Les noms, âges et domaines d'activités ont bien évidemment été modifiés.
Le sabotage en col blanc
Le curseur clignote sur la cellule Excel. G27. Mathilde hésite, puis ajuste la formule d'impact financier. Dans son rapport d'audit, le coût projeté des contentieux prud'homaux vient d'augmenter de 15%. Un chiffre qui rend soudain moins attractive la suppression de l'enveloppe formation des seniors, alors même que son client, un groupe industriel, entame une phase agressive de réduction des coûts. Dans la salle de réunion adjacente, les discussions continuent. Personne n'a remarqué que l'auditrice vient de peut-être sécuriser, par un jeu comptable aussi invisible qu'impeccable, le maintien d'une partie du budget.
Dans un bar de l'Est parisien, Mathilde me dévoile ces micro-actes de résistance. Elle fait partie des trois membres d'un collectif anonyme de saboteurs qui ont accepté de me parler. Leur groupe, avec une quinzaine d'actifs organisé via une messagerie privée, est un échantillon représentatif de la nouvelle pyramide du travail tertiaire : cadres dirigeants, intermédiaires, et spécialistes du numérique. DevOps, data scientists, RH, product owners, contrôleurs de gestion... toute la chaîne de production numérique.
De la pelle au clavier
Cette forme de résistance feutrée n'est pas née d'hier. À la fin du XIXe siècle, les dockers de Glasgow avaient déjà compris que travailler volontairement "aussi mal" que des briseurs de grève pouvait s'avérer plus efficace qu'un arrêt total du travail. Cette pratique du "ca'canny" inspira l'anarchiste français Émile Pouget qui théorisa le "sabotage" en 1897 : non pas la destruction aveugle de l'outil de production, mais une subversion subtile du "travail bien fait" selon les normes patronales.
Cent vingt ans plus tard, les héritiers de ces premiers saboteurs ont troqué le ralentissement manuel pour le "bug" stratégique, le freinage physique pour le timeout d'API ou le jet de sable par des estimations faussées. Mais l'esprit reste le même : frapper au portefeuille sans mettre en danger les salariés.
Les artisans du grain de sable
À ses côtés, Karim sirote son verre de rouge en racontant sa dernière "opération". R&D Engineer de 41 ans, il a passé des semaines à calibrer un algorithme de productivité censé identifier des "sous-performeurs" parmi les opérationnels d'un service client. "J'ai juste ajouté quelques lignes pour prendre en compte les temps de respiration, les pics d'activité imprévus. Des trucs normaux, humains. Du coup, l'algorithme est devenu plus laxiste et pointe moins les plus fragiles."
Sarah, développeuse full-stack de 31 ans, pianote nerveusement sur la table. La semaine dernière, elle a volontairement complexifié une API qui devait automatiser la mise à l'écart des salariés "peu digitalisés" de son entreprise. "Un timeout par-ci, une latence par-là... Le projet prend du retard, les coûts explosent."
Pour Mathilde, cette action s'inscrit dans une lignée historique claire. Lectrice assidue d'Émile Pouget et de l'histoire du mouvement ouvrier, elle voit dans ces actes quotidiens la continuation d'une longue tradition de résistance. "Le sabotage a toujours su s'adapter aux évolutions du capital", explique-t-elle.
Ses deux collègues du collectif, eux, voient les choses différemment. Karim hausse les épaules quand on évoque l'histoire du sabotage : pour lui, c'est simplement une question d'éthique personnelle, de limites à ne pas franchir. Sarah, elle, parle plutôt d'instinct de survie collectif : "Je ne sais pas si c'est du militantisme. Je vois des gens qu'on broie et j'essaie de desserrer l'étau. Point."
Gagner du temps, à défaut de gagner la guerre
La nuit est tombée sur Paris quand Sarah évoque ce projet de réorganisation qui devait s'appuyer sur la mise en place de "dashboards". L'objectif ? Observer les "perfs" des "sales". Mais elle sait, au fond, que la direction veut réduire grandement la voilure du service commercial.
"Surestimation budgétaire et humaine, délais allongés, première version inopérante au possible…" Elle a réussi à gagner six mois. Six mois pendant lesquels certains ont pu préparer leur départ, chercher ailleurs ou simplement consolider leurs chiffres personnels.
Mais au final, les licenciements sont tombés : 8 personnes mises sur le carreau. "C'est ça qu'il faut comprendre. On ne sauve pas le monde. La plupart du temps, on ralentit juste la machine, on amortit les chocs. Et on essaie de ne pas trop se mettre en danger."
Karim acquiesce. La semaine dernière, son n+2 a failli repérer une anomalie dans ses données. Il a passé sa pause déjeuner à retravailler ses visualisations pour masquer le sabotage. "On marche sur des œufs. Un faux pas et on perd non seulement notre emploi, mais aussi notre capacité à aider les autres."
Demain, ils retrouveront leurs postes et leurs écrans. Pas d'illusion dans leurs yeux quand ils évoquent ce système qui fragmente, anonymise, arrache aux travailleurs le contrôle de leurs outils. Mais dans leurs petits actes de résistance quotidienne, quelque chose persiste. Une dignité, peut-être. Ou simplement le refus de la résignation.
G27. Le curseur continuera de clignoter demain.