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Billet de blog 15 mars 2016

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Pour Maurice Halbwachs

Le 16 mars 1945, le sociologue français Maurice Halbwachs mourait dans le camp de concentration de Buchenwald. 71 ans plus tard, dans un temps de haine de la sociologie qui rappelle de celle qu'il inspira de son vivant, sa mémoire est toujours d'une nécessité vive.

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Triste anniversaire que ce 16 mars, date de la mort de Maurice Halbwachs, sociologue français assassiné à Buchenwald en 1945 par le régime nazi du fait de son travail et de sa parenté par alliance avec Victor Basch, fondateur de la Ligue des Droits de l’Homme assassiné par la Milice de Vichy, dont il était le gendre. Socialiste de longue date et sociologue, Halbwachs incarnait par ce qu’il était, et ainsi que l’écrivait Pierre Bourdieu, par son travail et la vision du monde qu’il défendait, un modèle de pensée et de vision du monde s’opposant en tous points à celle du totalitarisme hitlérien. Avant la participation active de ses fils, et la sienne, plus discrète, à la Résistance, avant sa proximité avec des Juifs visés par le régime raciste de Vichy (ancien catholique et libre-penseur, son épouse Yvonne était fille de Juif), et avant ses protestations face à l’application de l’antisémitisme, c’est bien le fait qu’Halbwachs représenta tout ce que détestait la pseudo-sociobiologie à la française, élevée par Vichy au rang de science d’Etat et ancrée dans son refus de penser le social, qui lui coûta la vie.

Malheureusement, le nom d’Halbwachs fait plus souvent lever les sourcils et fourcher les langues qu’il n’évoque quoi que ce soit à ceux qui l’entendent. C’est que longtemps, Halbwachs resta dans la mémoire des sociologues obscurci par les figures autrement plus flamboyantes de son maître Emile Durkheim et de son proche collègue Marcel Mauss. Ceux qui en ont entendu parler (mis à part les vrais spécialistes) n’en connaissent souvent que quelques vérités générales et vite survolées. On sait qu’il fut le concepteur de la notion de mémoire collective, qu’il présenta dans deux livres (Les cadres sociaux de la mémoire et La mémoire collective), dont un publié de façon posthume grâce aux efforts de sa sœur, Jeanne Alexandre. Quelques-uns ont entendu parler de sa Topographie légendaire des Evangiles en Terre Sainte, travail qui posera les bases des travaux sur les liens entre mémoire et territoire, thème véritablement émergent de son œuvre sociologique. Ceux qui ont lu L’écriture ou la vie savent que Jorge Semprun fut parmi les derniers à échanger avec lui avant qu'il ne mourût d'épuisement. On sait, enfin, qu’il est honoré d’au moins deux centres de recherche à son nom, d’une bibliothèque et d’une salle au Collège de France.

Pourtant, dans son œuvre aussi bien que dans son engagement, Halbwachs représente pour partie (davantage qu’il ne les « fonde » ou ne les « insuffle », car il fut toujours un membre d’un réseau plus large de chercheurs et d’intellectuels) les tournants que connaît la sociologie en tant que discipline dès la première moitié du XXe siècle, entérinant une discipline fondée sur l’approche empirique et, déjà chez lui, une distance fondée sur un socle philosophique solide (avant de rencontrer Durkheim, Halbwachs fut élève de Bergson et spécialiste de Leibnitz) avec l’illusion d’une « méthode scientifique » unifiée. La question au cœur du travail d’Halbwachs, celle de la conscience sociale, qu’il pose dès ses premiers travaux, vise à relier de sa façon calme et analytique la question de la classe et de l’urbain : ce sera son travail de statisticien sur la hausse des prix des loyers à Paris et les expulsions qu’elle implique1. La même question se pose dans son analyse de la connaissance et de la mémoire, qu’il définit avant tout comme des expériences collectives, s’opposant à un penchant chez les psychologues à ne voir dans les expériences de la conscience qu’un phénomène individuel. Au contraire, Halbwachs insiste – en particulier dans Les cadres sociaux de la mémoire – sur la façon dont les expériences les plus intérieures, comme les souvenirs, sont toujours inscrites dans un cadre social. Il écrit ainsi en avant-propos des Cadres sociaux contre ce biais individualiste : « Il semble que, pour comprendre nos opérations mentales, il soit nécessaire de s'en tenir à l'individu, et de sectionner d'abord tous les liens qui le rattachent à la société, de ses semblables. Cependant c'est dans la société que, normalement, l'hom­me acquiert ses souvenirs, qu'il se les rappelle, et, comme on dit, qu'il les reconnaît et les localise ». Halbwachs insiste sur le fait que les êtres intimes n’existent d’abord que comme des êtres sociaux : l’individu, dans ce qu’il a d’unique et jusque dans ses expériences intimes, est toujours compris comme appartenant à des groupes divers et se croisant plus ou moins.

Deuxième point notable, la sociologie dans laquelle s’inscrit Halbwachs est également en continuité entre l’établissement d’une discipline scientifique, d’un engagement politique et social. Halbwachs est un bourgeois, normalien, et universitaire, d’un tempérament calme mais systématique (dans son hommage publié après la Seconde Guerre Mondiale, Jeanne Alexandre évoque « un enfant sage et sérieux qui lisait Jules Vernes avec un atlas »2). Intéressé par la classe ouvrière, tout l’en distingue néanmoins, et il développe à ce titre une forme particulière d’engagement socialiste, fondé sur sa pratique de la sociologie comme témoignage des conditions sociales. On connaît grâce à Christian Topalov3 les résultats des « sorties » de Halbwachs à la Cité Jeanne-d’Arc, dans Paris et le lien qu’il fit entre son exploration urbaine, son travail de statisticien, et son engagement au sein du groupes de socialistes de l’Ecole Normale en charge des Cahiers du socialisme. Halbwachs traite selon Topalov du logement et de l’urbain comme des problèmes sociaux et politiques, atteignant la classe ouvrière, et pas, comme le faisaient les hygiénistes, de misères morales.

