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Billet de blog 12 juillet 2015

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Le Gala des Mineurs de Durham, le plus grand événement syndical d'Europe

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Ses organisateurs en parlent comme du plus grand rassemblement syndical régulier d'Europe. Chaque année depuis 1871, les communautés de mineurs et les syndicats britanniques se retrouvent le deuxième samedi de juillet à Durham pour célébrer les luttes passées, présenter celles à venir, et se retrouver au sein de ce qui constitue la "gauche de la gauche" britannique. Le Gala des Mineurs a attiré environs 150 000 personnes à son édition de 2015, le 11 juillet.


L'université, la cathédrale, la mine

Dire que l'on ne parle pas beaucoup des mineurs de Durham est un euphémisme. Une façon plus honnête de dire les choses serait de dire qu'à part les ex-mineurs eux-mêmes, quelques hommes de gauche, et de temps en temps un réalisateur à la Ken Loach, au quotidien, personne n'en a rien à foutre, des mineurs de Durham. Située au Nord-Est de l'Angleterre, la ville, fait depuis les années 90 l'objet d'une lourde entreprise de lessivage mémoriel, et il est aisé de ne pas découvrir, lorsqu'on y est étudiant, son histoire sociale et économique. Un sociologue de la région disait récemment dans une conférence que "les étudiants, de toute façon, faut les comprendre : ils viennent à Durham, ils ne savent même pas qu'il fait froid dans le Nord-Est, ils arrivent sans veste. Ils montent dans le train à Londres où je-ne-sais-où, ils descendent à Durham, font leurs études, s'en vont. On pourrait être n'importe où ailleurs, ça leur importe pas. On est ici dans la région où on a inventé la société industrielle, ils n'en savent rien". Le je-m'en-foutisme apparent des étudiants est fort aidé par la façon dont la ville est mise en scène.

Plusieurs mémoires se confrontent et se complètent en effet à Durham. D'abord la ville contient l'une des plus importantes universités du pays (la troisième plus ancienne derrière Oxford et Cambridge, ne se lassent pas de rappeler certains). Très tournée vers l'international, l'université s'est peu à peu coupée, à travers une tradition élitiste, de la région dans laquelle elle est implantée. Pour les uns, elle représente l'excellence du système universitaire britannique, un pôle de recherche et d'apprentissage dont on est sûr de sortir doté d'un diplôme hautement valorisé (et dont l'étudiant britannique paie chèrement l'obtention, une année de frais d'inscriptions représentant à peu près 12 500 €). Pour les autres, Durham "n'est que ce qui se fait de mieux après Oxford et Cambridge". Mais dans un cas comme dans l'autre, on n'entend pas beaucoup l'accent du Nord dans ses couloirs, les habitants de la région étant repoussés par les frais d'inscription prohibitifs mais aussi par l'idée, très présente chez certains, que l'université de Durham, c'est "pas pour les gens comme nous". A l'importance de l'université s'ajoute celle de la cathédrale. Massive, impressionnante, la cathédrale est incrustée dans le paysage quotidien de la ville, et dans sa façon de se présenter au monde : quand ce n'est pas pour son université, c'est pour sa cathédrale qu'on vient à Durham, pour la mémoire médiévale qu'elle porte et que le conseil municipal a grand soin de maintenir, notamment en entretenant un centre-ville au caractère ancien, mettant en avant le marché couvert, les ruelles pavées, et les ponts en pierre de taille. Derrière ces deux images de la ville, les mineurs n'apparaissent pas beaucoup, si ce n'est au titre de folklore, au musée Beamish proche.

