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Billet de blog 30 janv. 2023

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"La propriété c'est le vol" ! Analyse critique de Qu'est ce que la propriété?

Cette formule issue de Qu’est-ce que la propriété de Proudhon est très sûrement la formule la plus célèbre de l’auteur et peut être même de tout le courant anarchiste. Au-delà d’une apparente simplicité elle révèle une conception particulière du rapport de l’auteur à la propriété qu’il considère comme illégitime car intimement antisociale.

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Proudhon est une figure unique parmi les premiers grands penseurs de la condition ouvrière car il en est réellement issu. Adolescent brillant, il est obligé d’abandonner ses études avant le bac à la suite de la faillite de son père. Il fréquentera donc très tôt l'usine et les ateliers d'impression où il occupera la position d'ouvrier typographe, condition dont il se réclamera toute sa vie. Proudhon va être amené à corriger les épreuves d’un livre de Fourrier, éminent socialiste utopiste de l’époque et créateur du concept de phalanstère qui aura une grande influence sur lui, à la fois en tant que formation philosophique puis comme base d’opposition notamment dans Qu’est-ce que la propriété où il se montre très critique de la philosophie fouriériste. 

  • Les origines personnelles d’un questionnement

Le jeune bisontin ne va pas mettre de côté ses ambitions littéraires et va candidater puis obtenir la pension Suard de l’académie de Besançon, qui se révélera être un événement déterminant dans son parcours intellectuel et cela à plusieurs niveaux. Premièrement il candidate en soulignant son origine prolétarienne ainsi que sa formation autodidacte. En effet, en 1838 les milieux académiques ont une ambition revendiquée de contribuer à l’encadrement de l’émergence d’une pensée émancipatrice ouvrière avec pour objectif de pacifier le peuple et éviter de nouvelles révolutions. Luc Boltanski affirme même que « domestiqué, l’ouvrier échappe au peuple ». Pourtant Proudhon ne cache pas ses ambitions et affirme clairement que ses travaux seront pensés comme un moyen d'« améliorer la condition physique, morale et intellectuelle de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ». Deuxièmement Proudhon se retrouve invité à suivre la trajectoire des précédents pensionnaires Suard et entrer dans la vie mondaine parisienne dont il déteste immédiatement l'ambiance. Corinne Delmas y voit là une origine de l’écriture de Qu’est-ce que la propriété car confronté à ses contemporains bourgeois, il développe une haine quasi personnelle pour cette classe de privilégiés. Enfin, sa condition personnelle se dégrade fortement. Il doit entretenir sa famille avec sa bourse et l’imprimerie qu’il monte fait face à de graves difficultés financières, il peine donc à vivre décemment. Motivation supplémentaire, s’il en fallait une, de travailler sur cette condition misérable qui est celle de l’ouvrier français du début du XIXe siècle.

  • Un siècle de grands bouleversements sociaux à l’origine de nouveaux questionnements

On peut également penser la genèse de ce questionnement sur la propriété comme s’inscrivant dans un siècle marqué par des évolutions sociales et politiques importantes issues de la Révolution française et de la révolution industrielle. L’ouvrage de Proudhon s’inscrit ainsi dans la lignée des œuvres de Fourrier, de Saint-Simon ou plus tard de Karl Marx dans le sens où il va écrire en réaction aux bouleversements sociaux qu’il observe et va chercher à questionner cette nouvelle organisation sociale. En parallèle il existe depuis la Révolution française un véritable errement autour du concept de propriété. Le questionnement autour des légitimités de la propriété est véritablement au centre des considérations des révolutionnaires qui veulent à la fois défaire les privilèges, qu’ils considèrent comme illégitime, sans toutefois abolir complètement ce qu’ils considèrent être le ciment même d’un nouvel ordre social propriétariste, la frontière étant souvent ténue. Ainsi ces deux dynamiques, l’une plus générale de changement profond de l'ordre social, et l’autre plus particulière de la contemporanéité de questionnements autour de la place que doit prendre la propriété dans cette nouvelle organisation sociale, expliquent l’objet du questionnement de Pierre Joseph Proudhon.

Proudhon n’est donc pas le premier à se questionner sur la place de la propriété dans la société. Il va d’ailleurs consacrer toute la première partie de son livre à la réfutation des théories libérales et socialistes. La nouveauté qu’apporte Proudhon va être la réalisation qu’une démonstration à visée scientifique est possible et même souhaitable. Il développe la notion de socialisme scientifique qui vise à découvrir à l’aide de la science la bonne forme d’organisation sociale. Ainsi son livre va se construire sur la base de cette ambition. 