Enfin Halbwachs est un acteur, dans une période de forts conflits, du rapprochement entre les peuples : il travaille notamment fortement depuis son poste à Strasbourg et pendant l’entre-deux-guerres à celui des universitaires Français et Allemands, au sein de l’université et à l’extérieur4. Il va chercher outre-Rhin l’inspiration du travail sur la bureaucratie de Max Weber, sur lequel il publie un article de synthèse élogieux et informé5, ceux de Georg Simmel et de Karl Manheim également même si, comme le décrit John Craig, il critique les sociologues allemands et leur passion de l’époque pour les concepts trop large et abstraits de « Geist » et « Kultur ». Il se rend également à Chicago en 1930 et y rencontre l’Ecole de sociologie éponyme avec laquelle il fait la passerelle, apportant à une tradition descriptive un fort intérêt pour l’analyse et la généralisation théorique.

***

Faut-il idéaliser celui dont nous voyons le 71e anniversaire du décès passer ? Certainement pas. D’abord, cela reviendrait, comme l’écrit Pierre Bourdieu6, à le faire disparaître une deuxième fois, en acceptant sa mort et en idolâtrant son cadavre. Du reste, la sociologie n’aime pas les héros, et Halbwachs fut loin d’en être un. Arnaud Saint-Martin a à ce titre raison de rappeler les ambiguïtés propos de Halbwachs sur les relations de race aux Etats-Unis7, qu’il continue certes d’inscrire dans une critique d’un certain naturalisme dans le monde social, mais dont il réactive les clichés8. Certes il faut comprendre l’homme dans son époque, celle d’une prédominance de préjugés raciaux encore difficilement critiquables, néanmoins il ne faut pas oublier que le voyage à Chicago d’Halbwachs prend place longtemps après l’émergence de la question raciale comme question sociale aux Etats-Unis. On peut citer la naïveté navrante de ses propos sur la constitution des ghettos noirs de Chicago dans son article « Chicago, expérience ethnique »9, dans lequel il échoue à voir que le départ soudain des Blancs des rues dans lesquelles s’installent alors les Noirs vient du racisme de la société américaine et pas d’une « invasion », et en vient presque à plaindre les propriétaires « victimes d’une moins-value d’un nouveau genre ». On peut également soulever le penchant romantique déplacé dans ses carnets cités par Topalov concernant la classe ouvrière parisienne.

Il reste que le legs d’Halbwachs demeure : grand sociologue français connaissant un renouveau dans la discipline depuis les années 1980, ayant posé les bases d’une approche sociale et politique de l’habitat, Maurice Halbwachs n’est pas qu’un penseur dont on doit se souvenir avec la nostalgie et la tristesse dues aux victimes de l’injustice absurde et absolue du nazisme. Du reste, ériger une telle figure en victime presque héroïque du nazisme conduirait à nier que ces crimes se sont abattus avec la même injustice terrifiante sur toutes les victimes. S’il faut se rappeler, et commémorer, Maurice Halbwachs, c’est parce que dans ces temps de dénigrement du « sociologisme » – lequel lui fut reproché également à son époque – il nous rappelle l’importance politique de la pensée sociale. Aussi bien Christian de Montlibert que Pierre Bourdieu l’ont écrit : Maurice Halbwachs a été assassiné « parce que, tout simplement, il pratiquait une sociologie ayant une ambition de tolérance et d’émancipation qui dérangeait et suscitait la haine – comme elle le fait encore aujourd’hui, de tous les propagandistes des mystifications et mythifications de l’Ordre »10. Pour ces raisons, Maurice Halbwachs demeure, par son travail comme par sa vie, un éclairage bienvenu au milieu du clair-obscur et de ses monstres qui ne cessent de s’abattre sur nous.


1 Maurice Halbwachs, La classe ouvrière et les niveaux de vie, Alcan, Paris, 1913

2 Jeanne Alexandre, « Maurice Halbwachs », L'année sociologique, Troisième série, T. 1 (1940-1948)

3 Christian Topalov, « Maurice Halbwachs, photographe des taudis parisiens (1908) », Genèses, sciences sociales et histoire, 1997

4 John Craig,« Maurice Halbwachs à Strasbourg », Revue Française de Sociologie, vol. 1, t. 20, 1979

5 Maurice Halbwachs, « Max Weber, un homme, un oeuvre », Annales d'histoire économique et sociale, première année, t. 1, 1929

6 Pierre Bourdieu, « L'assassinat de Maurice Halbwachs », La Liberté de l’esprit, « Visages de la Résistance », n°16, 1987

7 Arnaud Saint-Martin, « Écrits d’Amérique », Sociologie, Comptes rendus, 2012

8 Christian Topalov, « Maurice Halbwachs. L'expérience de Chicago (automne 1930). », Annales. Histoire, Sciences Sociales 3/2006 (61e année)

9 Maurice Halbwachs,« Chicago, expérience ethnique », Annales d’histoire économique et sociale, 4, 3, 1932

10 Christian de Montlibert, Revue des sciences sociales, 35, 2006

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