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Billet de blog 14 septembre 2016

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Chez les Blancs, "quand on aime les classiques, on ne se fait pas traiter de pédé !"

Dans son émission du 10 septembre, Alain Finkielkraut fait semblant de se scandaliser que dans les quartiers populaires, les bons élèves "se fassent traiter de pédé". Sa position est objectivement celle d'un défenseur de l'homophobie comme composante essentielle du système social.

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Encore une fois l'idiotie vint par Alain Finkielkraut. Cela n'a rien d'étonnant, la fonction de faire arriver l'idiotie dans le débat public étant à peu près celle de notre bien-pensant en chef depuis son apparition dans ledit débat. Cette fois-ci, comme d'habitude, la source du malheur fut son émission Répliques, l'heure hebdomadaire de pseudo-débat dans laquelle le grand penseur invite l'un de ses innombrables contradicteurs pour une mise au pilori très expertement réglée : dix minutes de discussion pour le contradicteur de Finkielkraut, trente minutes de procès pour la même personne par Finkielkraut et un "débattant" ami, le reste focalisé sur la question de comment le féminisme, l'islam, les étrangers, ou l'égalitarisme en matière d'éducation participent d'un vaste complot visant à détruire la France, généralement une crise d'énervement par l'organisateur qui se scandalise que l'on mette sur égalité le sexisme des gens qu'il aime et celui des gens qu'il n'aime pas, un remerciement hypocrite, et une Variation de Bach ruinée au passage et définitivement associée à cette grand-messe hebdomadaire de l'interdiction de ne pas penser avec les réactionnaires sans se faire tancer par un vieil académicien arrogant. Pour tout dire, pour l'auteur de ces lignes, l'écoute de l'émission de Finkielkraut s'apparente à une sorte d'ordalie hebdomadaire, généralement réalisée sous alcool ; un vieux reste d'années d'études dont une bonne partie a consisté à s'atterrer en riant jaune sur la médiocrité du cénacle des "philosophes" montés en épingle par un establishment de la culture générale IEPienne aux fraises sur ce sujet comme sur tant d'autres. Je précise "rire jaune", car le propos n'est généralement pas très amusant : derrière cette pantomime, il y a une vraie entreprise, systématique, froide, malsaine, de mettre en scène l'interdiction de ne pas être réactionnaire. Les invités critiques ne sont pas traités comme des invités, mais des faire-valoirs, qui sont à la fois sommés de discuter avec le grand penseur, mais sommés de ne pas trop contredire son auguste personne, faute d'être renvoyés à la fameuse "meute" qui n'a eu de cesse parmi les années de vouloir le censurer en ayant le mauvais goût de parfois sortir du silence général qui leur est imposé pour rappeler que ni Finkielkraut ni aucun de ses amis n'ont jamais eu une once de rigueur intellectuelle. Comme d'habitude, le 10 septembre, je ne me suis pas beaucoup amusé.

Le débat s'était orienté sur le thème "Islam, Islamisme, Islamophobie" (rassurons-nous, le dernier terme n'a pas été abordé, malgré les louables efforts et le ton assez juste de la débattante du jour, Rokhaya Diallo). Quand, en deuxième partie d'émission, le débat s'oriente soudainement - vieille ficelle de Répliques, qui consiste à faire une transition tirée par les cheveux entre le sujet du jour et le sujet réel, celui que Finkielkraut veut vraiment traiter (le complot des musulmans, des féministes, et des égalitaristes, donc, vous suivez ?) - sur le thème véritable de l'émission, donc : la vile et puissante homophobie sexiste des musulmans. Le spectre entier est évidemment évoqué dans cette séquence, obéissant encore une fois aux règles de la grammaire finkielkrautienne de dépolitisation, recours abusif à la psychanalyse, fameux "bond analogique" qui fait la signature du raisonnement du grand homme1, refus des "péroraisons" pour "parler vraiment du sujet" à la réalité contestable qu'il a envie d'évoquer, etc. Pour ce faire, Finkielkraut a un argument de poids : il a lu les premières pages de Ma part de Gaulois, un texte de l'écrivain et chanteur Magyd Cherfi (il n'a pas lu tout le texte sur la marginalisation raciste subie par l'auteur et ses proches, étonnamment).

