Angoisse d'une victoire annoncée du RN, espoir de l'union des gauches, soulagement enthousiaste de la première place du NFP, lassitude d'une attente interminable pour la nomination d'un Premier Ministre, déception et colère de la nomination d'un ministre LR : la séquence politique qu'E. Macron a lancée donne le tournis et a provoqué un ascenseur émotionnel à tous les citoyens de gauche. Après ces émotions, une analyse froide s'impose.
« Le pouvoir rend fou, le fou ne rend pas le pouvoir » pouvait-on lire sur une pancarte lors de la manifestation du 10 septembre. Aussi séduisante qu'elle soit, l'explication par la folie ne permet pas de saisir les motivations qui sous-tendent les actions inconséquentes d'E. Macron. Même si cela est difficilement entendable pour quelqu'un qui a un logiciel politique de gauche ou qui est simplement respectueux de la démocratie, le comportement d'E. Macron dans la séquence politique qui s'étend de la dissolution à la nomination de M. Barnier est tout à fait rationnel. Inconséquent, méprisant pour les Français qui se sont exprimés dans les urnes, dangereux pour la démocratie. Mais rationnel du point de vue des priorités d'E. Macron : défendre les intérêts de la classe dominante quitte à écraser les autres classes et se perpétuer au pouvoir quitte à tuer la démocratie.
Il ne s'agit pas d'accorder du crédit aux arguments qu'il donne aux médias pour nous convaincre du bien-fondé de ses actions, arguments que la plupart de ces derniers véhiculent sans le moindre esprit critique.
E. Macron voudrait garantir la stabilité des institutions ? Alors pourquoi avoir mis délibérément le feu aux poudres en décidant unilatéralement d'une dissolution que la situation politique n'appelait pas ?
E. Macron voulait une clarification de la volonté des Français ? Alors pourquoi ne pas les écouter une fois qu'ils se sont exprimés ?
La mise en place d'un nouveau gouvernement ne pressait pas et était impossible durant les JO ? Alors pourquoi avoir choisi l'urgence en contractant la durée de la campagne électorale au temps minimum, soit trois courtes semaines en incluant le temps de dépôt des candidatures?
Si « personne n'a gagné » lors de ces législatives, alors pourquoi n'a-t-il pas tenu les mêmes propos lors des législatives de 2022 où il ne disposait lui aussi que d'une majorité relative ? Pourquoi cela ne l'a-t-il pas dérangé à l'époque pour nommer un gouvernement Renaissance ?
E. Macron a peur d'une motion de censure contre le NFP? Alors pourquoi ne pas laisser faire l'Assemblée dont c'est le rôle plutôt que de créer l'instabilité dès le départ en laissant le pays deux mois sans gouvernement ? Pourquoi s'inquiète-t-il du « danger » des mesures du Nouveau Front Populaire et met-il autant de soin à les empêcher d'accéder au sommet du gouvernement s'il pense que de toutes façons l'Assemblée ne les laissera pas agir ? S'il déplore tant que ça la possibilité d'une motion de censure, alors pourquoi simplement ne pas engager son parti à ne pas y participer, ce qui rendrait cette censure impossible ?
Si c'est la posture de radicalité de LFI qui l'inquiète, alors pourquoi ne pas avoir accepté la proposition d'un gouvernement de gauche sans ministres LFI ?
Non, ce n'est pas du côté des déclarations explicites d'E. Macron que l'on va trouver une explication véritable à ses actions depuis la défaite aux élections européennes jusqu'à la nomination du gouvernement Barnier. Les contradictions sont trop grandes entre ses paroles et ses actes. En cas de dissociation trop grande entre les mots et les actions, la vérité ne peut se trouver que dans ces dernières. Etudions-les.
Camoufler la lutte des classes derrière la lutte des races : l'alliance avec le RN
Un constat frappant n'est pourtant pas souligné dans la presse : si E. Macron a eu autant de mal à accepter de mettre en place un gouvernement NFP, c'est qu'il s'attendait à mettre en place un gouvernement RN.
