Ainsi parlait l’En-Dehors :
J’ai entr'ouvert pour la première fois les pages du livret de l‘arrière-grand-oncle le cœur battant comme on défait une boîte de Pandore C’était vers 14 heures 30 le dimanche 1 novembre 2015 qui correspond au 18 mouharram 1437 Je l’ai refermé le surlendemain 20 moharram 1437 et 3 novembre 2015 aux environs de minuit malmené comme une branche d’arbre sec charroyée par des eaux en furie Brouillée épave clouée au siège le ressentiment chevillé au corps silencieux Troublé me ressaisissant à grand-peine Ombre sans forme dans la nuit je me souviens parfaitement du moment où j’ai terminé la lecture du cahier C’était le moment des dernières informations de la nuit sur la chaîne 2 de la télévision nationale La speakerine d’une voix exquise a refermé le journal en rapportant pour la énième fois la visite du président de la république au Carré des Martyrs où il a déposé une grande gerbe de fleurs à l’occasion du 1° novembre 1954 Jour où éclata officiellement la guerre d'Algérie Suite à l’appel du Front de libération national au peuple diffusé à la fin du mois d’octobre de la même année La déclaration lue par la speakerine débutait ainsi : A vous qui êtes appelés à nous juger le premier d’une façon générale les seconds tout particulièrement notre souci en diffusant la présente proclamation est de vous éclairer sur les raisons profondes qui nous ont poussés à agir en vous exposant notre programme le sens de notre action le bien-fondé de nos vues dont le but demeure l’indépendance nationale dans le cadre nord-africain Notre désir aussi est de vous éviter la confusion que pourraient entretenir l’impérialisme et ses agents administratifs et autres politicailleurs véreux Nous considérons avant tout qu’après des décades de lutte le mouvement national a atteint sa phase de réalisation En effet le but d’un mouvement révolutionnaire étant de créer toutes les conditions d’une action libératrice nous estimons que sous ses aspects internes le peuple est uni derrière le mot d’ordre d’indépendance et d’action C’est à peu prés ce que j’ai retenu de l’intervention de la speakerine Depuis que des lémuriens gouvernent le pays tout ce qui a trait à la révolution a été mis sous le boisseau J’ai encore ouvert le cahier une ou deux fois le surlendemain Pour m’enquérir de détails qui m’auraient éventuellement échappés C’est à ce moment-là que j’ai découvert les notes qui figuraient à l’écart du texte proprement dit De même que les ratures dont j’ai essayé de déchiffrer le contenu Les nuances dans la couleur de l’encre végétale conçue à l’aide de l’essence extraite délicatement d’une rose embellie de safran qui lui donnera une couleur particulière sépia Une teinte marron claire que les artistes-peintres obtiennent en mélangeant les trois couleurs primaires rouge bleu et jaune C’est à ce moment-là que j‘ai décidé de traduire le récit conte d’une vérité aux tournures de légende C’est ainsi que mon imagination prit parfois le dessus sur l’histoire proprement dite dans laquelle s’égrappaient des évènements concrets et réels tels qu’ils furent vécus et fidèlement rapportés par l’arrière-grand-oncle dans son journal Ce sont des ruées nébuleuses de mémoire obscurcie par l’exil qui défilaient par bans entiers dans sa tête ressuscitée brute à plusieurs niveaux ou les inserts historiques et les traverses anthropologiques ondoient fictifs par rouleaux constants Ou alors à la manière des embruns indomptés qui accompagnent çà et là les vagues cambrées déferlant sur les rochers Le journal de l’arrière-grand-oncle se tait périodiquement pour reparaître à la manière de l’onde linéaire qui vient s’inscrire sur une étendue vide de configuration sinusoïdale L’arrière-grand-oncle fait souvent référence à l’aube Il écrivait le matin souvent très tôt à l'aurore ou au chant du coq dans l’idiome arabe baroque aristocratique de Bgayet la Saldae civitas de l’époque romaine Qui méla souvent son destin florissant aux lignages Hammadides puis Hafsides L’écriture faite à cette heure matinale possèdait selon l’arrière-grand-oncle une baraka distinctive Au moment où la clarté blanchâtre qui précède le lever du jour se convertit en lumière éclatante Il empoignait à bras le corps l’écriture dès la prière du Fadjr achevée Comme il se dressait dans la lutte debout sur ses étriers Cela pouvait durer des heures entières durant lesquelles il se contraignait au silence embusqué derrière les mots qui parfois s’évaporaient comme un liquide surchauffé ou se noyaient perdus à jamais dans le brouillard sans fond de la mémoire Il allait à la quête de souvenirs cachés et touffus L’excès de ses malheurs reveillait en lui une espèce de courroux viril à peine engourdi Cela le débarrassait de ses barreaux affligéants d’homme à la fleur de l’âge noyé de désirs privé de femme Un désir simple comme bonjour Eros pauvre comme job Qui cavalait à perdre haleine derrière des images regrettées amèrement Qui l’attendaient les sens dessus-dessous de pied ferme Il écrivait comme dans un état second jusqu’à ce qu’il soit parvenu au bout de l’endurance imposée par la plume Puis il rangeait soigneusement le cahier l’encrier et la plume Trois objets presqu’oints qu’il avait pour habitude de recouvrir d’un tissu de soie comme pour les protéger du mauvais oeil Un usage adopté d’une vieille coutume paysanne de la kabylie qui consistait à recouvrir la meule et le pilon domestiques d’un tissu immaculé afin que les petits rongeurs n'y trouvent pas un gîte Que que les poules ne viennent pas les barbouiller de leurs déjections ou que les chiens ne viennent pas y tremper leur dégoûtant museau Il écrivait dans l’idiome arabe maghrébin déstructuré par rapport à la langue mère Une langue non pas mère mais marâtre mâtinée de formules et d’expressions savantes tirées de l’époque des sarrasins Ni tout à fait livresque ni vraiment dialectal Qui présentait des imperfections et de grands défauts Mais venons-en au récit que l’arrière-grand-père l’éloigné des jours écrivait à chaque nouvelle aube de sa très longue nuit...