour élargir une base sociale et politique étriquée depuis sa rupture avec Correa, Lenin Moreno a cherché de nouveaux alliés, dont le clan Bucaram qui, en échange de son soutien au gouvernement, a pris le contrôle de plusieurs hôpitaux publics (sur la clan Bucaram, voir notre deuxième article, ici). La gestion plus que discutable de l'hôpital Teodoro Maldonado Carbo a été encore une fois mise en évidence lorsqu’en pleine crise sanitaire, le 27 mars dernier, cent respirateurs abandonnés ont été retrouvés dans l'établissement.
D'autres scandales ont éclaté, y compris en pleine crise : depuis fin mars, plusieurs hauts fonctionnaires de la Sécurité Sociale prévoyaient d’acheter des masques N95 à 12 dollars chacun à une entreprise à la réputation douteuse, en suivant une procédure opaque et sans en prévenir le conseil de direction de la Sécurité Sociale. Le tollé provoqué par ce projet de contrat à poussé le président du conseil de direction, Paul Granda, à suspendre la transaction et le parquet à ouvrir une enquête sur le sujet.
Par ailleurs, en pleine crise sanitaire, la ministre de la santé, Catalina Andramuño, a démissionné le 21 mars en dénonçant le manque de moyens du ministère pour faire face à la pandémie et illustrant au passage la paralysie du gouvernement.
Des soignant·e·s démuni·e·s et méprisé·e·s
À la corruption dans la gestion des hôpitaux publics et au manque de moyens et de personnel, s’est ajouté le mépris du gouvernement pour les soignant·e·s. Andramuño a été remplacée par un médecin, Juan Carlos Zevallos, mais cela ne veut pas dire que le ministère soit désormais à l'écoute des professionel·le·s de la santé. Comme dans d’autres pays, ces dernier·e·s manquent de tout : masques, gants, surblouses... Le 20 mars, les soignant·e·s de l’hôpital Teófilo Dávila de la ville de Machala ont même organisé un rassemblement devant leur établissement pour réclamer des équipements de protection. Le 25 mars, le ministre adjoint de la Santé, Ernesto Carraso, a répondu à la colère des soignant·e·s en raillant les médecins qui voulaient « se déguiser en astronaute toute la journée ». Dix jours plus tard, le 5 avril, il a dû se raviser et reconnaître que 1600 soignant·e·s étaient contaminé·e·s par le coronavirus, soit 44% du nombre total de cas détectés jusqu’alors dans tout le pays, un pourcentage énorme.
Le lendemain, le ministre de la Santé a contredit son ministre adjoint en affirmant qu’il s’agissait en fait de 1600 cas en cumulant les cas suspects (plus d’un millier) et les cas avérés (417, ce qui n’en représente pas moins un pourcentage considérable, plus de 11% du nombre total de cas). Quoi qu’il en soit, il est évident que le personnel soignant paie un lourd tribut. L’un des deux ordre des médecins de la province du Guayas comptait plus de 80 médecins décédés au niveau national le 19 avril. De son côté, l’Ordre des infirmier·e·s de la province du Guayas faisait état de huit décès dans ses rangs le 13 avril (voir ici et là).
Pour ajouter à la polémique, le ministre de la Santé a affirmé le 9 avril que les soignant·e·s atteint·e·s du covid-19 avaient été contaminé·e·s à l’extérieur des hôpitaux, ce qui a été contesté par les Ordres des médecins des provinces du Guayas et du Pichincha et l’Ordre des infirmièr·e·s du Guayas, qui l’ont sommé de rectifier et de s’excuser. Le gouvernement a beau affirmer qu’il fait tout pour protéger les soignant·e·s, ces dernier·e·s restent démuni·e·s et continuent de réclamer des équipements de protection. Des scènes semblables à celles de l’hôpital de Machala ont eu lieu devant d’autres hôpitaux ces derniers jours, avec des rassemblements devant l’hôpital du Guasmo à Guayaquil le 14 avril, l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul à Ibarra le 24, ou l’hôpital Eugenio Espejo à Quito le 28.
En outre, en raison du manque de protection pour les soignant·e·s, le coronavirus touche désormais non seulement les professionnel·le·s de la santé qui sont en première ligne, mais également les patient·e·s atteint·e·s d’autres maladies. Ainsi, jusqu'à début avril, entre 80 et 100 patient·e·s atteint·e·s d’insuffisance rénale sont décédé·e·s en raison du coronavirus dans huit centres de dialyse dans les provinces côtières, dont Guayas (voir ici).
Face à la catastrophe humanitaire qui secoue le pays, le gouvernement a essayé de se défausser, d'abord en minimisant l'ampleur de la crise et en accusant Correa et ses partisans d’orchestrer une campagne de désinformation pour saper la légitimité du gouvernement, puis en rejetant toute responsabilité sur la population équatorienne, et en particulier celle de Guayaquil, présentée comme indisciplinée et incapable de respecter le confinement. Le gouvernement s'est également justifié en pointant qu'aucun pays au monde, y compris les plus développés, n'était prêt à affronter une pandémie de cette ampleur. Soit. Mais il est certain aussi que c'est un système de santé publique épuisé par au moins deux ans d'austérité qui a dû affronter la vague épidémique qui a submergé le pays. Au cours des dernières semaines, ce sont surtout les services hospitaliers de Guayaquil qui ont été complètement saturés. Que les hôpitaux de cette ville aient été parmi les plus frappés par la cure d'austérité de ces dernières années n'y est pas pour rien.