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Billet de blog 10 juin 2024

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Dissoudre l'Assemblée pour dissoudre la gauche

La dissolution de l'Assemblée Nationale n'est pas un pari risqué. C'est un calcul soigneusement pensé pour éradiquer la gauche quoi qu'il en coûte. Même si le prix est une probable victoire du Rassemblement National.

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En cette soirée électorale tragique du dimanche 9 juin 2024, E. Macron a annoncé la dissolution de l'Assemblée Nationale. Avant cette décision, E. Macron n'était que le spectateur subissant passivement la défaite cuisante de son parti, peinant à atteindre les 15% tandis que le RN obtenait plus du double des voix. Après cette décision, il devient l'acteur central de l'événement, celui qui « prend ses responsabilités » et ose un « pari risqué » selon l'élément de langage de ses sbires repris par les journalistes.

En fait, il ne s'agit pas de prendre ses responsabilités en répondant de sa défaite. Il s'agit plutôt d'instrumentaliser la victoire du Rassemblement National pour anéantir la gauche.

En fait, cela n'a rien d'un pari risqué. C'est plutôt une certitude dangereuse. La certitude de donner la main à l'extrême-droite pour diriger le pays.

En effet, E. Macron sait qu'en ne laissant que trois semaines pour faire campagne, il aura des résultats assez similaires à ceux qui ont porté l'extrême-droite à 37% des voix (32% pour le RN, 5 pour Reconquête). Il sait à l'inverse que la Nupes est actuellement en jachère et que LFI ne bénéficie pas de l'aura qu'avait eu J.-L. Melenchon aux législatives de 2022 (par son score élevé aux présidentielles et la perspective d'une cohabitation).

Le coup ultime d'une stratégie de banalisation du Rassemblement National et de diabolisation de la gauche

Cette décision s'inscrit dans une stratégie depuis longtemps entamée d'inversion de respectabilité entre le Rassemblement National, que la majorité présidentielle n'a eu de cesse de présenter comme son opposant légitime, et la France Insoumise, qu'elle n'a cessé de condamner et de stigmatiser comme « hors de l'arc républicain ».

La caution accordée à J. Bardella en lui accordant un débat avec le Premier Ministre en est le symbole explicite. C'est cet adversaire que la majorité présidentielle a choisi comme la seule alternative. C'est d'ailleurs celui qui a bénéficié de la plus forte exposition médiatique, mentionné 17 300 fois tandis que la tête de liste de la France Insoumise, troisième parti de France aux élections présidentielles à deux pas du RN, n'arrive qu'en 6è position avec 5344 mentions. Très intéressant de regarder ces statistiques pour détecter les candidats choisis par les grands capitalistes détenteurs des médias.

E. Macron veut éradiquer la gauche. En effet, sa frange parlementaire la plus radicale1 qu'est la LFI, à la tête de l'alliance des gauches qu'est la Nupes, dérange. La majorité présidentielle est empêchée dans sa casse sociale par la Nupes qui vote contre ses mesures antisociales à l'Assemblée Nationale (recul de l'âge de départ à la retraite, diminution de l'allocation chômage, etc...) et la contraint à passer en force à coups de 49.3. A l'inverse, le Rassemblement National vote avec les macronistes sur de nombreux sujets (refus de l'augmentation du SMIC, refus du rétablissement de l'ISF, refus du gel des loyers, refus de l'indexation des salaires sur l'inflation, refus de la taxe sur les superprofits, refus d'un prix plancher pour les produits agricoles, etc...).

Comme au tournant des années 20 en Italie avec Mussolini et au tournant des années 30 en Allemagne avec Hitler, le monde des affaires a conscience du peu de crédibilité de la droite de gouvernement et choisit de mettre en avant l'extrême-droite comme alternative plutôt que la gauche radicale.

Cette extrême-droite de 2024 est-elle aussi dangereuse ? Qu'importe. L'essentiel pour ces milieux d'affaire n'est pas de sauver la démocratie et les valeurs de la République, l'essentiel est de préserver ses capitaux et de ne surtout pas corriger les inégalités dont ils bénéficient.

Il fallait écouter le ministre Eric Dupont Moretti sur France 2 en cette soirée du 9 juin pour comprendre les motivations d'E. Macron : ils en ont marre du « bordel » à l'Assemblée causé par la Nupes, évoquant les drapeaux palestiniens ou encore l'accusation d'assassin portée au ministre Olivier Dussopt dont les mesures ont entraîné une recrudescence des accidents mortels du travail. Le salut nazi d'un député LR, apparemment, dérange moins le ministre de la Justice puisqu'il ne fait pas partie de la liste des désordres qu'il regrette. Plutôt un salut nazi qu'un drapeau palestinien. Plutôt le RN que LFI. L'assemblée et la France ont « besoin d'ordre »... et pour cela le RN est par définition plus qualifié que LFI.

Si cette dissolution est un pari dangereux donc, elle ne l'est pas pour les intérêts des milieux d'affaires que représente E. Macron, elle l'est pour la France qui se voit sous la menace réelle, pour la première fois dans l'histoire de la Vè République, de la prise de pouvoir par l'extrême-droite. En effet, si l'on réfléchit en terme de politique concrète, le RN est plus macron-compatible que la gauche. Si l'on réfléchit en terme de stratégie politicienne, le parti d'E. Macron peut même tirer son épingle du jeu.

