Je viens de m'intéresser vaguement à la controverse des intellectuels - pardon, des polémistes, puisqu'ils ne font plus carrière que sur leur capacité à choquer, ayant abandonné l'idée de participer à un quelconque débat d'idées dans ce pays - et à lire un propos qui, pour une fois, m'a outré davantage qu'il ne m'a fait rire. Je vous le copie en intégralité ci-dessous, il est issu d'un document publié cette semaine par monsieur Eric Zemmour, un auteur pour lequel je n'ai qu'une indifférence amusée depuis que j'ai lu son mauvais essai sur le féminisme, à l'égard d'un autre auteur qui n'inspire chez moi qu'un sourire agacé, et encore de façon uniquement occasionnelle. Le document s'appelle, "Lettre à Michel Onfray, mon nouvel ami". En voici l'extrait :
Tu files un mauvais coton parce que tu lis ce que tu lis et que tu vois ce que tu vois. Parce que tu changes. Parce que tu acceptes la confrontation avec le réel, même s’il contredit tes a priori idéologiques. Or, tout cela est impardonnable aux yeux des sectaires de la bien-pensance. Et cela ne te sera pas pardonné. Ils ont raison de t’en vouloir. Ton grand basculement signale une fois encore que les vieilles frontières sont mortes; que l’Histoire redevenant tragique imposera des reclassements. Qu’ils se feront dans le bruit et dans la fureur. Tu seras brocardé, caricaturé, ostracisé. Tu seras dans le camp des réprouvés. Tu t’y habitues déjà.
Courage, confrontation au réel, relégation et "bien-pensance", donc. Rien que de bien ordinaire pour l'un comme pour l'autre. Il faut savoir qu'en temps normal les remarques (de monsieur Zemmour comme de quiconque) en la matière, ce discours prémâché, rébarbatif, usé jusqu'à la corde, cette légitimation par la médiocrité, ne m'atteint pas. Mais cette fois-ci la coupe est pleine. Je suis doctorant depuis deux ans. L'an dernier, j'ai eu le plaisir de voir l'une de mes collègues et amies obtenir son premier emploi de chercheuse, une mission courte en post-doc. L'an dernier, on m'a également dit - c'est une information que je ne peux pas vérifier - que la durée moyenne séparant l'obtention d'un doctorat de celle d'un emploi rémunéré en situation typique (c'est à dire, hors du précariat) était environs d'une dizaine d'années, pour les quelques chanceux qui peuvent faire de la recherche leur métier. Cette petite minorité aura la chance de se confronter entre temps au précariat, à la mobilité forcée, à la vie de galérien de la pensée. En échange de quoi, ils seront grassement récompensés, le traitement des chercheurs à plein-temps à l'université variant entre le ridicule et le dérisoire, aussi bien au vu des qualifications, de la durée d'études, que de la charge de travail accompli. Néanmoins imaginer mon entrée dans ce superbe monde est encore un doux rêve pour moi. Mon travail n'est même pas encore mon métier : comme une importante cohorte des doctorants - 40% au Royaume-Uni, où je travaille - mon doctorat n'est pas financé.
Si j'obtiens un job, cependant, je pourrai faire face à la panacée, mes recherches étant à la fois mal financées, mal soutenues, et méprisées. Monsieur Zemmour, quand il évoque ses grandes difficultés, et la censure dont il est victime, pense au fait que l'une des nombreuses plateformes qui lui est accordée lui a été retirée. Il n'a probablement pas fait face à la situation des quelque 90% de chercheurs et chercheuses ayant soumis des dossiers à l'Agence Nationale pour la Recherche pour sa dernière campagne de financement, et qui ont vu leurs projets, dont certains internationalement reconnus, retoqués, non financés. Pas par manque de travail ou d'intérêt, juste parce qu'en ce moment, la recherche, c'est ça : bien faire son travail ne suffit pas, il faut aussi gagner à la loterie. Au moins leur expertise est-elle louée : la collègue dont je parlais plus haut a obtenu son doctorat après avoir trimé pendant huit ans à essayer de dénouer les tenants et aboutissants d'une situation politique de premier plan qui intéresse au quotidien la presse nationale française. Elle n'a jamais été invitée par un média à venir présenter ses travaux. A la place, sur cette question, on a interrogé à foison monsieur Zemmour, qui ne connaît pas plus la région que les acteurs, et n'y a jamais consacré plus que quelques lectures indiquées par d'autres et une pensée occasionnelle entre deux émissions de télé. On a invité aussi monsieur Onfray qui, sortant de ses chères études, a pu disserter à loisir de ce qu'il convenait de faire d'un sujet dont il n'a aucune connaissance de première main. Ou même de seconde car, à part pour nous expliquer notre nullité et notre manque d'intérêt, ces braves polémistes ne lisent généralement de nos travaux que les quatrièmes de couvertures (pourvu que ce soit écrit gros).
