« Cet instrument peut enseigner, il peut éclairer ; oui, et il peut même inspirer. Mais il ne peut le faire que dans la mesure où les humains sont déterminés à l'utiliser à ces fins. Sinon, il n'y a rien, mais des fils et des lumières dans une boîte. »
Ces mots ont étés prononcés il y a presque 60 ans par Edward R. Murrow, célèbre journaliste américain, au sujet de la télévision. Mais aujourd’hui, on peut avoir le sentiment qu’ils s’appliquent aussi à l’Internet, et plus précisément au successeur de nos écrans cathodiques, YouTube.
La qualité éducative de la populaire plateforme vidéo lancée en 2005 est indéniable. Vidéos de chats en tous genre mis de côté, cours en ligne et tutoriels fleurissent à une vitesse vertigineuse. Apprendre à se maquiller, faire un nœud de cravate ou leçons de cuisine, ces contenus reste, en général, confinés à la sphère récréative. Cependant, la didactique 2.0 semble dès à présent s’offrir des horizons hautement plus professionnels
Avec des succès tels que celui de Veritasium, chaîne scientifique et véritable succès outre-Atlantique comptant presque 3,5 millions d’abonnés, s’annonce une probable révolution pour l’éducation. Dans la lignée des tâtonnements de la Khan Academy, plateforme d'apprentissage en ligne qui propose chaque mois sur YouTube plus de 4 500 leçons gratuites à 6 millions d'utilisateurs, l’enseignement n’est plus si insensible aux appels du pied de la plate-forme.
Mathématique, physique, histoire, géographie, les vidéos s'attaquent à un grand nombre de sujets. Certains enseignements, considérés comme plus noble et peu enclin à être diffusé par ces nouveaux canaux, semblent pourtant imperméables à la vague noir et rouge. En effet, comment imaginer être opéré par un chirurgien ayant fait ses armes grâce à YouTube ?
Incisions et bistouri numérique
N’ayez crainte, le géant de la vidéo forme déjà des chirurgiens. Une étude, publiée le jeudi 3 mars dans la revue scientifique JAMA Facial plastic surgery, révèle qu’une part croissante des chirurgiens plastiques américains utilisent YouTube pour apprendre de nouvelles pratiques, ou rester à jour sur les développements du secteur.
Menée par l’American Academy of Facial Plastic and Reconstructive Surgery (AAFPRS) sur ses membres, elle a pour objectif de déterminer l’utilisation des nouveaux médias au sein de la profession. Les participants ont étés questionnées sur les moyens mis en œuvre pour acquérir de nouvelles compétences (techniques ou non), leur utilisation des médias numériques, les compétences obtenues sur les nouveaux médias et la mise en pratique ou non de ces dernières.
Sur les 202 participants, 64.1% déclare avoir utilisé YouTube pour apprendre de nouvelles pratiques relatives aux rhinoplasties et procédures d’injections, avec 83.1% qui atteste par la suite les appliquer. Selon l’auteure de l’étude, elle aussi chirurgienne, ces chiffres n’ont rien d’étonnant “ Avec l'avènement des plateformes vidéo, les chirurgiens ont une nouvelle source pour acquérir du savoir, plus interactif que la lecture et plus accessible que la formation avec un expert.”
Si la démocratisation des savoirs est bien le principal point positif de l’utilisation des nouvelles technologies, elle apporte néanmoins son lot d’interrogations et d’inquiétudes, particulièrement quand le phénomène touche la figure tant fantasmée du chirurgien.
En premier lieu, la légitimité de ces enseignements. La transmission du savoir est avant tout une question de confiance, et à l’image des brownies piégés d’EnjoyPhoenix, célèbre Youtubeuse française, comment avoir confiance en un intervenant sorti des méandres du web ? En effet, quelques abonnés brûlant des brownies pour une erreur de thermostat apparaissent comme un bien faible tribut, en comparaison aux centaines de vies dépendantes des capacités du chirurgien.
D’éminents professionnels ont réagi suite à la publication de l’étude. Tandis que certains fustige « l’irresponsabilité » de leurs confrères, d’autres, à l’image du chirurgien saoudien Talal A. Al Khati, proposent des solutions. Ce dernier par exemple a, dans son article surgical education on Youtube, suggéré une surveillance professionnelle des chaînes YouTube pour permettre l’établissement d’une bibliothèque éducative légitime.
Face à cette immense bibliothèque qu’est Internet, l’institution éducative s’adapte et légitime. À l’image de nombreux métiers issus du numérique qui ont fait l’objet a posteriori d’un processus de certification, avec en tête les indispensables community manager d’aujourd’hui. Et finalement, plus profond que la réaction institutionnelle, celle de l’individu, car, pour reprendre les mots d’Edward Murrow, c’est à nous de décider la fin que nous voulons donner à cet outil.