Pourtant il suffit généralement de penser mines de charbons et Angleterre pour que s'imposent des images de l'histoire récente du comté de Durham : au XIXe siècle, la révolution industrielle britannique est tirée par la machine à vapeur, le charbon prend de l'importance. Parmis les région productrices de charbon, le Nord de l'Angleterre : plus de mille puits sont ouverts dans l'ensemble du pays pour faire tourner la machine de production britannique. Les mineurs, coeur de l'industrie, s'organisent politiquement et socialement, devenant l'une des forces motrices du syndicalisme, et donc du travaillisme, britannique. Arrivant au poste de Premier ministre en 1979, Margaret Thatcher parvient à fermer ou privatiser les mines de charbon. Pour le communautés de mineurs, c'est une catastrophe sociale, économique, et politique, d'autant plus que les années Thatcher sont guidées par un credo simple en terme d'emploi : qui a besoin de vivre trouvera à s'occuper. De fait aucune politique économique valable n'est mise en place pour prendre en charge la disparition de l'activité minière. Avec pour conséquence principale une situation économique durable de misère et d'abandon : en 2015, le Nord-Est demeure une région dévastée par la crise économique. En 2014, à peu près un tiers des habitants du comté de Durham vivaient sous le seuil national de pauvreté, les banques alimentaires et la jonglerie entre travail mal payé, minimas sociaux et chômage fait partie du quotidien de nombreuses personnes, et il est estimé que l'espérance de vie d'un homme né en 2015 à Stockton-on-Tees, symbole de l'ancienne industrie du charbon, est de 16,4 ans inférieure à la moyenne nationale. Cette réalité colle mal avec le discours conservateur selon lequel la misère est en Angleterre causée par la "culture de l'assistanat" : pour l'essentiel, la pauvreté dans la région est une pauvreté qui travaille autant que le régime d'austérité auquel elle est soumise depuis les années 80 le lui permet.

Dès lors les mineurs ne "vendent pas de rêve", et leur mémoire reste cachée, bien qu'elle ne soit pas censurée. On sait, en général ce que cela signifie que d'avoir été mineur au Royaume-Uni. On ne sait simplement pas quand on est étudiant étranger à la région qu'on est au coeur de l'endroit où cette tragédie s'est produite. A moins de vouloir le savoir, ou d'avoir la chance d'être confronté un jour à une personne de la région excédée de cette méconnaissance.

The big meeting

J'ai entendu pour la première fois parler du Gala des Mineurs il y a une semaine, dans un colloque organisé par mon université et auquel j'avais décidé d'assister un peu par hasard. Au cours des échanges informels qui avaient suivi les discussions, l'un des participants, auquel j'expliquais ma surprise de ne pas entendre davantage parler des mineurs de Durham, m'avait demandé interloqué "Mais, tu ne viens pas au big meeting samedi prochain ? Si tu veux entendre parler des mineurs, c'est là qu'il faut que tu ailles". Puis, les coïncidences étant du genre à s'accumuler en grappes, quelques jours plus tard à un sit-in organisé par quelques amis palestiniens pour commémorer l'anniversaire de l'attaque israélienne à Gaza : "Tu sais, tu devrais venir au big meeting, on y va, ce sera impressionnant tu verras, une super ambiance, j'y vais chaque année". Pendant les jours qui ont suivi, j'ai essayé de me renseigner sur ce dont il s'agissait, entendant un son de cloche tout à fait différent, même venant de gens de gauche : "Tu vas au Gala ? Qu'est-ce qu'un type sensé voudrait aller foutre au Gala ? Tu veux te faire casser la gueule ?", "L'an dernier j'y suis passé, c'était plein de vieux obèses au milieu de tas de canettes et qui se gerbaient dessus à 10h du matin parce qu'ils étaient bourrés depuis le lever du jour", "Ecoute, moi je viens d'une famille de mineurs, et je vais te dire ce que c'est le Gala : c'est un tas d'anciens mineurs qui se réunissent pour se plaindre parce que la vérité c'est qu'ils n'ont pas su se lever de leur cul pour aller trouver du boulot depuis les années 80. T'as pas besoin d'aller là bas, ça ne t'avancera à rien". La perception de la culture du Nord comme une culture encline à l'alcoolisme et à la violence est une réalité en Angleterre : même dans une ville comme Durham, l'idée que les anciens mineurs sont assimilables à une bande de pochards sans subtilité et qui en viennent facilement aux mains est très rapidement présentée, et il faut dire qu'il y a effectivement dans la région comme dans la culture du milieu des ouvriers une certaine habitude de lever le coude, ce qui n'est surprenant et gênant que du point de vue d'une certaine gauche qui aimerait bien que les pauvres soient propres, gentils, et bien tempérants, et a du mal à faire aux réalités de ce que sont les classes populaires autrement que par le mépris ou l'aveuglement partiel. Arrivé sur place à 9h, ce n'est pourtant pas une orgie de bière et de cidre qui saute aux yeux en premier, mais davantage la banderolle suspendue à un pont donnant accès au centre-ville : "Assez de morts et de suicides, l'austérité de ce gouvernement tue", et les bannières dont le défilé rythmera la journée.