Ce qui choque la grande âme de Finkielkraut en ce samedi 10 septembre, c'est l'infâme homophobie subie par Magyd Cherfi dans sa jeunesse. Bon élève, aimant les classiques, l'auteur a été victimes de quolibets, et de quolibets homophobes avec ça : "Je croyais qu'on traitait les premiers de la classe de bouffons, mais on les traite de pédés !", fulmine Finkielkraut2, qui part ensuite dans un de ses fumeux raisonnements sur la misogynie intrinsèque de l'islam, qui frustre les hommes, les rendant ainsi homophobes, violents, et brutaux. Et cela explique le voile, et explique aussi pourquoi le voile n'a rien à voir avec le port du talon-aiguille ou de la minijupe, associés au sexisme par son invitée précédemment et à l'élégance et au souci de soi par Finkielkraut à l'instant (les deux choses étant évidemment incompatibles), parce que précisément, "ça n'a rien à voir". Rokhaya Diallo connaît son homme, et lui fera donc remarquer que s'il se penche sur des textes aussi difficiles d'accès que Le Petit Nicolas, il pourra constater que le personnage d'Agnan se fait régulièrement battre par ses camarades à cause de ses résultats scolaires (et pourrait-on ajouter, de sa tendance à ne pas démontrer d'une très grande virilité, on y reviendra). Rappelons au cas où il le faille que comme tous les personnages, René Goscinny s'était inspiré pour son personnage d'un véritable camarade de classe. Interruption brutale de Finkielkraut : "Mais non ! Non ! [Chez les Blancs/Chez les non-musulmans/Chez les riches3] enfin on se fait pas traiter de pédé quand on aime les classiques !".

Ah bon. Finkielkraut aurait peut-être du en informer les Blancs et les non-musulmans, car ils n'ont dans mon expérience pas été informés de ce fait. Certes, il exagère : il n'y a pas, chez les riches Blancs non-musulmans, besoin de lire Gargantua en vieux françois pour subir des brimades, non seulement homophobes, mais de tous autres ordres. Des outrages bien moins graves suffisent. Dans l'expérience de l'auteur de ces lignes, voici un petit inventaire de ce qu'il faut faire pour se garantir un efficace harcèlement scolaire (généralement associé à de l'homophobie, mais pouvant selon les personnes se teinter de sexisme, racisme, et toutes autres formes de violence verbale et physique) : utiliser un mot de plus de deux syllabes ("imperméable", en l'occurence), porter du rose - ou toute autre couleur associée à la non-virilité -, ne pas s'habiller de vêtements marqués à la mode, se vêtir de vêtements peu "classe" (une casquette dotée de proège-oreilles, en l'occurence), avoir la mauvaise marque de cartable, passer trop de temps avec un ami du même sexe, lire sans y être forcé, ne pas jouer au football, regarder quelqu'un pendant qu'il essuie ses chaussures, être en surpoids, ne pas s'intéresser ostensiblement aux résultats des compétitions sportives, aimer un cours bien enseigné, être ému et le montrer, aller aux toilettes, marcher dans la cour, ne pas marcher dans la cour, dire que l'on n'aime pas la musique qui passe sur la radio privée à la mode, dessiner. Cet inventaire non-intégral fait une somme de pratiques comme on le voit extrêmement divergentes qui peuvent vous valoir de finir frappé, injurié, de prendre des crachats ou des jets d'objets, d'être coincé sous un matelas de gymnastique d'une trentaine de kilos pendant que deux camarades sautent dessus, et autres punitions dont, évidemment, de se faire "traiter de pédé".

L'homophobie associant chez les enfants une forme d'intellectualité quelconque qui hérisse monsieur Finkielkraut n'est pas un exceptionnalisme pauvre, "d'origine immigrée", ou musulman. Les féministes, que Finkielkraut abhorre tant, n'ont pas attendu l'hypocrite colère du "philosophe" pour en décrire les mécanismes. Il s'agit là de répéter des banalités, mais l'homophobie, la violence, le rabaissement de tout ce qui est approché du féminin est un élément structurant de l'éducation des enfants. C'est une tradition française. Pour des raisons biographiques, je connais essentiellement l'expérience des garçons. Celle des filles est pire, bien entendu. L'apprentissage de ce que c'est que d'être homme repose entre autres sur un double tabou : d'une part, la sexualité s'apprend face à d'autres hommes, relation qui ne doit pas être nommée ; d'autre part, tout ce qui pourrait évoquer l'homosexualité, réelle ou supposée, est construit comme signe de lâcheté, de faiblesse, de médiocrité, et "mérite" d'être réprimé par le groupe. Un travail conséquent a mis en lumière toute l'ambivalence et l'ambiguité de l'injonction paradoxale donnant une grande place dans les socialisations hétérosexuelles aux sociabilités homoérotiques sur fond d'homophobie. Le thème de la "masculinité toxique" a été trop présenté par trop de gens pour qu'on puisse encore d'avoir des pseudo-intellectuels qui les écartent d'un revers de main en lâchant avec mépris "Mais non ! Mais non !". Mais si, Alain. Si, chez les non-pauvres, non-"d'origine immigrée", non-musulmans, les "bons élèves" sont sanctionnés. Mais pas qu'eux. Tous sont sanctionnés. Tous ont à passer par ça. Nos enfants vont au collège la boule au ventre, terrorisés de ne pas démontrer quotidiennement leur rôle social. Et, pour certains, cette ordalie ne s'arrête pas. Parce qu'ils ont le malheur de participer à ce dont Finkielkraut considère que cela doit rester un "mode de vie alternatif", au mieux. En 2015, un rapport de l'association inter-LGBT estimait que le taux de tentatives de suicides chez les minorités sexuelles était de quatre fois supérieur à la moyenne. Ce taux est, évidemment, supérieur chez les femmes que chez les hommes, d'après une autre enquête. Là encore ces faits ne sont pas nouveaux et ont été dits, répétés, et re-répétés par des activistes, des chercheurs, et des anonymes. Alain Finkielkraut n'en a pas été informé : il était trop occupé à écrire le pitch de son émission sur les dangers de la famille homoparentale.

