Ali Farid BELKADI

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Billet de blog 20 mai 2024

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EXTRAITS 2 LE MONOLOGUE DE L'EN DEHORS

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4 Son verset préféré  est « Jonas était du nombre des  envoyés   le poisson l'avala/S'il n'avait pas été du nombre de ceux qui célèbrent les louanges de Dieu /Il  serait resté dans le ventre du poisson jusqu'au Jour de la Résurrection » (Coran Sourate XX-XVII  verset 139) Nous sommes restés prés de cinq mois en mer Dans une espèce de clapier d'environ seize mètres carrés de superficie J'ai été parmi les plus chanceux  car j'ai dormi durant tout le temps de la traversée dans un des hamacs  qui nous ont été remis par le Beylik  («le gouvernement»  NDLR) avec un petit matelas et une couverture Ce matériel de couchage nous a été retiré à l'issue du voyage dés que le navire est parvenu à destination Au bagne il faut savoir que la literie n'est renouvelée qu'au bout de cinq ans Les draps et le chapeau de paille après trois ans seulement Je vais tenter de décrire ce qui nous advint dés notre arrestation Mais je dois d'abord parler du navire La cage où nous avons séjourné durant les longs mois  de la traversée de plusieurs mers  et où nous avions l'air de bêtes sauvages  se trouvait à environ quatre mètres sous le pont du navire dans la zone des chaudières  Il n'y avait pas suffisamment d’air et presque pas de lumière Seul un hublot encrassé filtrait la lueur du jour  avec parcimonie Les sabords étaient fermés par d'épaisses grilles Dans la pénombre nous étions enchaînés deux par deux Les premiers arrivés à l’Ile des Pins   furent des compatriotes de Bougaa Deux frères Il s’agit de Belkacem Amar Ou El-Hadj  âgé de 24 ans cavalier  qui combattit le beylik et son frère Mohand Ou-Rabah  cavalier de même  âgé de 20 ans à peine qui a été blessé au cours du combat de Béni-Mansour Un vieillard de Bouïra El Hadj Slimane Ou Hamouche n'a pas supporté le trajet Il est mort de consomption au tout début de notre voyage Que Dieu lui fasse miséricorde On nous a fait monter sur le pont à l'occasion de ses funérailles Le commandant du navire a fait stopper les machines  Son attitude nous a beaucoup touchée Puis nous avons fait la prière en faveur du défunt  après l'avoir enveloppé dans un morceau de toile que nous a remis un officier La prière  funéraire a été célébrée par Si Al-Ghazi des Aït Ghobrini de la Haute Kabylie Un homme d'une grande bonté et d'un caractère élevé  qui connaît les 114 chapitres du Coran par cœur C'est lui qui tient habituellement le rôle d'imam  au cours des prières en groupe  depuis notre séjour à la prison de Maison  Carrée à Alger Si Al-Ghazi se tenait face à la dépouille du regretté Si Slimane et nous tous nous étions alignés en rang derrière lui Les Français de la Commune étaient également présents sur le pont De même  que les matelots et le Commandant du navire Nous avons fait les quatre Takbir ainsi que l'invocation « Louange à Dieu qui fait mourir et qui fait vivre Louange à Dieu qui ressuscite les morts A lui la majesté et la grandeur  la souveraineté  la puissance et la lumière » Puis deux  matelots ont projeté le corps à la mer La dépouille de Slimane Ou-Hamouche a flotté un instant avant d'être livrée en pâture à l'obscurité des abysses Il se produisit alors quelque chose d'extraordinaire  car deux dauphins se sont relayés comme pour porter le corps de Slimane Ou-Hamouche sur plusieurs dizaines de mètres  Avant de disparaître avec lui dans les flots Certains parmi nous y ont vu un miracle  des matelots ont fait le signe de croix Cela voulait certainement dire quelque chose A Dieu nous sommes et à lui nous retournons  Si Slimane est décédé au tout début du mois de ramadan alors que le bateau voguait au large des îles Canaries 5 Le mois du jeûne