J’ai 23 ans, je suis journaliste. À côté de mon travail, je termine un master qui n’est pas un master de journalisme. C’est finalement au fil de mes expériences, de mes stages, de mes lectures, de mon instinct, que j’apprends à pratiquer cette passion qui m’habite depuis longtemps : raconter ce qu’il se passe. De par mon âge et tout ce que vit ma génération, je m’interroge comme beaucoup sur la manière de faire ce métier, afin de raconter, le plus justement possible, ce qui constitue les vies des gens.
Et depuis quelques mois, il se passe, justement, des choses étranges dans les pages des journaux que je lis, et que j’aime lire.
À l’approche des élections présidentielles, et notamment après l’élection de Donald Trump qui a fait trembler bien des certitudes et bien des espoirs, il semblerait que les rédactions se soient toutes données le même mot : « terrain ». Il faut faire du « terrain ». « Comment cela a-t-il pu arriver ? » « Comment diable ne l’avons-nous pas senti ?! » avons-nous entendu dans les rédactions le 20 janvier dernier. Pour conjurer le sort, pour tenter de rattraper des réalités qui nous auraient échappées, mais surtout dans un besoin urgent de rassembler, la presse française (« de gauche » essentiellement) s’est subitement embarquée dans un drôle de projet : aller à la rencontre « des Français ». Avec leurs mots, leurs approches et leurs formats différents, les médias se sont promis de porter la voix, tantôt des femmes tantôt des hommes, tantôt des salariés tantôt des chômeurs, tantôt des ruraux tantôt des urbains. Porter la voix, en fait, de ceux que l’on entend pas, trop peu, ou mal. Cette nouvelle résolution, maintes fois évitée ou remise à demain pour des raisons "d'agenda", Télérama l’a appelée « Chroniques françaises », La Croix « À la rencontre des Français » et, Le Monde, « Françaises, Français ». Mais qu’est ce donc que cette pulsion de « terrain », ce besoin soudain de réalisme à la Rendez-vous en terre inconnue… ? « Nous vivons dans une époque fictive », écrit l’écrivain américain Daniel Shields dans son manifeste Besoin de réel.
Dans le « milieu », on comprend vite que le « terrain » (contrairement à l’entretien téléphonique ou aux questions-réponses échangées par e-mail) représente le graal du métier : « C’était super intéressant, ils m’ont envoyé sur le terrain », « Le terrain me manque »… L’usage de ce mot, qui renvoie également, en sciences humaines, au chercheur qui observe son « terrain » comme le scientifique pourrait observer sa souris, je ne le comprends pas. À la fac, j’ai étudié la géographie et j’ai appris que le « terrain » renvoyait au simple domaine de l’expérience et à une notion assez brute, dépourvue de tout ancrage social.
Mais alors... Si le fondement et l’unique raison d’être du journaliste est de travailler sur le « terrain » -c’est à dire là où les choses se passent-, comment « les Français » peuvent-ils brusquement (et temporairement) devenir une rubrique en soi, un événement éditorial particulier, une expérience ? Plus qu’une subite parenthèse révoltée, cette lumière soudainement braquée sur la veuve et l’orphelin, le facteur isolé, la vendeuse de supérette, l’étudiant précaire ou l’agriculteur désespéré, n’est-elle pas la preuve de l’entre soi (que le sociologue Gérard Mauger appelle aussi « ethnocentrisme intellectuel ») qui malmène l’espace médiatique depuis quelques temps ?
Pour expliquer la démarche et les objectifs des nouvelles pages griffées bleues blanches et rouges de Télérama, le journaliste Olivier Pascal-Moussellard écrit dans le journal : « En espérant que ces Chroniques lèvent un coin du voile –d’ignorance qui empêche les candidats à la présidentielle de comprendre à qui ils s’adressent et les Français eux-mêmes de mieux vivre ensemble. ». La presse serait-elle, elle aussi, en campagne ? Son tour de France achevé, les élections présidentielles passées et la menace extrémiste éloignée -ou pas, aura-t-elle eu sa dose de « terrain », d’ « histoires, de regards, de voix ordinaires ou presque » (Le Monde) ? Cette soudaine fascination pour « les Français d’aujourd’hui » reconnaît et confirme le profond flou dans lequel la France est plongée, défigurée par des débats identitaires puants. Mais je crains une chose et m’interroge : photographier la France le temps de quelques mois seulement, dans le cadre d’une sorte de happening médiatico-politique suffira-t-il à pallier le manque de représentativité général dont souffre cruellement ce pays, tenant à distance et isolant sans fin les classes populaires des élites ?
En journalisme, on entend souvent qu’il faut « couvrir » l’actualité... Pourtant, Télérama écrit qu’il faut « lever un coin du voile ».
Couvrir l’actualité, c’est précisément ce qu’il ne faut plus faire, plus jamais, si l’on veut que le journalisme reflète le plus justement possible notre société et les gens qui la font, tous les gens qui la font. La France, il faut définitivement la « découvrir », la faire s’exprimer, la faire exister, et pas seulement de manière éphémère ou comme un pansement qui essayerait de cacher une plaie ; tout le temps.