Invité des Amis du Conseil représentatif des institutions juives de France le 19 janvier 2016, Manuel Valls a fustigé l’action de l’Observatoire de la Laïcité et de son directeur, le socialiste Jean-Louis Bianco. Ce dernier a été cosignataire d’une tribune, paru dans Libération deux jours après les attentats.
Le texte réunissait des personnalités telles que Christine Lazerges, présidente de la Commission des droits de l’homme, le grand rabbin de France ou des figures plus controversées comme Yasser Louati, porte-parole du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) et Nabil Ennasri, proche du courant des frères musulmans. Détail qui prête à rire, Robert Ejnes, directeur exécutif du CRIF, fût l’un des premiers signataires.
Le chef du gouvernement a très rapidement annoncé sa volonté de rencontrer Bianco, dénonçant alors le « climat nauséabond » dont serait responsable plusieurs signataires, « représentants d’un Islam politique », tels le rappeur Médine. Le directeur de l’Observatoire publiera en réponse un communiqué cassant envers Manuel Valls, se défendant de tout dérapage et se positionnant contre le « triage » voulu par le premier ministre.
Un acte médiatique anthologique, pour une scène politique habituelle sur la laïcité et, finalement, rien de tragique pour nos deux acteurs. Jeudi 28 janvier, Jean-Louis Bianco a été reçu à Matignon et a été confirmé à son poste, « La polémique est close » annoncera-t-il à Mediapart.
Au fond, un conflit peu novateur et la même question qui revient encore et toujours : Qu’est-ce que la laïcité ?
Un conflit d’aujourd’hui ?
La laïcité est une valeur fondamentale de notre République. Elle permet de stopper l’universalisme intrinsèque des 3 monothéismes. En France, on peut parler de « mentalité laïque », pour reprendre le terme de Jean Boussinesq dans le livre d’Alain Gresh La République, l’Islam et le monde.
« Mentalité vague mais prégnante chez la grande majorité des Français, qui se disent sincèrement attachés à la laïcité, mais qui donnent à ce mot des significations parfois assez différentes des textes institutionnels ou de la pratique politique, parce qu’en fait très peu de gens ont lu les textes. »
Face au flou, différentes interprétations s’affrontent, et ce dès 1905. Aristide Briand, instigateur de la loi du 9 décembre 1905, et son mentor Jaurès devaient à l’époque composer avec une opposition au sein même du camp républicain. Une minorité de laïcard, partisan d’une « laïcité intégrale », souhaitait alors diriger ce concept contre le catholicisme et son Eglise.
Avec la volonté d’éviter un conflit civil possiblement meurtrier, la majorité républicaine décida de ne pas écraser les religions, mais de limiter le pouvoir de l’Eglise catholique par une séparation stricte. Le parti pris était alors de favoriser une évolution des esprits, plutôt qu’une marche forcée à la sécularisation.
Les rédacteurs de la loi de 1905 ont regroupées sous un chapeau introductif intitulé "principes" les deux premiers articles de cette loi, fondateurs de la laïcité française. La collectivité nationale ne fournit aucun moyen d’existences aux cultes, combinés à l’interdiction de reconnaissance, de subvention et de salariat. Et, la République assure à tous les fidèles à d’exercer leur foi en toute liberté, y compris dans l’espace public, car il est important de préciser, qu’aucune procession religieuse ne fut aboli.
L’affaire du voile de Creil, la découverte d’un Autre
Le 18 septembre 1989, le principal du collège Gabriel-Havez, à Creil, décide de renvoyer trois jeunes élèves musulmanes qui refusent de retirer leur foulard en classe. Le 6 octobre, le principal refuse l’accès à l’établissement aux trois élèves, portant toujours le foulard.
Le fait divers devient polémique, enfle et prend une ampleur nationale. Des appels à la tolérance et au respect de la différence culturelle sont lancés. Le ministre de l’éducation de l’époque, Lionel Jospin, décide de résoudre l’affaire par le dialogue. 2 semaines plus tard, de Guy Coq, membre du comité de rédaction de la revue Esprit, à l’islamologue Maxime Robinson, de nombreuses voix s’élèvent contre ces appels à la tolérance et mettent en garde contre les « dérives communautaristes », pouvant ébranler la République.
La polémique devient bataille, et émerge alors une rhétorique guerrière dans les discours. Elisabeth Badinter sommera les français de « ne pas capituler » sur France Inter et e philosophe Alain Finkielkraut, lui, s’insurgera contre ces « soldats de Dieu ».Deux camps vont s’opposer, faut-il oui ou non, autoriser le port du voile à l’école ?
Derrière cette question, le débat s’étend, la société française va alors découvrir les musulmans qui la composent. Face à une 2ème génération issue de l’immigration, moins discrète sur ses croyances que la 1ere, certains invoquerons« l’incompatibilité » entre Islam et République. D’autres vont y voir un échec de l’intégration ou encore le signe d’une jeunesse qui rejette l’Etat, la France et ses traditions.
Pourtant, ce processus de visibilisation de la différence dans l’espace publique n’est pas obligatoirement le signe d’un rejet. Cela peut même prouver que l’intégration est, au contraire, une réussite, ou du moins qu’elle est sur la bonne voie. Selon Hannah Arendt « quitter la sphère privée pour s’exposer sur l’espace public est la preuve même de la citoyenneté. ». C’est lorsque le « moi », unique et indivisible, s’articule avec le collectif que l’individu ressent son appartenance à la communauté nationale.
