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Billet de blog 11 avril 2016

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Qu’est-ce que la société civile ?

La société civile, dont la primaire a été lancée ce 11 avril, est un piège dont il faut nous départir définitivement si nous voulons recommencer à penser le monde en citoyens.

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Qui ne fait pas partie de la société civile ? De Corinne Lepage et son groupe « Cap21 » à Jean-Luc Mélenchon, candidat apartisan, en passant par Emmanuel Macron et son récent groupe « En Marche », par « La Transition », « Le Mouvement Commun », « Le Printemps républicain », « Le Sursaut », ou, moins organisées, les actions de la « Nuit Debout », les mouvements ZADistes, l’économie collaborative, il n’est jusqu’au Président de la République qui ne s’investisse ou ne soit investi en représentant de ladite société. Le très sérieux Journal Du Dimanche ne nous le dit-il pas lui-même, dans un article daté du 17 janvier, la société civile, « qui en [a], disent-ils [à La Transition], par-dessus la tête du PS comme des Républicains » veut son candidat pour 2017. Ce candidat se déciderait par des primaires, l'idée est lancée depuis ce 11 avril, où les personnalités de la dit société civile se sont réunies pour lancer officiellement le renouveau politique en France.

Le mot est agréable à l’oreille, et a été plébiscité par une génération de pensée et d’idéologie assez diffuse. Pourtant, dans le monde académique comme politique, le mot derrière le slogan ne se dévoile jamais. Quel rapport y a-t-il entre l’action d’un ministre en exercice prétendant lancer le énième mouvement de la « nouvelle politique » et les riverains de Notre-Dame-des-Landes opposés à un projet d’aéroport qu’ils jugent importun ? Par-delà la France, qu’y a-t-il de commun entre cette société civile-ci, et la même société civile qu’on a dite au cœur du mouvement « Vous Puez » au Liban, comme du microcrédit au Bangladesh, des « French Doctors » et des entreprises familiales ou des jeunes diplômés chômeurs au Mali (la liste est longue et ne manquerait probablement pas de contenir un ou deux ratons laveurs).

C’est bien entendu là la première force du mot, qui veut tout et rien dire, comme le faisait déjà remarquer en 2003 le politiste Jean Leca dans son article « De la lumière sur la société civile », « la société civile est considérée comme un concept universel, qualifié de façons différentes selon les cultures, dont l’égale dignité, combinée avec leur radicale diversité et incommensurabilité (c’est contradictoire mais qui s’en avise ?) est tenue pour un article de foi. Nous avons eu, après la démocratie populaire, sociale, la démocratie tribale, islamique, etc. ; nous avons aujourd’hui la société civile islamique, néoconfucéenne, etc. ». La société civile serait le signe d’un bon fonctionnement des « forces sociales », d’une efficacité et d’une vitalité des « corps intermédiaires », autant de synonymes qui ne font jamais sortir le terme de l’ambiguïté. Il est ainsi de coutume, dans les organisations de conseil international comme l’International Crisis Group, d’inclure un état des lieux de la société civile aux analyses de situation des pays décrits. Ce groupe nous informe par exemple de la possibilité d’un consensus en Haïti, où la société civile et les partis politiques (qui, contrairement à la liste présentée plus haut, n’en font donc apparemment pas partie) ont exprimé leurs demandes. On se rassure sur la naissance d’une société civile active et vigoureuse en République Populaire de Chine, tandis qu’il est évident que la société civile est à la fois la première victime du conflit syrien et le cœur de sa possible fin.

Mais, toujours, dans cette orgie de société civile, qui n’a donc échappé ni à la sauce claire, ni à la sauce escabèche, le doute reste : la société civile, c’est quoi ? Tentons une définition.