nous a moins affecté que la disparition de nos compagnons Nous avons versé tant de larmes en repensant à Si-Mohand Ou-Atitouch et aux compagnons d'armes des Béni-Oughlis A Si-Ali Ou-Sidous à Si Sghir des Aït Gharbit  à Si-Arab Ou-Bellaïch du village des Béni-Amrous Nous les avons laissé derrière nous à la citadelle de Saint Martin de Ré Ils  ne nous ont jamais rejoint  depuis toutes ces années Jusqu'à ce jour Selon des compagnons  d’infortune Français ils auraient été emmenés dans les pénitenciers de Guyane A Saint Laurent du Maroni Ou encore à Kourou disent les Français Peut-être même à l’îlet de  la Mère Voire à Saint-Georges d'Oyapock selon d'autres On a entendu dire que personne n'est jamais revenu sain et sauf  de ces pénitenciers Dieu seul sait ce que nos compagnons sont devenus Chaque jour qui passe loin de la terre natale voit notre nombre s’amenuiser Certains sont arrivés à l'île des Pins dans un état déplorable Leurs articulations ne leur servaient plus à rien  Il a fallu les transporter dans des tombereaux que nous remorquions nous-mêmes  Ils ne voulaient pas rompre le jeûne  arguant qu'ils n'étaient ni des personnes âgées ni des personnes atteintes d'une maladie incurable pour ne pas accomplir leur devoir envers Dieu Notre imam d’infortune Si Al-Ghazi  Al Ghobrini leur a cité le verset 185 de la deuxième sourate du saint Coran qui dit : « Celui qui est malade au celui qui voyage jeûnera ensuite le même nombre de jours »  Ce à quoi nos compagnons brisés et malades répondaient par le hadith rapporté par Ibn Madja « Toute chose a son aumône et l'aumône purificatrice  du corps est le jeûne Le jeûne est la moitié de l'endurance » Nous ne connaissons personne qui ait rompu le jeûne sciemment  dans notre groupe  depuis la prison de Maison-Carrée  de la banlieue d’Alger  et jusqu'à notre destination à Gadji  dans l’île des Pins de la Nouvelle-Calédonie Que nous avons baptisé Kalidoun Pour paraphraser le mot arabe Khalidoun qui est tiré de AI-Khuld l’«éternité» Perpète Mais plus les ans passent dans cette île du bout du monde  et plus l'espoir de retrouver notre liberté s'amenuise considérablement Les gouvernements se succèdent en France et il  n’y a aucun changement dans notre situation Depuis 1872  d'autres groupes de déportés ont suivi par  centaines  Il y en avait de toutes les races  et de toutes les régions du pays Jusqu'au seuil du Sahara Deux tunisiens sont parmi nous Ils sont originaires de Tataouine Ils vivaient à Bejaïa au moment de l'insurrection du Cheikh Haddad  Ils se sont joints  spontanément à notre combat contre le gouvernement Avec nous à l'île des Pins il y a Mohammed Benseddik qui est originaire de Touggourt  Abdeslam Benmaazouz vient de la région de Annaba  Daho Ould Salah est de Saïda dans l'ouest du pays Allaoui Ben-Djebli est de Constantine Certains sont presque des adolescents  Quant à moi au moment où j'écris cette missive  j’ai à peine dépassé la quarantaine  J'en parais soixante Peut-être plus Le Beylik nous a happés un par un à l'aide de l'impitoyable main de fer de la répression De même  que les Français de la Commune qui ont  fait la guerre contre leurs compatriotes les  bourgeois et les aristocrates de Versailles Ils ont  pris les  armes pour exprimer leur  colère face à la défaite de leur pays contre l'Allemagne Ils ont eu 35000 fusillés dit-on Alors que dire de nous qui  fûmes    200000 combattants à nous lever comme un seul homme contre le gouvernement Dieu seul sait le nombre de ceux qui sont restés en vie  Nous avons toujours été d'un courage et d'une résignation à toute épreuve Nous avons supporté toutes les souffrances Les juges ont  soigneusement élaboré pour nous des délits avilissants  Nous sommes des repris de justice Des malfaiteurs Des assassins Des égorgeurs Sans foi ni loi Livrés aux hasards d'une destinée cruelle  6 C'est le 30 septembre 1873 à