Lorsqu' E. Macron a décidé de dissoudre l'Assemblée nationale, c'était au regard de la photo finish des élections européennes où son parti était défait mais également les partis de gauche qui, divisés, peinaient à atteindre individuellement les 7% de voix alors que le RN paradait avec le double d'électeurs. Si E. Macron a contracté les délais à 3 semaines alors qu'il pouvait les fixer à 9 semaines, c'est qu'il voulait que les résultats des élections législatives soient le plus proche possible de cette photo finish des européennes. En d'autres termes, il souhaitait une victoire électorale du RN et l'écrasement d'une gauche divisée. Cependant, il n'a pas réussi à figer la photographie et le film en a été autrement, portant contre toute attente en tête des législatives une gauche qui s'est unie en moins de 3 jours. Soudainement, l'urgence ressentie par E. Macron de nommer un nouveau gouvernement s'est estompée : dans sa tête, il était urgent de nommer un gouvernement RN mais inconcevable de nommer un gouvernement NFP. S'il s'agissait de nommer un gouvernement d'extrême-droite, tout porte à croire qu'il l'aurait fait sans sourciller dans la continuité du rythme effréné qu'il avait imposé jusqu'alors, mais la victoire du NFP l'avait obligé à ralentir. Plutôt Jordan Bardella qui veut mettre en place la préférence nationale que Lucie Castets qui veut rétablir l'ISF et souhaite une plus grande justice fiscale.
Ainsi, on constate qu'E. Macron, qui a maintes fois appelé au front républicain contre le RN pour sauver sa peau, n'a cette fois pas fait la démarche quand il s'est agi de rendre la pareille à la gauche. Etonnant de voir l'indulgence des médias quant à cette position qui renvoie dos à dos gauche et extrême-droite, là où J.-L. Melenchon avait été fustigé quelques années plus tôt et des années durant pour avoir demandé à ses militants s'il fallait plutôt appeler à l'abstention ou au vote Macron contre le RN - sans jamais donc mettre ces derniers sur le même plan. Quant aux choix des électeurs lors de duels avec l'extrême-droite, il est flagrant que les électeurs de gauche ont bien plus joué le jeu du barrage républicain que les électeurs de droite. Pour exemple, les 3/4 des électeurs LFI ont voté LR en cas de duel avec le RN là où seulement 1/4 des électeurs LR ont voté LFI dans la situation inverse. Enième preuve s'il en fallait que la distance est moins grande entre l'extrême-droite et la droite qu'entre l'extrême-droite et LFI et que, non, les « extrêmes » ne se rejoignent pas.
Comme F. Von Pappen dans l'Allemagne des années 30 qui avait choisi d'appuyer A. Hitler, les conservateurs de droite s'allient avec l'extrême-droite pour éviter à tout prix l'arrivée au pouvoir de la gauche. Les liens étroits entre le RN et E. Macron par l'entremise de son conseiller Thierry Solère montrent que le Président n'a pas su tirer les leçons de l'histoire -encore faut-il qu'il la connaisse. Il se rendrait compte qu'il joue la même partition que le chancelier Von Pappen qui avait précipité la victoire du parti nazi en décidant de dissoudre le Parlement puis en soufflant au Président Hindenburg le nom d'Hitler pour lui succéder en tant que chancelier.
Le RN a su rassurer le monde du capital en épurant son programme de toutes les mesures sociales (âge de départ à la retraite, blocage des prix, etc...) durant la campagne des législatives, levant les derniers obstacles à l'alliance de la droite macroniste et de l'extrême-droite.
Cela se confirme dans la nomination de M. Barnier au poste de Premier Ministre, puisqu' E. Macron s'est assuré que ce candidat soit validé par le RN. Un candidat LR labellisé par l'extrême-droite, ayant consacré sa vie politique à lutter contre l'homosexualité, contre l'accessibilité de l'IVG et désormais contre l'immigration. Peu importe tous ces détails pour E. Macron tant qu'il lutte aussi pour le patronat et l'actionnariat contre les travailleurs. E. Macron place le RN dans le rôle d'arbitre et le maintien au pouvoir du Premier Ministre dépendra du soutien du RN, le Président préférant placer un ministre soumis à la bonne volonté du RN plutôt qu'un ministre choisi par le peuple. Cela est pour le moins inquiétant quand on sait que Macron est prêt à tous les arrangements pour maintenir son parti au pouvoir...
Se perpétuer au pouvoir par tous les moyens : une monarchie présidentielle plus ostentatoire que jamais
Le fait que Macron nomme un Premier Ministre issu des LR, le grand perdant des élections législatives, parti arrivé quatrième, est un flagrant déni de démocratie.
Comme à son habitude mais plus outrecuidant que jamais, le Président adopte dans cette séquence une interprétation maximaliste des pouvoirs que lui confère la Constitution de la Vè République.
En bon banquier et en mauvais politique, il se comporte comme un commercial à la recherche des trous dans le contrat, comme un conseiller fiscal qui cherche à optimiser la situation dans le sens de ses intérêts en contournant la règle, en tordant son esprit, en fraudant sans illégalité. Il construit une coalition a posteriori pour s’accommoder du résultat des urnes, bafouant d'un côté les électeurs et de l'autre le Parlement. La séparation des pouvoirs est menacée lorsque le Président de la République prétend construire les coalitions parlementaires à la place des députés.