Histoire de la société civile

Ne remontons pas aux grands fondateurs du terme. On évoquerait probablement Habermas, Locke, Hegel et Tocqueville, mais n’en serions guère plus avancés. En effet, s’il est commun d’exercer un retour étymologique ramenant évidemment jusqu’aux Grecs, concernant le terme, celui-ci n’arrive généralement qu’à prouver un truisme complet, à savoir l’idée que dans un système politique, il y a des gens qui s’occupent de politique, et des gens qui ne s’en occupent pas, et que pourtant la politique les touche. Nous voilà bien avancés, et surtout, dotés d’une définition toujours aussi floue qui ne fait aucun sens des usages concrets du terme. C’est lié au fait que ce retour étymologique n’est pas descriptif, mais prescriptif : il fait partie du discours promotionnel d’une notion en fait plus récente.

La société civile n’est pas née sous Cicéron, mais sous Pompidou, et est devenue adulte non pas grâce à Tocqueville pendant les premières années de la démocratie américaine, mais grâce à la Commission Européenne pendant les dernières années Jospin. Elle naît dans le contexte du pluralisme en science politique dans les études principalement des grands politologues américains Gabriel Almond et Sydney Verba dans leur travail sur la culture civique (justement intitulé La Culture Civique). Les auteurs y comparaient cinq pays majeurs (les Etats-Unis, le Mexique, l’Italie, la Grande Bretagne et la RDA) pour en analyser le rapport des citoyens au politique. Ils en dégageaient la conclusion que chaque pays était doté d’une « culture civique » au cœur du fonctionnement – et des disfonctionnements – de sa démocratie. Favoriser cette « culture civique » serait donc une nécessité pour la stabilité et la bonne tenue de la démocratie : la société civile était née.

L’idée fit son chemin, jusqu’à rencontrer un autre concept, la gouvernance, qui allait lui donner son essor définitif. Cette gouvernance, analysée avec beaucoup d’humour et de rigueur par Jean-Pierre Gaudin dans son petit ouvrage Pourquoi la gouvernance ? représente le pendant institutionnel de la société civile : un gouvernement sans leader, sans autorité, marqué par les mots d’ordres louables d’horizontalité et de participation. La promotion dans les années 1990 de l’idée d’une démocratie qui ne se limiterait pas à des institutions organisées autour d’un vote prend dans les institutions internationales une place majeure, soutenue par des travaux qui soutiennent cette thèse. Le plus notable fut probablement Bowling Alone, du politologue américain Robert Putnam, qui mettait en lien le déclin supposé de la démocratie américaine avec la diminution de la participation associative, y compris dans des domaines a priori dépolitisés comme les associations de loisir (d’où le titre). Cette valorisation trouve son achèvement, en Europe, dans le Livre blanc de la gouvernance publié en 2001 par la Commission Européenne. Celui-ci insiste sur la grande place à laisser à la société civile, qui y est définie comme « les organisations syndicales et patronales (les «partenaires sociaux»), les organisations non gouvernementales, les associations professionnelles, les organisations caritatives, les organisations de base, les organisations qui impliquent les citoyens dans la vie locale et municipale, avec une contribution spécifique des églises et communautés religieuses ».

Cette société civile fait dans les années suivantes l’objet d’une attention particulière, notamment, des bailleurs de fonds internationaux : l’aide au développement, en particulier, est quasi-systématiquement accompagnée d’un volet « société civile », qui part du principe qu’en aider les organisations permettra un renouveau démocratique, par l’acquisition de la fameuse culture civique (reconvertie par Robert Putnam en « capital social »).

Un corps politique qui ne fait pas de politique

Le cœur de l’idée de société civile est décrit par Jean Leca : « la société civile est un groupe concret observable immédiatement à partir de ses membres qui ne sont ni des politiciens professionnels ni leurs clients (ni, par extension, les militants des partis politiques) ni le personnel administratif ». Cette notion s’inscrit dans la vieille tradition libérale du pluralisme politique, selon lequel l’intérêt général ne se définit pas autrement que comme un consensus entre des intérêts particuliers librement institués. On y retrouve les ambiguïtés derrière les termes qui y sont souvent associés de « dialogue social », de « consensus », ou de « dépassement des clivages ».