Le Gala est un événement difficile à décrire, car il n'entre dans aucune des catégories traditionnelles avec lesquelles il est d'habitude possible d'aborder ce type d'événement. Le Gala n'est ni une fête de village, ni une manifestation, ni une célébration, ni une commémoration, ni un rassemblement politique, et il est un peu de tout ça choses à la fois. Au coeur du Gala, il y a un cérémonial plus ou moins rigide, le défilé des bannières : chaque village avoisinant Durham, et chaque puits, avait sa branche locale de l'union des mineurs, chacune disposant de sa propre bannière, et la plupart de leur propre fanfare. Les bannières font plusieurs mètres carrés, sont amenées par diverses routes à la place du marché, au coeur du centre-ville de Durham, suivies par les fanfares et par les personnes rattachées à la branche locale de l'union des mineurs, et d'un nombre variable de badauds plus ou moins ivres à mesure que la journée avance. Ces groupes se mettent, en défilé, en route vers un certain nombre de passages obligés, marqués par des arrêts auxquels la fanfare joue un ou deux morceaux, puis se remet en route. Le premier passage obligé est une jetée de marches transformée en estrade pour l'occasion, en bordure du centre-ville. Puis, après avoir descendu un des ponts de la ville, et quitté le centre-ville, les groupes se rassemblent sous le balcon du  Royal County Hotel, et surtout de son balcon, où les fanfares jouent encore une fois en l'honneur d'un public cette fois-ci un peu particulier, avant de se remettre en route vers un pré, ordinairement employé comme terrain de sport. Au total, le trajet de la procession couvre à peu près un kilomètre. Entre le moment où j'ai retrouvé mes amis - et leurs bannières - à mon arrivée, et le moment de leur arrivée effective sur le pré, il s'est néanmoins passé environs quatre heures, tant sont nombreux les groupes et leurs fanfares respectives, chacune faisant l'escale au moins sous le Royal County.

Dit comme ça le Gala ressemble à une fête de village, parce que c'en est une pour partie. Mais une fois la découverte esthétique passée, cette fête de village a des apparences bien étranges, à commencer par le mystérieux public pour lequel jouent les fanfares, aligné sur le balcon du Royal County. Cette année, on y trouvait Owen Jones, l'étoile montante de la pensée de gauche anglaise et éditorialiste au Guardian, les leaders des principaux syndicats d'enseignantes, Christine Keates, de pompiers, Matt Wrack, de conducteurs de trains, Tosh McDonald, ainsi que Len McCluskey, le leader de Unite, le principal syndicat britannique. On y trouvait aussi Jeremy Corbyn, candidat de la gauche au poste de leader du parti travailliste, férocement opposé à la ligne libérale défendue par le "New Labour" de Tony Blair. Invités d'honneurs, une délégation vénézuelienne et une délégation cubaine étaient également présents. Sur ce balcon se pressait donc plus ou moins tout ce que l'Angleterre compte encore de leaders de gauche à peu près sincères dans leurs engagements. Plus encore, les fameuses bannières, si certaines sont en effet clairement locale, abordent fréquemment des visages d'hommes de gauche, de leaders suyndicaux, des allégories de la lutte sociale et, pour une en particulier, le visage de Vladimir Lénine. On trouvait aussi en marge du cortège des groupes de femmes arborant avec sourire des t-shirts proclamant "On hait encore Margaret Thatcher", des militants distribuant ou vendant des journaux comme The Morning Star, l'équivalent britannique de L'Humanité, des militants travaillistes appelant à voter pour Corbyn lors des primaires à venir, ou encore cet homme à l'air triste abordant une pancarte "J'ai pas quitté le Labour, c'est le Labour qui m'a quitté". Margaret Thatcher était par ailleurs particulièrement à la fête, deux militants arborant un cercueil contenant un mannequin de l'ancienne dirigeante tout au long du cortège, sur lequel on pouvait lire "Margaret Hilda Thatcher, née le 13/10/1925, morte le 08/04/2013, LA CHAROGNE".