  •  « La propriété c’est le vol »

Dans cette perspective, il commence par examiner toutes les sources de légitimité (à la fois morales, légales et historiques) données au droit de propriété. Il va montrer, par des expériences de pensée, qu’il n’existe pas de configurations dans lesquelles ces justifications exprimées dans un système juste ne mènent pas à l’égalité. Il en conclut qu’il ne peut pas exister de système de propriété sans égalité et donc qu’un système politique basé sur la propriété inégale est par essence injuste.

Il va introduire une notion très importante dans ce qui deviendra la pensée proudhonienne : le concept de possession. Proudhon va faire cette distinction entre la possession et la propriété. Il admet la légitimité de la possession qui est le droit d’usus et de fructus sans l’abusus, réfutant ainsi la légitimité du rentier à percevoir un loyer qui ne se base que sur la nue-propriété. Pour Proudhon tout bien est social il n’y a donc aucune raison pour qu’un propriétaire terrien puisse par exemple saler son champ afin d’en empêcher la récolte. De plus tout travail est également social et tout travailleur a droit au produit de son travail et au partage des produits du travail social. Proudhon donne ici un exemple resté lui aussi célèbre où il affirme que 200 travailleurs ont dressé l’obélisque en quelques heures alors qu’un homme seul n’aurait pas pu le faire en 200 jours. Pour Proudhon l’homme se réalise dans la société et dans la relation à l’autre. Ainsi tous les droits fondamentaux sont sociaux et relationnels pour lui (liberté, égalité, sureté). La seule exception est la propriété qui est par essence antisociale, puisqu'elle représente la négation de la société. De sa conception de la possession liée par l’égalité découle que le travail devient une condition, vitale à la société, pour tous les individus. En effet la quantité de matière exploitable étant finie, le travail doit être partagé de manière égalitaire et comme un travailleur doit être payé par le travail d’un autre Proudhon fait la conclusion que les rémunérations doivent être égales. Il explique que la marche vers cette réalisation est inexorable et puisque toutes les institutions sont basées sur ce mensonge de la propriété ou du moins le légitiment, ces institutions sont, elles aussi, mauvaises. 

  • Père de l’anarchisme ou grand libéral ? L'héritage de Proudhon

Les libéraux ont une position ambivalente à la sortie de l’œuvre. Selon Corinne Delmas ils ne partagent pas les conclusions de Proudhon sur la propriété mais louent sa démarche scientifique. C’est une position très calculatrice car ils cherchent à légitimer la position de l’économie politique dans le paysage intellectuel et académique français, au détriment de la morale. Adolphe Blanqui (certes frère du célèbre Auguste mais tout de même fervent libéral) va lui-même intervenir auprès du ministre de la Justice pour éviter des poursuites à Proudhon et le défendre publiquement alors même qu’il ne partage pas ses vues. Selon Delmas c’est également un point important de la réaction de l’Académie de Besançon qui va tenter, en vain, d’engager une procédure d’exclusion à l'encontre Pierre-Joseph Proudhon. En effet le caractère irrévérencieux de Proudhon contre le champ de la morale déplait fortement à la bourgeoisie académicienne. 