Pour les apologues de l’action de la société civile, le sous-texte est simple. Le politique organisé, institué, est non pas la résultante, mais la cause des divisions, qui sont forcément nuisibles. Il est inenvisageable qu’il puisse ne pas être possible de trouver un compromis entre des catégories comme les employeurs et les employés, les promoteurs de l’installation de centrales nucléaires et les écologistes, les homosexuels et les homophobes, l’industrie du tabac et les militants de la santé publique, ou toute autre opposition imaginable. Si un tel compromis n’est pas trouvé, c’est tout bonnement que le monde politique se laisse emporter à des divisions fictives (au cœur desquelles, évidemment, le clivage gauche-droite, mais bien d’autres également) et les entretient pour de basses raisons. Il convient alors de promouvoir l’engagement en politique de la société civile, qui indépendante de l’Etat, saura quant à elle dégager un vrai consensus national. C’est sous ses auspices que sont proposées les « mesures de bon sens », les « gouvernements de large coalition », les politiques de participation desquelles devront, évidemment, être exclues les notions nuisibles et indésirables d’idéologie ou de politisation. N’a-t-on pas vu, parmi les critiques des mouvements sociaux récents, dont quantité de bien-pensants au cœur des « mouvements citoyens » que sont, par exemple, le « Printemps Républicain » ou « Le Sursaut », le concert des pleureurs se désespérant de ce que ces mobilisations sont « politiques » ? N’a-t-on pas vu la réponse de certains – pas tous, par ailleurs – des militants jurer croix sur le cœur de ce qu’ils n’étaient pas du tout politisés ?

C’est là que se trouve le premier piège de la société civile, qui repose sur le fantasme d’un intérêt général de bon sens, lumineux, transparent, splendide, qui ne serait pas émergent uniquement du fait d’une méchante volonté d’individus politisés de ne pas le reconnaître. Jean Leca le disait encore : « Du point de vue normatif, la société civile est tout ce qui est bien. C’est là où l’on n’a jamais tort, le lieu de la liberté et de la coopération librement fabriquée, l’ordre spontané du marché ou des communautés ou des ONG (selon les paroisses), opposé à l’ordre construit et imposé par un État source de tous les maux (ou du moins de beaucoup), le catalogue de ces maux variant lui aussi grandement selon les paroisses, libérales, libertaires, populistes, altermondialistes, islamistes, etc. ». Ce préjugé normatif explique en partie que, lorsque l’on parle de société civile, on ne pense évidemment pas aux sectes, mouvements fondamentalistes et acteurs extrémistes, mais également aux groupes de la criminalité organisée, les réseaux de clientèle qui ont, qu’on le veuille ou non, un effet sur le politique. La société civile étant bonne, est exclu de la société civile tout ce qui n’est pas bon, par définition. C’est une notion (ainsi que le discutait James Ferguson dans son essai The anti-politics machine à propos de la politique des ONG au Lesotho) fondamentalement anti-politique. Il a déjà été dit sur ce blog que la politique, en démocratie, n’est rien d’autre que l’organisation d’un conflit irréductible par des procédés non-violents, et que c’est cette organisation est préférable aux autres, qui reposent soit sur la répression violente, soit sur la  négation des conflits. Retirons le conflit, nous n’avons plus de politique. C’est ce que se propose, sous ses atours sympathiques, de faire la notion de société civile. A ce titre, la société civile n’est non seulement pas incompatible, mais presque le contraire de la notion de citoyenneté. Ce n’est pas tant l’existence de corps organisés de citoyens défendant des causes ou des intérêts qui est en cause, mais l’idée que ces corps sont illégitimes aussitôt qu’ils prétendent penser le monde politiquement.