Les homos, les Palestiniens, les mineurs, les syndicalistes, et mon papa

"Le Gala c'est avant tout une célébration. Une commémoration, si tu veux. Les mineurs étaient vraiment importants dans la région, et quand tu vois toutes ces bannières, tu peux vraiment voir comment cette mémoire est restée dans l'esprit des gens, tu peux voir que ça compte pour eux. Donc c'est un vrai événement pour toute la région, c'est une commémoration régionale de cette mémoire-là", me dit Andrew, qui enseigne dans l'une des universités de la région et que j'ai rencontré il y a quelques années, et retrouvé par hasard portant une bannière aux couleurs d'un syndicat des universités, "mais non, pour répondre à ta question, moi je suis pas mineur, évidemment, c'est plus un rassemblement de mineurs, parce qu'il n'y a plus de mineurs en Angleterre et en Grande Bretagne de toute façon. Mais ça reste important pour les gens". Est-ce un événement politique ? "Un peu, pas vraiment. C'est surtout un événement syndical et un événement régional. Tu peux faire la différence d'ailleurs, parce que tu peux distinguer les bannières traditionnelles des bannières syndicales. Parce que les syndicats ont leur propres bannières, ce sont celles qui sont de couleurs unies." Viennent-ils comme à une manifestation, avec des demandes en tête ? "Pas vraiment. On vient parce que c'est un événement important, tu peux pas dire que c'est une manif. Non c'est vraiment une commémoration du syndicalisme dans cette région, et dans ce pays". La part mémorielle est importante dans le cortège : on trouve, par exemple, ces membres de l'association pour la mémoire des collectifs de soutien entre le Royaume-Uni et les républicains espagnols, pendant la guerre civile de 1936, qui expliquent être là pour rappeler la mémoire de cette lutte et son sens pour la gauche européenne.

Tout le monde ne partage pas cet avis, en particulier les quelques anciens mineurs que j'ai trouvés dans le cortège. Pour l'un d'entre eux, le Gala est et demeure avant tout une manifestation politique : "On est là parce qu'on nous a tout pris. Moi j'étais mineur, quand ils ont fermé les puits dans les années 80. Je me suis retrouvé sans rien. Les gens qui étaient mineurs maintenant ils ont pas de boulot, ils vivent avec des petits jobs et des aides sociales, on les a massacrés. C'est pour ça que la presse nationale ne viendra pas parler de cet événement, parce qu'on est trop politiques pour eux, ils ne veulent pas que ça se sache" Même son de cloche chez un passant, ancien mineur également : "Je viens ici chaque année. Je suis pas de Durham, je suis d'à côté, je viens pour rappeler ce qu'ils nous ont pris".