Mettre en avant un concurrent plus fragile pour gagner des sièges

Depuis 2002, l'éventualité d'un second tour contre le Rassemblement National fait saliver tous les candidats aux élections présidentielles et législatives puisqu'un front républicain se met en place contre le candidat du RN, assurant une victoire facile. E. Macron a clairement joué cette stratégie en 2022, s'appliquant à faire grimper les idées du RN dans l'opinion avant de se faire leader antifasciste dans l'entre-deux tours.

Le Président de la République rejoue cette stratégie en 2024 dans ces législatives improvisées. Une gauche affaiblie, potentiellement désunie, peut laisser la place au second tour à des candidats RN portés par le vent mauvais des excellents résultats de J. Bardella aux européennes. Dès lors, le parti de la majorité pourra plus aisément récupérer quelques sièges.

Si la gauche est unie en revanche et passe au second tour, elle ne bénéficiera plus de l'arc républicain qu'E. Macron a décidé de resserrer et risque, sans le soutien de la droite de Renaissance et des Républicains qui diabolisent LFI, de tomber face à l'extrême-droite.

Ce pari est très incertain tant la claque subie par la majorité présidentielle augure d'une débâcle aux législatives. De plus, las du vote barrage, les électeurs de gauche risquent de ne plus jouer le jeu de l'arc républicain dont ils ont été eux-même exclus par le parti présidentiel. Pari incertain mais pas risqué nous l'avons vu, puisque d'un point de vue idéologique le Rassemblement National et Renaissance sont d'accord sur ce que les milieux d'affaires estiment essentiel, et nous allons le voir, d'un point de vue politicien, un premier ministre RN peut bénéficier au parti d'E. Macron.

Faire du Rassemblement National un parti de gouvernement

Sur ce point, l'intervention d'E. Dupont Moretti en cette soirée électorale était une fois de plus très éclairante. L'avantage des partis populistes, a-t-il déclaré en substance, c'est qu'ils n'ont pas à rendre de compte de leurs promesses non tenues parce qu'ils n'ont jamais été au pouvoir : forts de leur absence de confrontation au réel, ils peuvent promettre n'importe quoi. En plaçant un responsable RN à la tête de l'exécutif, E. Macron leur retire cet avantage présumé. Les promesses du RN seront confrontées à leur impossibilité d'application. Aussi, le vote RN ne pourra plus être un vote rejet puisqu'il fera désormais partie du système.

Par ailleurs, un premier ministre de cohabitation a-t-il déjà remporté les élections présidentielles ? J. Chirac, en 1988, a perdu face au président sortant F. Mitterrand. E. Balladur, en 1995, a perdu face à son rival du même parti, qui avait su cette fois ne pas occuper la place du mort, celle du premier ministre. En 2002, Lionel Jospin ne passe pas le premier tour. Même sans parler de cohabitation, le Premier Ministre peine à défendre son bilan aux présidentielles : D. De Villepin en a fait les frais face à son rival N. Sarkozy en 2007.

Le premier ministre porte le poids des promesses non tenues et des échecs de l'exécutif sans bénéficier de l'aura monarchique du Président sortant. En nommant M. Le Pen premier ministre, E. Macron la tue pour les présidentielles. Au lieu de porter la responsabilité des dégâts de la politique gouvernementale, G. Attal peut arriver en sauveur en 2027.

Un calcul bénéfique au néolibéralisme autoritaire, un pari dangereux pour la démocratie

Le pari d'E. Macron n'est donc pas un pari risqué pour son parti ni pour ses idées. Il lui permet d'avoir les coudées franches pour mener à bien sa politique néolibérale main dans la main avec un RN plus conciliant que la Nupes. Double effet kiss cool : il lui permet de faire émerger une nouvelle figure en 2027 comme un sauveur face au désastre de sa politique commune avec le RN à qui il pourra faire porter le chapeau.

Ce pari, bénéfique dans une stricte lecture politicienne néolibérale et/ou macroniste, est toutefois très dangereux pour la France et la République. Il nous impose trois ans de gouvernement d'extrême-droite dans un contexte législatif favorable à toutes les dérives, avec toutes les lois héritées de l'état d'urgence comme l'apologie du terrorisme, l'élargissement de la légitime défense des policiers, la loi anti-casseurs ou encore la loi sécurité globale.

Et si, au lieu de se brûler les ailes au pouvoir, le RN gagnait encore en respectabilité et renforçait encore son image de « parti de gouvernement » ? S'il réussissait à bâillonner l'opposition et à restreindre les libertés déjà bien piétinées par la majorité présidentielle actuelle ? Si la police, déjà bien couverte dans ses dérives par l'exécutif actuel, se retrouvait totalement affranchie de toutes contraintes sous l'autorité du parti qu'elle plébiscite ? En outre, comme le faisait remarquer la secrétaire nationale de la CGT Sophie Binet dans sa récente interview sur Mediapart, l'une des particularités de l'extrême-droite, c'est qu'une fois qu'elle a le pouvoir, elle ne le rend pas facilement...

1Radicale au regard de la composition de l'Assemblée Nationale et de l'inclinaison à droite du débat public. Les partisans du NPA sont évidemment autorisés à sourire à cette affirmation. La LFI est l'équivalent du parti socialiste des années 30.

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