Après mes années de collège, j'en ai entendu des litanies, dont le pire était qu'elles venaient souvent de mes propres tortionnaires, sur cette tradition française. Eux aussi se rappelaient les nuits d'angoisse. Eux aussi se rappelaient la honte. Eux aussi se rappelaient la peur panique de "se faire traiter de pédé" (apprentissage plus systématique de l'homophobie que n'importe quel autre). Cette violence n'est pas hasardeuse ou restreinte à une quelconque "frustration virile religieuse" monopolisée par les musulmans, elle est une partie non-négligeable du processus de socialisation. Le harcèlement scolaire, avec ce qu'il comporte de violence sexiste, homophobe, mais aussi raciste et de classe n'est pas un accident de l'école, en d'autres termes. On pourrait même argumenter qu'informellement, il fait partie de l'éducation. Avec sa compassion hypocrite, Alain Finkielkraut n'est pas l'ennemi de l'homophobie et du virilisme toxique qui structurent l'éducation des jeunes enfants. Il en est le chien de garde. Il ne veut pas que l'on parle de ces phénomènes dans le concret ; en fait, il va même jusqu'à s'opposer avec virulence aux personnes qui essaient de le faire. Le problème d'Alain Finkielkraut n'est pas que l'éducation des enfants soit viriliste, sexiste, et homophobe : c'est que ce ne soit pas notre virilisme, notre sexisme, et notre homophobie bien de chez nous, Française, blanche, conservatrice, et de préférence aisée, qui ait le monopole. Mais il ne la nommera jamais ainsi : venant de "nous", cette idéologie est admirable, et porte le nom de "traditions et identité française". Du haut de sa chaire du samedi matin, il la décrète irréelle et fictive : chez les Blancs, chez les non-musulmans, et chez les riches, "on ne se fait pas traiter de pédé quand on aime les classiques", après tout. Face aux récriminations de Rokhaya Diallo contre son essentialisme, notre grand penseur finira, ce samedi, par s'exclamer : "Enfin, la meilleure façon de régler un problème, c'est de reconnaître qu'il y a un problème !". Je ne sais pas si la majorité des auditeurs de France Culture à ce moment-là ont saisi le sous-texte de la phrase de Finkielkraut : la meilleure façon de ne pas le résoudre, c'est d'en nier l'existence.

Et ça, ça ne fait rire personne4.

1 Pour ceux d'entre nous qui seraient peu habitués à la rhétorique finkielkrautienne, cette notion de "bond" est proposée à ma souvenance par Ivan Segré dans son essai La réaction philosémite, et consiste en une très complexe tactique rhétorique de dépolitisation. Supposons que des étudiants marchent dans la rue en demandant des droits. Cette expression ne peut pas être politique pour l'auteur, qui ne voit du politique que "par le haut". Dès lors, par un habile raisonnement pseudo-psychanalytique, on peut se dédouaner : les étudiants s'opposent à l'autorité, l'autorité c'est la figure du père, donc les étudiants sont en réalité en crise d'adolescence (Segré ajoute un échelon supplémentaire associant "le père" dans les sociétés chrétiennes au judaïsme, mais cet aspect n'a pas d'intérêt ici).

2 Rappelons pour l'anecdote l'engagement réel de Finkielkraut contre l'homophobie, lui qui croit que l'on ne peut pas être civilisé sans vivre dans l'altérité binaire des sexes, que l'homosexualité est "un mode de vie alternatif" au mieux sympathique, qui ne doit néanmoins pas devenir institutionnalisé au risque de détruire la société, et n'a d'ailleurs pas consacré une seule émission de son rendez-vous hebdomadaire à la question depuis qu'il a été créé en 1985, sauf pour en traiter marginalement sur le thème de "l'apparente révolution sexuelle qui met en danger la société". On serait en droit de penser qu'un sujet si instamment important pour lui aurait conduit à quelque expression de sa part, mais nenni.

3 Pour être honnête, Finkielkraut ne dit pas chez qui "on ne se fait pas traiter de pédé quand on aime les classiques", mais comme il vient de dénoter ce comportement comme un comportement propre aux musulmans pauvres "d'origine immigrée", un raisonnement a contrario nous permet de déduire que l'"on ne se fait pas traiter de pédé" chez les non-musulmans, non-pauvres, non-"d'origine immigrée". Je laisse le lectorat choisir son terme de prédilection.

4 Ce papier est une réaction à chaud. D'autres en ont parlé avant moi, voici quelques sources (non exhaustives) : Le Deuxième Sexe (S. De Beauvoir), The Will to Change: Men, Masculinity, and Love (b. hooks), ce numéro de la revue Spécificités, ce papier, et surtout celui-ci. Merci à Emeline et Scar de leur aimable relecture.

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