D'autres bannières sont au premier abord plus surprenantes, faisant hommage à la Palestine, ou au mouvement gay et lesbien. Mike, militant gay défilant sous la bannière des "Lesbiennes et hommes gay en soutien aux mineurs", explique cette présence par l'importance de la convergence des luttes. Lors de la grande  grève des mineurs de 1984 - 1985, un certain nombre de militants des droits des homosexuels se sont en effet associés aux mineurs (une solidarité présentée de façon romancée dans le film Pride, sorti en 2014, qui a été l'occasion de la reformation de cette association) : "Pour nous les mineurs et les gays faisaient face au même gouvernement conservateur et c'était normal de venir les soutenir. Ca a été l'occasion d'une solidarité incroyable, tout le monde soutenait les mineurs à l'époque, les Français nous ont d'ailleurs beaucoup aidé, ils envoyaient des convois entiers d'aide aux mineurs à l'époque". En effet, en 84, le gouvernement Thatcher parvient à mettre sous séquestre l'entièreté des fonds de la National Union of Miners. Mike et ses camarades, comme plusieurs autres mouvements à l'époque, participe à des collectes de fond pour venir en aide aux mineurs en grève : "Ils ont voulu les faire crever des faim, pour les forcer à retourner au travail. Alors on a organisé des collectes de fond et des visites. Et puis on a aussi organisé le grand concert de collecte de fonds (un événement délicieusement nommé Pits and Perverts, NdA). Evidemment ça n'a pas été évident pour tout le monde, parce qu'il y avait pas mal d'homophobie, y'a de l'homophobie partout. Mais aujourd'hui, quand on retrouve les mineurs, ils nous appellent leurs héros".

Cette convergence des luttes est l'objet pour certains militants d'une forme de censure regrettable, ainsi une militante explique que "Si tu vas à la marche des fiertés à Londres aujourd'hui, tu verras en tête de cortège des bannières sponsorisées par la Barclays. Nous ici on est aussi là pour rappeler que les banques et les Tories ne nous ont jamais aidés, comme les mineurs, c'est les mêmes qui ont soutenu les politiques homophobes et les attaques aux mineurs. On est là pour dire que c'est pas parce qu'on est militants lesbiens et gay, ou LGBT comme on dit maintenant, qu'on est juste des gens sympa qui font la marche des fiertés. C'est pas parce qu'on est gays qu'on est contents, on est comme eux, on fait face à la même austérité". Comme en France après mai 68, je lui fais remarquer, les conservateurs aiment bien séparer la critique sociale de la critique artiste : "Carrément. Mai 68 était très important pour nous d'ailleurs. Notre présence ici rappelle que ces combats sont les mêmes". C'est donc toute la mémoire des mouvements sociaux et associatifs anglais qui se rassemblent autour de celle des mineurs : Palestiniens, homos, associations de lutte contre les dépendances, banques alimentaires, syndicats se rassemblent, mais aussi des mémoires familiales, celles des enfants et, dans certains cas, petits enfants de mineurs et de militants divers, qui viennent célébrer le souvenir de ce que leurs familles ont vécu. Ces mémoires ne sont bien entendu pas uniques et certains sont au coeur de plusieurs d'entre elles.

