Samedi. Il flotte. Comme d'habitude ici. Avec un ami, on trouve refuge dans une de ces enseignes commerciales de proximité qui jonchent les villes moyennes. On déambule puis tombe sur le traditionnel rayon "Bébé". Tous deux parents, on s'arrête, curieux, pour observer cet incontournable passage de la vie réduit ici à sa forme marchande.
"12 euros le paquet de 20 couches ? À ce prix le mien aurait fini le cul dans le journal." Marrant. Lui, il est devenu père à 23 ans, soit une véritable longueur d'avance sur la moyenne nationale, fixée à 29,1 ans. Les galères de la parentalité dans la vingtaine, il connaît. Intérimaire en industrie, au 3/8, et sans soutien familial, j'ai suivi son parcours du combattant.
Mon athlète maison renchérit : "Déjà à l'époque c'était le One Piece, mais aujourd'hui je ne vois pas pourquoi un gosse voudrait un gosse."
De la norme à l'anomalie
Son observation au doigt mouillé entre deux langes trouve un écho dans les chiffres : la carte de la maternité française s'est inversée. Les naissances chez les moins de 30 ans ont dégringolé de 16,5 à 13,2 pour 100 femmes, tandis qu'elles ont bondi de 14,4 à 20,6 chez leurs aînées. Un basculement historique qui cache une réalité sociale bien tranchée car la France qui réarme s’appuie sur 2 sociotypes : les jeunes, peu diplômés, précaires des zones rurales et périurbaines, et les adultes de plus de 30 ans, aisés et habitant en centres urbains.
Autrefois la norme, devenir parent dans la vingtaine est désormais le marqueur des classes populaires.
Jeune et parent : une trappe à précarité
Il faut dire que le niveau est déjà corsé avant même d'être parent : la pauvreté touche en premier lieu les enfants, les adolescents et les jeunes adultes, dont plus d'un sur dix est pauvre. "Avant d'avoir un enfant, la plupart souhaitent attendre d'avoir un emploi stable, un logement", explique Anne Solaz de l'INED. Un vœu pieux à l'heure où la douzaine d'œufs plein air est à 6 euros et où SeLoger talonne les sites d'information en termes d'audience.
Et quand ils réussissent à s'autonomiser et concrétiser leur projet de parentalité, le risque de pauvreté explose. Avec des revenus déjà plus faibles de 2100€ par an que les trentenaires, les jeunes parents sont pris au piège : 80% restent locataires, dépendants d'aides sociales, pour au final voir, pour près de la moitié d'entre eux, leurs enfants grandir sous le seuil de pauvreté.
Une véritable trappe à précarité se referme alors sur ces jeunes familles : trop pauvres pour épargner, parfois trop riches pour accéder certaines aides, coincées dans des emplois précaires qui ne permettent pas d'évoluer.
"Sans mes parents, on serait coincés dans une certaine dépendance : APL, logement social, garderie... On joint les deux bouts grâce au système mais leur aide est cette marge qui nous permet d'épargner", explique Elias, 26 ans, père d'une petite fille de 2 ans et demi. "Ils nous font les courses, me paient l'essence, la box wifi et les abonnements téléphoniques. Sans ça, impossible d'évoluer."
Cette parentalité précoce devient ainsi une bombe à retardement : non seulement elle précarise toute une génération et ses enfants, les maintenant dans un cercle vicieux de pauvreté transmise, mais elle menace aussi notre modèle social.
Le paradoxe français : aimer les bébés, pas leurs géniteurs.
Pourtant, la France aime les bébés, c'est le seul pays européen à maintenir un objectif explicitement nataliste dans sa politique familiale. Un amour bien théorique quand on regarde les chiffres : avec 2,2% de son PIB consacré aux dépenses familiales, l'Hexagone se situe désormais sous la moyenne européenne (2,4%).
Michel Villac, ancien président du Haut Conseil de la famille, résume la situation sans détour : "La question de la famille n'est plus pensée politiquement". La branche Famille de la Sécurité sociale est devenue, selon ses mots, "un réservoir de recettes dans lequel on vient piocher dès que le besoin s'en fait sentir".
Et si ce désinvestissement touche toutes les familles, il frappe encore plus durement les jeunes parents déjà fragilisés. Avec 200 000 places manquantes en crèches, un non-recours croissant aux aides et un congé parental parmi les moins bien rémunérés d'Europe, la France rate l'essentiel : créer un environnement où avoir des enfants jeune ne soit plus synonyme de frein social.
L'impossibilité de penser l'avenir
Comme si la précarité ne suffisait pas, voilà qu'une nouvelle injonction paradoxale s'abat sur les jeunes parents : l'accusation d'irresponsabilité écologique. "Une idée qui semble se répandre est que nous serions trop nombreux sur Terre et que la surpopulation serait l'une des principales causes de la dégradation de l'environnement", note Gilles Pison, démographe et expert sur les questions de population et de natalité. Un discours qui voudrait faire du renoncement à la parentalité le geste écolo ultime, et qui peut pousser certains jeunes à différer ou renoncer à la parentalité.
Cette culpabilisation se double d'une mise à l'écart physique avec la montée du phénomène "no kids". Des wagons silence aux restaurants qui découragent leur venue, en passant par les hôtels "adults only", la société multiplie les espaces où les enfants sont persona non grata. Un mouvement qui traduit une évolution plus profonde : d'un projet collectif célébré, la parentalité devient une "nuisance" à contenir, un choix personnel qui ne doit pas "déranger" les autres. Finalement, c’est assez raccord avec le reste. Soit jeune, attends ton tour et tais-toi.
"Vous êtes mieux à en commander en gros, en ligne. Ma sœur a fait ça avec sa cagnotte de naissance. Pas besoin de doudous ou de conneries qui vont durer 2 mois." L'employée du supermarché nous sort de notre conversation avec cette remarque bien sentie. "De toute façon, on n’en vend plus vraiment ici. C'est vraiment pour du dépannage. Les restocks vont se réduire petit à petit", renchérit-elle. Même la grande distribution nous lâche. Décidément, on ne vaut pas grand-chose.