Les libéraux vont également apprécier chez Proudhon sa croisade antisocialiste. En effet il ne souhaite pas recréer un nouveau dogme après avoir déconstruit le précédent, il va donc mettre l'accent sur les différences entre son écrit à visée scientifique et ceux des autres socialistes dits utopistes qui seraient de l'ordre de la fiction. Il va également se montrer sceptique par rapport aux principes d'organisations communautaires si chères aux communistes qu'il va considérer comme nuisibles aux libertés individuelles. Cela sera une partie de la raison de la rupture avec Marx qui avait pourtant apprécié Qu’est-ce que la propriété. Les deux hommes se voyaient régulièrement à Paris de 1843 à 1845 mais en 1846 des éléments de discorde commencent à poindre dans leurs échanges épistolaires. Marx propose à Proudhon de rejoindre un réseau de discussion scientifique et d’organisation de l’instruction populaire. Proudhon refuse à demi-mot, pointant les dissentions idéologiques qui le sépare du jeune Marx notamment vis à vis de la communalisation des bénéfices du travail social mais également quant à l’intérêt d’une révolution. Proudhon est, en effet, radicalement opposé à tout changement de régime au moyen d'une révolte armée. Cependant Jean-Louis Lacascade nous donne une explication plus personnelle de cette rupture qu’il décrit comme étant également liée aux ambitions politiques de Marx. En effet au moment des échanges, Marx cherche à rendre sa vision hégémonique au sein des mouvements socialistes en Europe et en France. Il cherche notamment à écarter Grün, le traducteur de Proudhon, et utiliser l’ancrage politique de Proudhon au sein des classes ouvrières française pour faire triompher sa vision. La croisade que représentera La misère de la philosophie ne peut pas s’expliquer, selon Lacascade, sans prendre en compte la personnalité revancharde et les ambitions politiques de Marx. Cela amènera Proudhon à expliciter ses vues sur l’organisation sociale qu’il prône dans de la capacité des classes ouvrières où il confirme son opposition à une organisation communautaire. Cette opposition à Marx a été structurante pour la pensée de Proudhon chez qui l’opposition à l’Etat va grandir. 

Proudhon fait un constat qui est que les surplus engendrés par le caractère social du travail ne doivent pas revenir à la communauté car cela donnerait trop de pouvoir à l’Etat. Ainsi Proudhon va, dans Théorie de la propriété se mettre à définir et légitimer la propriété absolue par ses fins politiques (alors qu’il en avait, dans Qu’est-ce que la propriété?, dénoncé toutes les légitimations). Pour Proudhon la possession est par essence limitée et ne peut représenter une protection suffisante face à l'Etat, il est donc nécessaire d'avoir une forme de propriété absolue pour se protéger de ce dernier. Pour Pascal Lebrun cela ne représente cependant pas nécessairement un revirement par rapport au propos développé dans Qu'est-ce que la propriété? mais tiendrait plutôt au caractère protéiforme de la propriété. En effet les définitions de Proudhon sont très contextuelles et la légitimation de la propriété par ses fins politiques n'intervient que dans un contexte où la propriété est répartie de manière égalitaire. Proudhon pourrait également avoir été amené à nuancer son opposition à la propriété afin d’augmenter la réception de ses thèses dans les milieux ouvriers pour qui l’accès à la propriété restait un objectif. 

Proudhon a également été très critiqué au sein même des mouvements anarchistes, notamment par Desjacques. Ce dernier est un anarco-communiste c’est à-dire qu’il croit à la socialisation des produits et donc à la dilution complète de la propriété dans la société. Lebrun explique que leurs conceptions diffèrent à cause d’une appréciation différente de la séparation bien public / bien privé. Pour Desjacques les produits ne seraient plus rivaux (i.e. consommable de manière interchangeable par tous) grâce à l’abondance qu’engendrerait le système de production du communisme libertaire. Or tout bien non rival ne doit pas être exclusif (ici les deux auteurs sont d’accords). La conclusion de Desjaques est donc que tous les biens doivent être non exclusifs et qu’il ne subsiste véritablement aucune bribe de propriété, tout bien étant communalisé. Desjacques refuse donc l’acceptation proudhonnienne d’une forme limitée de propriété sous la forme de la possession.

Plus surprenant, Proudhon va être repris par d’autres intellectuels comme Michel Onfray en France. « L’anarchie sans le désordre » titre d’une de ses conférences, illustre à merveille l’ambivalence de l’héritage de l’auteur. Très peu mobilisé dans les milieux libertaires aujourd’hui en partie à cause de ses positions pour le moins peu progressistes en matière d’égalité femmes hommes ou encore de son antisémitisme décomplexé, il se retrouve être surmobilisé par une droite aux tendances libertariennes qui voient dans sa justification politique de la propriété (comme moyen de résistance à l’Etat) un appel au capitalisme débridé. On retrouve son nom utilisé jusque dans les milieux monarchistes avec l’Action Française qui fonde le Cercle Proudhon.

Ainsi Proudhon n'est vraiment considéré comme le père de l'anarchisme que d'un point de vue linguistique (il est le premier à donner un sens positif à ce mot). L'erreur serait de chercher dans Proudhon et son œuvre la clé de compréhension de l'anarchisme. L'essence même de ce mouvement est son interminable floraison de nuance, parfois en contradiction les unes des autres, il parait donc peu pertinent d'en chercher une origine unique tant les influences sont variées.

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