Le syndicaliste et le vendeur de barbe à papa

Mais enfin tout ce petit monde a bien fini par se retrouver sur son pré, au milieu d'une ambiance à la fois militante et festive : en face du stand d'un syndicat appelant à l'action directe, on trouve un autre stand de pêche au canard, et le camion du syndicat des pompiers fait étrangement face à une sorte de fête foraine montée pour l'occasion. Cependant la dimension profondément politique de l'événement est devenue difficile à cacher, les invités de marque étant invités à faire des discours pour clore la partie officielle de la journée. Le thème était clair : le syndicalisme est le coeur du progressisme dans le Royaume-Uni, les Tories sont en train de détruire le pays, et il est temps de leur faire face. Le tout est présenté dans un ton radical qui n'a rien à envier à la fête de l'Humanité. Retranscrire tous ces discours serait trop long, mais un bon résumé est cet extrait (approximatif) de celui de Tosh McDonald qui rappelait son engagement en ces termes : "Je me souviens de l'époque où on se levait pour aller charger des trains entiers de charbon depuis la mine pour aller le transporter vers des usines et des centrales, c'était notre charbon, nos usines, et notre électricité était produite dans nos centrales, on a travaillé pour elles, on a payé pour elles, pas pour qu'elles soient vendues à des investisseurs privés. Des hommes sont allés dans les entrailles de la terre pour chercher le charbon, et c'est ce charbon qui a construit ce pays. On peut le dire maintenant, pendant toute la période de la grève pas une seule pelletée de charbon n'a bougé des mines pour ces mecs. Et je vais vous le dire franchement, comme je l'ai tant dit avant : je haïssais Margaret Thatcher, il n'y avait pas un muscle, pas un os dans mon corps qui ne soit pas entièrement consacré à haïr Margaret Thatcher, et quand je me levais, je me levais toujours une heure plus tôt, juste pour pouvoir la haïr une heure de plus dans la journée. Et malheureusement j'ai pas eu beaucoup de temps pour récupérer mon sommeil, parce que maintenant je hais David Cameron, je hais George Osborne juste comme je haïssais Margaret Thatcher, et je commence à nouveau à manquer de sommeil".

Evidemment, la presse n'a pas énormément envie de décrir au contribuable britannique le rassemblement de 150 000 personnes (le nombre de participants venus à l'édition 2015, soit l'équivalent de trois fois la population de la ville) venus écouter des leaders syndicaux leur parler de la fin du capitalisme : ça n'attirerait pas les familles nombreuses, et ça ne fait pas propre. Seuls médias à peu près nationaux à parler de l'événement, la BBC a au moins la décence de préciser que "Jeremy Corbyn et des leaders syndicaux se sont adressés à la foule" venue assister à cette "célébration de l'héritage des mineurs". Une décence dont s'est passée ITV qui a apparemment mis un grand soin à essayer de cacher la dimension politique de l'événement, dans un article ironiquement titré "Le Gala des Mineurs de Durham, tout ce que vous devez savoir", écrit dans un style neurasthénique du plus bel effet, et que je ne peux pas m'empêcher de traduire en intégralité pour l'amusement du lecteur :

Le 131e Gala des Mineurs de Durham paradera au centre de la ville le 11 juillet. Traditionnellement, les groupes de mineurs marchaient à travers leurs villages dès le lever du jour et se rendaient à Durham de toutes les directions. Dans l'essentiel, cette tradition se maintient aujourd'hui. Le principal point de rassemblement est Market Place au centre ville et groupes et bannières commencent à défiler de là au champ de courses à partir d'environ 8h30 du matin. D'autres points de rendez-vous sont le QG des Mineurs à Red Hill près de la gare et The New Inn à l'ouest de la ville. Le point focal du Gala est le County Hotel à Old Elvet, où les deux branches de la procession convergent. Là, les leaders syndicaux, des invités et les dignitaires locaux accueillent la procession depuis le balcon de l'hôtel, et les groupes jouent leur 'party piece' avant de traverser la courte distance les séparant du champ de courses où se trouve une estrade pour les discours. La procession peut mettre trois à quatre heures à passer le County Hotel à cause du grand nombre de participants et les pauses fréquentes à l'hôtel. Cependant, une atmosphère de théâtre de rue fait de l'événement une fiesta bien plus qu'une procession. Sur le champ de courses, les bannières sont attachées aux clôtures proches, créant une tapisserie colorée de l'histoire des ouvriers. Sur les rives, on trouve des manèges pour enfants et des stands vendant de livres en fast food. Sous les chapiteaux, on trouve de nombreuses expositions, ainsi qu'un endroit où acheter du thé et des sandwichs géré par le Parti Travailliste de Durham et, pour les plus aventureux, sur un champ en amont, on trouvera une fête foraine et des grands huits. At 13h, un panel se rassemble sur l'estrade et ouvrira le meeting. Après les discours, quatre ou cinq groupes et bannières triés sur le volet se rendra à la Cathédrale pour le service des mineurs.

