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Billet de blog 13 novembre 2016

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Pourquoi la gauche a besoin de l'espace

Face aux montées des populismes, la gauche peut se reconstruire par l'espace. Voici pourquoi.

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On m'a souvent prévenu que mes articles étaient longs et compliqués, donc je vais essayer de faire court et simple. Ce que je vais écrire a probablement déjà été pensé, vécu, ou senti par la plupart de mes lecteurs/lectrices. Je sais que ceux et celles d'entre vous qui me connaissent me voient souvent pour ce que je suis, un étudiant de science politique trop excité par sa découverte de la géographie pour s'intéresser aux sujets sérieux. Je sais aussi que les articles portant un titre similaire à celui que j'écris actuellement sont souvent abstraits et trop conceptuels pour avoir le moindre intérêt. Je vais donc tenter de poser malgré toutes ces limites un constat clair et simple, basé sur une conviction que j'ai de plus en plus. Je vais le faire avec trois points très directs et sans références. Je veux bien apporter des sources pour ce que je vais écrire ici, si on me les demande.

Point 1 : L'espace est une médiation des médiations

Passons la formule compliquée pour dire directement ce qu'elle veut dire : les êtres humains vivent en société. Ces sociétés se construisent autour de rapports toujours inégaux selon des lignes économiques (classes sociales, catégories socio-professionnelles, etc), liées aux couleurs de peaux et aux religions (racisme, sous toutes ses formes), aux sexes, sexualités, genres (différences hommes/femmes, hétérosexisme, etc), et la liste continue. L'expérience directe et vécue de ces phénomènes d'inégalité n'est pas directe : elle fait l'objet d'une médiation. Ce que ça veut dire est que, par exemple, vous ne ferez pas l'expérience des différences entre classes sociales directement, mais à travers des événements de votre vie qui, pris séparément, n'ont aucun sens particulier. Par exemple : vous ne faites pas d'études supérieures. En tant que tel le fait de ne pas faire d'études supérieures n'a pas de sens politique ou social particulier, c'est pourquoi notre oncle de droite nous explique à chaque dîner de Noël que la gauche se trompe car il connaît un gamin de PDG qui est devenu chaudronnier (ou parce qu'il connaît un gamin de pauvres qui a réussi ses études). C'est seulement quand on sait que les ouvriers représentent à peu près 20% de la population mais seulement 10% des étudiants sont fils ou fille d'ouvriers que cette expérience individuelle commence à pouvoir être rattachée à une réalité plus large et donc prend un sens.

Le problème c'est que l'on n'est pas "seulement" fils ou fille d'ouvriers. On est aussi homme ou femme, d'une certaine couleur de peau, d'une certaine religion, d'une certaine sexualité, d'une certaine [tout ce que vous voulez]. Et toutes ces catégories sont vécues comme autant de médiations qui se compilent les unes sur les autres.

Ma conviction personnelle, c'est que toutes ces médiations se retrouvent dans un secteur particulier de la vie sociale, qui a une particularité qui lui est propre, c'est sa capacité à "supporter" tant de logiques à la fois. Il s'agit de l'espace géographique. Ca ne veut pas dire que vous êtes entièrement définis par l'endroit où vous vivez, ce qui est inexact. Ca veut dire qu'à travers l'endroit où vous vivez, vous faites l'expérience de ces différentes dynamiques sociales. Je prends l'exemple que je connais des camps de réfugiés de Beyrouth : "être de tel camp", quand on analysait ce que ça voulait dire dans la bouche d'une personne, signifiait plus qu'une simple information concernant leur adresse. Ca signifiait également être plutôt de telle origine et soumis au racisme, être dans tel environnement professionnel, être de telle culture, mais aussi être soumis à telle politique, à tel problème social ou politique, etc. Ce qui fait de l'espace une "médiation des médiations", le réel à travers lequel les gens font l'expérience des choses à travers lesquels ils font l'expérience de la réalité sociale.