Ce débat idéologique explosif obligera Lionel Jospin a sollicité le Conseil d’Etat qui, le 27 novembre 1989, rendra son avis : le port de signe religieux à l’école n’est pas incompatible, à partir du moment où il n’est pas ostentatoire et revendicatif. Un avis pour le moins flou, qui n’empêchera pas d’autres accidents de survenir.
Quand, au nom de la laïcité, la neutralité envahit l’espace public
En 2003, deux lycéens d’Aubervilliers sont exclus pour les mêmes raisons. Bernard Stasi sera par la suite nommé, à l’initiative de Jacques Chirac, président d’une commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République. La commission rend le 11 décembre un rapport, dont la principale proposition débouchera sur l’adoption en mars 2004 d’une loi établissant l’interdiction des signes ostensibles à l’école.
La loi de mars 2004 ne va pas apaiser ces débats. Les élèves auront interdiction de porter des signes ou des tenues qui manifestent ostensiblement une appartenance religieuse. La laïcité impose désormais la neutralité aux enfants à l’école, et non plus seulement à l’Etat et ses fonctionnaires. La neutralité va s’étendre, le 27 mars 2012, aux parents accompagnateurs avec la signature de la circulaire Châtel. Ces soubresauts dépassent l’espace scolaire, d’autres services publics, notamment celui de l’hôpital, sont à leur tour affectés par cette la laïcité récemment réformée.
Le mot reste le même, le contenu, lui, change. Il n’y a qu’à voir la réinterprétation faite par la Bibliothèque Nationale de France (BNF) et son exposé sur la laïcité pour observer ce glissement au sein même de nos institutions. Dans la présentation consacrée à la laïcité, à l'occasion des 110 ans de la loi de 1905, l’interdiction faite aux élèves de porter des signes religieux y est présentée comme une continuité des lois historiques de Ferry, Jaurès, Briand ou Buisson.
Prévenir le prosélytisme par des mesures telles la loi de 2004 ou la circulaire Châtel, n’est pas, en soi, contrevenir à la laïcité. Pourtant, les termes juridiques utilisés laisse libre court aux interprétations, ce qui est ostentatoire pour l’un ne l’est pas forcément pour l’autre. Ce glissement de la neutralité, au nom de la laïcité, vers l’espace public peut poser certains problèmes et, porter atteinte à la liberté de culte, l’autre versant de la laïcité.
L’émergence d’une laïcité identitaire
Depuis l’affaire du voile de Creil, la laïcité est, dans les débats, mise en opposition avec le foulard, la burqa puis plus généralement, l’Islam. Ces débats illustrent le glissement de la laïcité vers une définition identitaire.
La résurgence du « terroir » et la défense de celui-ci par la laïcité, avec, par exemple, l’organisation d’apéro « saucisson-pinard » de l’organisation Riposte laïque en est l’une des illustrations. Qu’on à voir laïcité et terroir ? Si ce n’est l’orchestration de la première pour défendre la seconde. Ainsi, en opposition avec l’Islam, des actions « laïques » mettent en avant les interdits religieux et exclue les croyants musulmans de l’identité nationale.
Il n’y qu’à voir le regain de popularité des mouvements d’extrême droite, comme le mouvement de Marine Le Pen qui fait sien les valeurs de laïcité, du terroir et du féminisme. Je n’introduirais pas ici l’utilisation du droit des femmes par certains politiques, cependant, il est surprenant de voir l’indifférence concernant les inégalités salariales ou les violences domestiques se transformer en redécouverte du féminisme lorsqu’il s’agit d’un bout de tissu.
D’autre part, la valorisation de l’héritage judéo-chrétien dans les discours politiques, et principalement à droite, témoigne de la difficulté à penser les trois monothéismes à égalité. L’Etat semble bien oublieux de l’accaparement de l’enseignement privé par l’Eglise catholique et les dizaines de millions d’euros de subventions publiques.
Les débats publics, majoritairement initiés par le haut, nomment un ennemi, à partir duquel se définirait la laïcité d’aujourd’hui. La laïcité est faite pour penser et organiser la différence. A l’opposé du modèle multi culturaliste anglo-saxon, elle doit être neutre et ne peut être affiliée à une tradition, nationalité, race ou autre, au risque de perdre de cette indifférence. En devenant socle identitaire, elle perd son regard indifférent et devient alors stigmatisante.
Revenir au droit et définir un fond commun
« L’Eglise chez elle et l’Etat chez lui » avait déclaré Victor Hugo en 1850. Face à la difficulté de penser cette référence externe qu’est l’Islam, l’Etat et nos gouvernants sont de plus en plus juges de l’application de la laïcité, alors que ce débat d’idées, que les contours du vivre-ensemble, se doivent d’être consensuelles.
Quand aujourd’hui plus de 81% des français jugent la laïcité en danger (sondage Ipsos), il apparaît nécessaire de réintroduire dans l’espace public la possibilité de débattre, d’expliquer et de comprendre.
Briser les mythes et fantasmes entourant les croyances de chacun, voilà l’un des objectifs d’associations tel que Coexister car, pour dire que les différences ne comptent pas, il faut d’abord les assumer.
Il est cruciale de revenir aux textes de droit, de nous réapproprier, nous citoyens de tous âges, les débat publics concernant la laïcité. Arrêter les interprétations passionnelles et électoralistes, définir un fond commun et créer un véritable vivre-ensemble (voir la tribune de Clément sur ce sujet !).
Cet article a été écrit dans le cadre du projet R ! O.
R ! O c'est une websérie journalistique qui donne la parole à la jeunesse avec 1 vidéo-interview et 1 article.