Cette décision néfaste pour la démocratie aura des répercussions tant que la Vè République perdurera puisqu'elle crée une sorte de jurisprudence et rend possible cette malhonnêteté qu'aucun Président n'avait osé avant lui : non seulement nommer formellement le Premier ministre mais le choisir sans aucun respect de la majorité désignée par les électeurs.
Plus globalement, cette pratique inédite achève la démonstration des faiblesses de la Constitution de 1958, où un Président de la République peu scrupuleux dispose de tous les pouvoirs. Avant même la nomination incongrue de M. Barnier, c'est la décision discrétionnaire du Président de dissoudre l'Assemblée Nationale, sans aucune raison autre que sa volonté de désintégrer la gauche et sans même prévenir son Premier Ministre, qui illustrait déjà en soi le problème de l'hyper-présidentialisation. Au lieu de répondre à un blocage institutionnel comme le prévoyaient les auteurs de la Constitution, cette dissolution a créé la crise de toutes pièces par la seule volonté du souverain.
Au nom de leur plus grande proximité avec les idées économiques d'E. Macron qu'avec celles de la coalition qui a remporté les élections, l'ensemble des partis conservateurs accepte le final twist imposé par E. Macron. Mais en acceptant la nomination d'un ministre LR, ils acceptent aussi une torsion des institutions dans un sens non-démocratique dont ils ne pourront pas se plaindre lorsqu'elle se retournera contre eux. Si Marine le Pen venait à remporter les élections présidentielles et à utiliser cette conception maximaliste de la Constitution pour empiéter sur le pouvoir des Parlementaires, comment pourraient-ils désormais s'y opposer ? Une pratique autoritaire qui nous profite un jour se retourne contre nous le lendemain.
De plus, en constituant un Front réactionnaire, E. Macron trahit les électeurs qui avaient opté pour un Front Républicain, y compris les siens. En construisant une majorité parlementaire qui inclut le RN, en l'associant au nouveau gouvernement par un soutien sans participation, il dénature le vote des 72% d'électeurs NFP qui ont opté pour un candidat Ensemble au second tour en cas de duel face à un candidat RN. C'est le barrage républicain systématique à gauche qui a permis au parti d'E. Macron de limiter sa débâcle électorale. N'est-ce pas berner ces électeurs que de leur réserver la surprise d'une alliance tacite avec le RN ? En outre, le leader du parti Ensemble ne répond pas non plus à la volonté de ses propres électeurs dont un sur cinq seulement a voté RN au second tour quand un sur deux a opté pour le candidat NFP en cas de duel. Les électeurs de 2017 qui ont cru porter un jeune homme disruptif symbole d'ouverture se retrouvent en 2024 avec un conservateur défendant le repli identitaire.
Mais ce nouveau glissement vers l'autocratie et vers l'extrême-droite marque moins une rupture qu'une nouvelle étape qui s'inscrit dans la continuité de la gouvernance Macron.
Multiplication des 49-3, mutilations de manifestants, octroi de fonctions policières à son garde du corps afin d'assouvir son plaisir de tabasser des manifestants, criminalisation des opposants, indifférence aux manifestations massives : après avoir vomi sur les mouvements sociaux, après avoir craché sur le Parlement, le Président de la République s’assoit sur le vote des citoyens et défèque sur ce qui constitue la moelle épinière de notre démocratie représentative. Plus rien n'est sacré si ce n'est les intérêts des capitalistes.
Absence de réaction à des violences policières racistes, loi asile-immigration, dénonciation de l' « ensauvagement », refus de retirer ses candidats lors de triangulaires avec le RN : après avoir adopté des éléments de leur programme et leur vocabulaire, après avoir banalisé leur parti, le Président de la République consulte le RN pour savoir si la nomination du Premier Ministre les satisfait.
Mis en échec, E. Macron se comporte moins comme un fou que comme un roi, prêt à tout sacrifier pour sa survie politique. Trop aventureux, trop inconséquent, la grenade qu'il avait voulu lancer sur la gauche lui était revenue dans les pattes avec la victoire du NFP. A l'issue du pari raté de la dissolution, il risquait de perdre les faveurs des milieux d'affaire qui l'avaient porté au pouvoir et lui assuraient un environnement médiatique bienveillant. Déjà, E. Philippe s'empressait de leur proposer une alternative en déclarant son intention de se porter candidat aux élections présidentielles. Il fallait donc rassurer les classes dominantes à tout prix, fut-il celui d'une nouvelle marche dans l'ascension de l'extrême-droite et d'une nouvelle lame plantée dans le dos d'une démocratie qui s'éloigne à grands pas.