Point 2 : Les gens font rarement politiquement l'expérience du politique

Il existe un biais très fort chez les gens qui se préoccupent de politique ou qui en font leur métier, selon lequel le reste des gens perçoit la politique comme eux. C'est par exemple pour ça que l'on vit comme une forme particulière d'idiotie le discours que l'on entend après certaines élections, de gens qui anoncent avoir voté pour un candidat parce qu'il "leur ressemble" ou "leur est sympathique". Nous avons souvent tendance à percevoir ce type de réaction au mieux avec mépris, au pire avec colère. La réalité, c'est que très peu de gens vivent la politique à travers des cadres de pensée politiques. Ou pour être plus précis, les cadres de pensée politiques tels que les gens qui vivent de la politique les perçoivent (ce que l'on appelle aussi la "compétence politique", qui a énormément d'importance). Très peu de gens sont "politisés", sur l'ensemble de la population. Et énormément d'électeurs sont incapables de nommer la différence entre droite et gauche. De fait, beaucoup de gens qui s'occupent quotidiennement de politique ont à ce sujet du mal à faire la différence. Certains sondages prétendent prouver le contraire en mettant en avant que lorsque les gens sont invités à se positionner, la plupart d'entre eux le font, mais il s'agit d'une grossière erreur de méthodologie : si les gens prennent volontiers une étiquette, des études plus approfondies sur ce qu'ils mettent derrière montrent que le sens des étiquette n'a rien à voir avec celui que mettent les gens vivant de la politique derrière.

Prenons encore une fois un exemple très banal qui vient encore une fois de mon expérience de recherche : l'électricité ne marche pas et il n'y a pas d'eau potable au robinet. Cette expérience, en tant que telle, même vécue par un grand nombre de personnes, n'est pas vécue politiquement. On peut y donner un grand nombre d'explications concurrentes : peut-être que le problème est que l'on vit dans une ville qui a trop grandi et que tout le monde souffre de ces problèmes ; peut-être que c'est parce que le pays est gouverné par une élite corrompue qui détourne l'électricité des quartiers pauvres vers les quartiers riches ; peut-être que la compagnie d'électricité est elle-même inefficace et devrait être gérée comme un business privé plutôt que comme une niche à emplois fictifs ; peut-être que la famille qui vit ça ne travaille pas assez et donc n'a pas d'électricité car elle ne peut pas se la payer, etc. Chacune de ces explications conduit à une réponse complètement différente. Je vais prendre un autre exemple, car les camps sont peut-être un contexte trop différent : pendant les 30 Glorieuses aux Etats-Unis, beaucoup de gens mouraient dans des accidents de la route. Il s'est avéré qu'un nombre de ces accidents étaient liés à l'alcool. On aurait pu critiquer énormément de choses : par exemple l'absence de transports en communs dans les villes américaines, ou une culture masculine liant alcool, loisirs, dangers, et fait d'être un "vrai homme", ou que sais-je encore. Mais le "choix" qui a été fait était tout autre : il s'est agi de blâmer un personnage particulier, le conducteur ivre, et d'adapter la politique en fonction de ça. Si bien que les gens, lorsque confrontés à ce type de situation, suivaient sans penser que c'en était une une ligne politique, celle du conservatisme qui blâme les problèmes sociaux comme des tares individuelles et serait identifié par n'importe quelle personne "politisée" comme une affirmation idéologique. Mais les gens ne disent pas "Les morts accidentelles résultent de responsabilités individuelles et de choix rationnels réalisés par des acteurs économiques". Ils disent "Un verre ça va, deux verres bonjour les dégâts".

Pour que les gens fassent politiquement l'expérience du politique, il faut que leurs expériences soient mises en cohérences dans un récit. Et dans un contexte dans lequel les idéologies politiques suscitent la méfiance, il n'est pas rare que ce récit ne se nomme pas comme un récit politique. Autre exemple en la matière : quand la RATP nous présente un méchant dragon qui incite les fraudeurs à frauder, elle présente aussi une idéologie politique, la même que pour le conducteur ivre, par ailleurs. Seulement elle ne la nomme pas comme politique car elle vise à rester "consensuelle". Or, les idéologies politiques sont par essence non-consensuelles. Il y a une entrée progressive d'expériences vécues comme personnelles à des expériences vécues comme collectives, et enfin à des expériences vécues comme politiques. Beaucoup de gens reprennent des discours profondément politiques sans être capables de les identifier comme tels. Pas parce qu'ils sont stupides ou qu'ils manquent d'informations, mais parce que leur rapport au politique, pour exister, doit être "apolitique".