Certes, quand il s'écorche les doigts à évoquer le Labour et les syndicats, le rédacteur d'ITV n'est pas entièrement dans le faux : il y avait clairement une fête foraine, il y avait clairement des jeux pour enfants. Mais je ne suis pas convaincu que les gens se baladant avec leur bannière à la gloire de Lénine ce jour-là, les syndicalistes appelant à l'action directe, ou mes amis les militants pro-Palestine sont très conscients de ce que, comme le dit ITV, ils participaient à une fiesta sympa créant une tapisserie colorée de l'histoire de la région près d'une fête foraine. Je ne suis pas convaincu qu'ils auraient été très contents qu'on leur dise que c'était ça parce que, de ce que j'ai pu comprendre, ils avaient davantage l'impression de participer à des luttes actuelles. Je ne suis pas convaincu qu'Owen Jones, quand il a appelé les participants à se souvenir qu'une lutte sociale n'est jamais gagnée, que les luttes d'hier ont été difficiles et que l'avènement d'un vrai socialisme demanderait de se tenir sur les épaules des géants que sont les suffragettes, les mineurs de 84 et les militants pour les droits sociaux avait l'impression qu'il était moins aventureux que ceux qui sont allés se faire un grand 8 ce jour-là. Je ne suis pas entièrement convaincu non plus que le leader de Unite, qui expliquait avec fierté que son syndicat vient de retirer de sa charte la mention du respect à la loi, "pas parce qu'on est terroristes, pas parce qu'on est anarchistes, mais parce que ce gouvernement fait des lois pour nous empêcher de nous battre pour nos droits", et revendiquant les 700 grèves votées par son syndicat dans les douze derniers mois comme une marque de fierté, avait particulièrement le sentiment en disant ça qu'il ne faisait qu'animer une petite procession de fanfares locales.

Un modèle anglais

Le Gala des Mineurs n'est pas une manifestation. Ce n'est pas non plus une fête de village, ou une procession. C'est un peu des trois. De façon intrigante, cet événement est presque complètement méconnu en France, alors que pour les organisateurs, c'est le plus grand événement syndical d'Europe, et l'un des plus anciens. Il ne faut jamais sous-estimer la méconnaissance des médias, évidemment : après tout, ça m'a pris un an et demi rien que pour entendre parler de ce phénomène, alors que je suis sur place et que ça m'intéresse. Mais je me demande comment il se fait que, pour l'un des mouvements sociaux et des groupes sociaux les plus représentatifs de ce que l'austérité et le néolibéralisme ont fait à l'Europe occidentale, après 144 ans de réunion anuelle, le Gala des Mineurs reste inconnu en France. Dans une période où l'on s'inspire de plus en plus du modèle britannique, ce genre de réunions a tendance à nous montrer qu'il y a en Grande Bretagne un autre modèle : celui d'un syndicalisme qui n'a pas peur d'affirmer ses objectifs politiques, d'appeler à voter pour un candidat radical à la direction du principal parti de gauche du pays, en disant que voter pour un autre candidat "serait comme voter pour décider qui est le plus grand des sept nains", et celui d'une politique qui se dit radicale et réussit à rassembler 150 000 personnes dans une petite ville.

Voir le Gala simplement comme un rassemblement de radicaux serait inexact : ce serait naïf de ne pas imaginer que l'élite politique locale ait quelque rôle à y jouer, ce n'est pas un rassemblement révolutionnaire. Mais ça reste un rassemblement de gauche radicale, qui mérite d'avoir sa place dans les représentations qu'on se fait de l'Angleterre, en dehors des clichés classiques d'un pays qui vit un miracle artificiel sur un capitalisme sauvage et dérégulé, sur l'acceptation du fait que la croissance de Londres implique de laisser couler tout le reste du pays. Ce que les mineurs rappellent, avec obstination. Au dessus de Durham, flottait samedi un ballon d'hélium aux couleurs de Unite. Sur son flanc, un slogan :

We will never knee.

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