Une réelle pratique des gouvernants

Mais la société civile existe en dehors de l’idée et des discours, et nous fait voir toute l’hypocrisie des discours louant la naissance d’une « nouvelle politique » qui se ferait sur le deuil de la « verticalité » et dans la réalisation joyeuse d’initiatives « horizontales ». Dans les faits, ce fantasme d’une société civile qui irait dans le sens inverse d’une clique politique dépendante de l’état et dopée à l’idéologie fait au moins sourire. Ainsi qu’on l’a vu plus haut, la société civile n’est pas née toute seule, et on peut se demander dans quelle mesure il n’est pas ridicule de parler d’initiatives indépendantes de l’Etat quand on voit que la notion s’est développée et a été formée à grands renforts de fonds et de plateformes publiques, mises en place successivement par la Banque Mondiale, par les Nations Unies, par l’Union Européenne, et par les Etats eux-mêmes. On peut se demander de quelle indépendance il est question quand c’est à l’initiative des gouvernements que cette société civile émerge. Certes, on aura beau jeu de rappeler l’existence de « vraies » organisations de la société civile : la chute du communisme en Europe de l’Est ne s’est-elle pas après tout faite, dans le cas de la Pologne, dans le cadre d’une vaste coalition de la société civile, autour du fameux syndicat Solidarność ? C’est oublier que celui-ci, s’il a effectivement été fondé contre l’Etat et le parti unique, n’a pas été fondé dans le souci d’une brave politique dépolitisée, mais bel et bien autour d’un programme politique et surtout par des gens qui avaient participé de l’engagement politique (quand bien même ce n’était pas nécessairement au sein d’un parti) de longue date, que l’on parle d’Anna Walentynowicz comme de Lech Wałęsa.

Il en va de même des « organisations de la société civile » qui se présentent actuellement à nous : nombreux ont plaisanté en voyant Emmanuel Macron proposer une « nouvelle politique », lui qui est désormais un acteur institué de la politique étatique. Son groupe, « En Marche », n’est pas un accident de la société civile, c’en est un représentant lumineux, comme le sont les mouvements du « Printemps Républicain » ou du « Sursaut », organisés par le haut, par des acteurs partisans, mais qui se présentent dans le fantasme du « grand marché politique » comme des produits adaptés aux besoins du « consommateur-type ». Ce dernier est supposé, par son exaspération du politique, se retrouver plus directement dans ces initiatives prétendument transpartisanes et apolitiques, qui sont en réalité une forme nouvelle de pantouflage. Des personnages mis en avant par les primaires de la société civile, voyons les hommes et femmes nouveaux (et nouvelles, donc) : anciens ministres, une ex-candidate à la présidence de la République, d'anciens cadres nationaux de partis politiques, des entrepreneurs de portée nationale, dont certains issus de familles où la politique se pratique comme un héritage parental.

Voyons surgir l’homme politique nouveau, lessivé de sa séparation du social, repeint aux couleurs de la société civile ! Ne nous promet-il pas l’horizontalité - sous couvert, bien entendu, d'accepter que le tutoiement de façade implique une autorité réelle de sa personne - sous sa brave garde ? La société civile n’est pas indépendante du politique, elle est adventice : elle existe dans son ombre, elle l’étend, en en retirant ce qui en fait l’intérêt, le conflit et la confrontation des idées et des intérêts. Elle constitue le palliatif à ce dont les démocraties mourantes ont besoin : non pas de joujoux idéologiques calibrés et sponsorisés, mais d’un réel engagement citoyen, politisé, et conflictuel. Que des acteurs qui font partie intégrante du monde politique, qui pour certains y ont fait la carrière d’une vie, se repeignent en représentants de la société civile, est la dernière plaisanterie de cette grande farce. Ou elle le serait, si derrière ces tristes plaisanteries, ne se cachait pas une entreprise, lancée au nom des meilleures intentions, de dépolitisation et de normalisation du monde, de vidage lent, discret, de la politique, au nom d’une technocratie qui ne fait, sous des airs de nouveauté, que nous revendre les vieilles lunes du compromis, lequel n’est jamais autre chose que de la compromission.

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