Point 3 : La droite gagne culturellement car elle réussit à être apolitiquement politique

La droite c'est le bon sens, la gauche c'est l'idéologie. Tout le monde sait ça. Un discours de droite est pragmatiste et réaliste, un discours de gauche est idéologique et utopiste. Il faut nous demander cinq minutes pourquoi les nouveaux bien-pensants ont gagné cette bataille qui fait que quoi qu'on fasse on reste sur leur terrain. Je vais prendre deux exemples d'idéologies : l'anarchisme et le néolibéralisme. Nous savons tous que ces deux idéologies sont abstraites et utopistes, chacune à leur façon : un monde parfaitement anarchiste ou parfaitement néolibéral sont impossibles à atteindre. Il reste que la plupart des politiques que nous prenons sont dirigées par le néolibéralisme, dans lequel beaucoup de gens voient à raison un "dogme" : on fait "comme si" il marchait, malgré les preuves que non, car il s'agit d'une politique de "bon sens". Il en va exactement du contraire pour l'anarchisme : il ne viendrait à l'idée de personne (pas même d'un bon nombre d'anarchistes !) de proposer des mesures "comme si" l'anarchisme parfait pouvait être atteint. La plupart du temps l'idée reste restreinte à uune forme d'utopisme plutôt qu'à quelque chose de directement applicable.

Je pense que la raison pour laquelle la droite est actuellement culturellement si forte est qu'elle a réussi à faire ça. Comment, c'est un très long débat, mais le constat reste le même. La droite ne parle pas aux gens d'idées, des valeurs du néolibéralisme, des valeurs du conservatisme, ou du racisme, autant d'idéologies dans lesquelles elle puise ses références. Elle leur parlent de ce que les gens perçoivent comme "apolitique", justement : leur quotidien, la bouffe des enfants à l'école, les gens qui traînent dans la rue, le trou dans le trottoir d'en face, l'ascenseur qui sent la pisse et qui est encore en panne, le chauffage qui marche pas bien, et le gamin d'à côté qui joue au foot jusqu'à 19h alors que le règlement intérieur de la résidence impose du silence à partir de 18h le weekend. Ce faisant elle explique pas, bien sûr, qu'un grand nombre de ces choses sont de fait la conséquence de politiques qu'elle a menées et soutenues. Elle ne leur dit certainement pas que les mêmes gens qu'elle attaque sont victimes des mêmes choses que les gens à qui elle parle. A vrai dire sur l'essentiel des sujets elle ment éhontément, en racontant que d'accueillir des SDF rendra la promenade au parc impossible, ou que les profs travaillent seulement deux semaines par mois pendant la moitié de l'année. Il y a quelque chose de sidérant, pour tout le monde, à voir à quel point le "camp du bon sens" s'accorde avec le fait d'être aussi le camp du mensonge permanent. Mais c'est le cas. Et tant que ce sera le cas, même un élu de gauche sera condamné à mener des politiques de droite. Pas par trahison, mais parce que c'est la seule façon dont on arrive encore à penser le monde.

Conclusion

Je pense que parler de "valeurs" ne sert à rien. C'est encore moins constructif que de parler d'idéologie. Il faut repartir bien plus bas, il faut repartir à l'endroit même où se vivent les phénomènes que nous pouvons rattacher au politique. Et donc, il faut revenir à l'espace. Pas en tant que grande fiction cartographique, mais en tant que domaine social dans lequel les gens vivent directement le monde social et politique. La médiation des médiations. Il faut que les gens voient le trou dans le trottoir d'en face et pensent, spontanément, que c'est la faute du néolibéralisme. Il faut qu'ils voient un emploi disparaître et pensent que c'est la faute du capitalisme. Il faut réussir à remplacer le "bon sens" de droite par du "bon sens" de gauche. Ca ne sert à rien de parler marxisme, proudhonnisme, ou anticapitalisme aux gens. Pas à l'état dans lequel nous en somme. Il faut partir du quotidien, du directement sensible, du directement problématique, et bâtir là dessus. Et je pense, mais je peux me tromper, que le premier endroit où tout ça se vit, c'est l'espace géographique, l'espace habité, l'espace du quartier et de la ville. La gauche du XXe siècle a été pour une grande part historique (c'était le pari du marxisme), je pense que la gauche du XXIe siècle sera géographique. Ou alors elle ne sera pas. Il y a de grandes chances qu'elle ne soit pas. A vrai dire, elle est déjà en train de s'effacer sous nos yeux.

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