Le "camp des ostracisés" est donc celui qui se voit accueillir sur quasiment toutes les chaînes de télévision, de radio, discuté dans l'ensemble des journaux, des magazines, portées aux nues par certains élus, qui mettent à sa disposition leurs plus grandes salles de réunion ? Combien d'erreurs factuelles ont-elles été passées au "courageux" monsieur Zemmour, qui n'auraient été pardonnées à personne d'autre ? Combien de chroniques, de tribunes ? Et pour quelle évaluation de son travail ? Que sait-il de la confrontation aux faits, lui qui se vante de "souvent se déplacer en Seine-Saint-Denis", et semble avoir de ce fait le droit d'affirmer avec certitude n'importe quelle bêtise ? Que sait-il de "critiquer ses aprioris idéologiques", lui qui n'a jamais changé d'avis de sa vie, et encore moins face à des démentis flagrants ? Lui qui écrit la même chose depuis presque vingt ans, sans discontinuer, et n'a jamais changé une virgule à la moindre de ses "analyses", parle de confrontation au réel ? Est-ce une plaisanterie ? Sait-il ce que ça veut dire, seulement, que d'aller interroger le réel, lui qui semble ne s'arrêter pour le regarder que de loin, derrière les fenêtres de sa voiture ou de son appartement, confortablement installé ? De quel "réel" parle monsieur Onfray, qui se contente de disserter sur ce qu'il a vu à la télévision ? A-t-il déjà osé faire un déplacement de terrain, se mettre dans cette situation inconfortable, difficile et excitante consistant à réellement mettre son idéologie de côté pour aller voir ce qu'il se passe, à perdre du temps, à bafouiller, à galérer, à s'arracher les cheveux face au seul souhait de comprendre ? En tant que chercheur, ma vision du réel est incomplète, incorrecte, inexacte, biaisée, absolument réduite face à celle des acteurs qui vivent les situations que j'essaie de décrire. Que mon lecteur ne croie pas que j'essaie de dire que je le connais mieux qu'il ne se connaît lui-même. Mais au moins, nous essayons. Un peu. Ce n'est pas facile, et souvent décevant pour ceux qui veulent bien participer à nos travaux. Ils devraient parler plus d'eux-mêmes, ce sont les plus à même de le faire. Beaucoup le font, et c'est heureux. Il faut que ça continue.
En attendant, que monsieur Zemmour et monsieur Onfray ne s'inquiètent pas quant à leur beau "courage" : il leur coûte bien peu cher. Je n'ai nul doute qu'il lui rapportera beaucoup. Il lui permettra de continuer à mépriser la recherche, qui continuera à ne pas être représentée, car, avec le courageux mépris des inspecteurs des travaux finis, les amis de monsieur Zemmour et de monsieur Onfray continueront à leur demander courageusement leur avis sur des problèmes auxquels d'autres passent des années à travailler, généralement dans le désintérêt total des "courageux". Sauf quand il s'agit pour ces derniers de prendre le temps de leur signaler leur inutilité, bien entendu, temps qu'ils parviennent encore à prendre entre une réunion de comité de soutien contre la "censure" dont ils sont victimes organisée par l'un des principaux magazines du pays, une invitation à l'une des émissions les plus regardées du pays, une tribune libre sur l'une des premières radios du pays, sans compter ces tribunes quotidiennes demandant tant de temps et d'énergie. On ne saurait que leur exprimer de la gratitude de bien vouloir en consacrer aux horribles bien-pensants que nous sommes, perchés en haut de nos mandarinats et de nos certitudes si confortables.
Je ne demande ni à monsieur Zemmour, ni à monsieur Onfray, ni à quiconque de m'aduler ou de m'admirer. Je ne leur demande pas de considérer mon travail, ou celui de quiconque, comme établissant la vérité sur quelque sujet que ce soit. Je ne leur demande en réalité même pas de prendre conscience de l'existence de ce travail. La posture du chercheur comme "maître" doit disparaître. Elle est absurde et ridicule. Cela ne signifie pas qu'il faut tout accepter de la part de ceux qui, en dépit de toutes leurs complaintes, forment de façon objective le coeur du groupe des intellectuels dominants du moment. Prendre des leçons de courage et de réel de la part de deux auteurs ayant leur rond de serviette absolument partout, et faisant partie des rares à pouvoir se permettre de donner à titre d'analyse leur "avis", sans terrain, sans enquête, sans référence au réel, sans véritable pensée critique, sans passer en somme par ces chemins tortueux qui permettent parfois d'arriver à la possibilité de dire quelque chose dont on peut penser qu'il est à peu près vrai est indécent. Prendre des leçons de rébellion de la part de ceux qui représentent non seulement la pensée dominante, mais encore la posture dominante, et sont de plus en plus invités dans ce qui constituait encore l'un des derniers espaces de leur non-domination, l'université - car il est apparemment devenu injurieux à la liberté d'expression d'Eric Zemmour de ne pas le choisir pour parler partout, quelque soit l'arène, c'est en bref devenu de la censure de laisser parler les autres - c'est au mieux une mauvaise blague, au pire une injure. Dans les mêmes pages que celles où j'écris ce billet, Edouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie invitaient récemment à renverser la charge de la honte. Au vu de leurs plaisanteries sur le "courage" qu'ils ont, je ne suis pas sans penser que messieurs Zemmour et Onfray pourraient tirer quelque profit d'en ressentir un peu. Si toutefois leur complexe victimaire et leur dense vie médiatique leur en laissent le temps.
Ajout du 3 mars 2016 :
Cette petite leçon d'humilité s'adresse également à tous les amuseurs publics, éditorialistes ayant autant de capacité d'analyse qu'un bulot desséché, capables de s'ériger en apôtres de la vérité après avoir été démentis et par les faits et par leur interprétation, qui ont l'outrecuidance de ne sortir de leur confortable bureau qu'une fois par jour ou par semaine pour aller se mettre devant une caméra, derrière un micro, ou devant un ordinateur, pour y déféquer une chronique véreuse dans laquelle ils associeront à Staline, Hitler, et au Grand Ayatollah Khomeyni toute personne ayant commis le crime infâme de regarder le monde d'un peu plus près qu'eux et de constater qu'ils se trompent.