l'aube que nous avons quittés le dépôt de Saint-Brieuc en Bretagne Avec nous il y avait vingt-cinq Français Nous avons rejoint La Rochelle allongés sur la paille d'un wagon du chemin de fer entièrement clos et muni de barreaux Vers le milieu de l’après-midi nous sommes arrivés à destination   complètement exténués Il y avait des gendarmes partout tout le long du trajet  Des automobiles-cellulaires ont amené d'autres prisonniers De là un bateau nous a transporté jusqu'au dépôt de Saint Martin de Rê Nous avons été rassemblés deux par deux Des gendarmes  ont réuni mon poignet droit au poignet gauche de Amar des Aït-Mansour  à l'aide d'un large bracelet qui nous faisait horriblement souffrir au moindre mouvement brusque de l’un d’entre nous Une fois parvenus à destination   nous avons fait le trajet à pied Des menottes souples nous ont été appliquées à la place de l'énorme bracelet qui a laissé une boursouflure rougeâtre autour de notre poignet Certains ont été promenés ainsi de prison en prison  et malmenés durant des jours par des gardes qui nous hurlaient des ordres en petit Français Parmi eux figurait  celui que tous les prisonniers appelaient Maurice Sa haine indescriptible des arabes lui faisait rougeoyer  les yeux Il n’était pas bon non plus avec les communards Il passait le plus clair de son  temps à grogner en nous menaçant de la crosse de son fusil On a pensé qu'il est d'origine maltaise car Il parlait un arabe très soigné Malte  comme l’a écrit l’historien berbère Ibn  Al-Marzouk qui vécut à Bougie au cours du XIII° siècle  a été plus particulièrement colonisée par des peuples orientaux dont les phéniciens et les carthaginois Ceux-ci  lui ont légué une grande partie de leur culture ainsi qu’un grand nombre de mots de leur langue Maurice qui eut avec nous un jour une discussion à peu prés correcte avec nous dit avoir habité prés  de la porte Bab-Azoun A deux pas de la Place du Gouvernement à Alger Nous avions tous compris qu’il s’agissait du quartier juif de la Basse-Casbah Maurice ne réagissait pas aux horreurs dont nous l'abreuvions parfois en dialecte  kabyle  qu’il ne comprenait pas contrairement au parler arabe d’Alger C’est ainsi qu’on pouvait franchement traiter sa mère de bourrique avec un  sourire aux lèvres qu’il prenait pour une congratulation Nous n'avions pas d'eau pour nous laver Les casemates étaient pleines de vermine ce qui provoquait des démangeaisons atroces Au bagne de l’île de Rê un brave Français originaire de Saint-Etienne  qui était comme nous condamné  à la déportation  pour avoir participé à la Commune de Paris  nous a donné un peu de poudre insecticide que lui a fait parvenir sa famille Il parle la langue de Picardie A force de nous entretenir avec lui nous avons appris quelques mots de son pays  Par exemple lorsqu’il disait  je suis cognu cela voulait dire «je suis triste» Quand Il se fâchait Il menaçait de se servir «d'huile à  bourrique» c'est ainsi qu'ils appellent les coups de bâton dans son village

Un jour il a entendu le vieux Mohand Ou-Ali déclamer des vers dans la langue kabyle  Il lui a récité un poème de sa Picardie « L'Bonheur eq IHoumm i  cherche In vain sus  s’a  route / est  à  ses pieds qui  l'ravise passer / Gn'a qu’à s'boissier pou'I'Preinne et  l’ramasser / L'Bon Dghu  l'a mis à la pourtée edtoute »  Autrement dit   « le bonheur que l'homme cherche en vain sur sa route est à la portée  de ses pieds Il n'a qu’à  se baisser pour le ramasser Le Bon Dieu l'a mis ainsi à sa portée» Nous avons gardé notre tenue traditionnelle qui se compose de chemises  décolletées tasedrit comme on dit au pays  et de pantalons bouffants aserwal en toile en molleton ainsi que des tuniques longues Taqendourt et des manteaux en laine Bernous ou Taqachabit Le turban Tabani est  naturellement porté à la façon kabyle 

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