Chère Françoise Hardy,
Fillette à peine âgée de 8 ans, j'écoutais déjà, émue, vos premières chansons. Vous approchiez vous-même de vos vingt ans. A peine rentrée de l'école, je collais mon oreille au poste de radio pour écouter "Salut les copains", où vos premiers succès passaient en boucle. "La maison où j'ai grandi" me plongeait déjà dans la mélancolie, comme un avant-goût de l'absence, de l'étrangeté insidieuse née du temps qui passe. Paroles de l'enfance perdue, de l'exil du cœur que transforment en plaie béante les lieux chéris et les rires disparus. Chanson que je n’ai jamais pu écouter sans que mes yeux s’embrument. Puis ce fut "Mon amie la rose" et surtout "l'Amitié", un temple de douceur que je fredonne encore, seule ou lors de soirées amicales. Vos chansons, je les connais toutes. Enfant, je les chantais en duo avec vous. Je n’ai jamais cessé.
Sans pouvoir à l'époque mettre les mots justes sur mes sentiments, vos mots et votre voix si délicate me parlaient comme en écho à ma propre vie, m'installaient dans une sorte de recueillement rêveur ; vos refrains accompagnaient mes jours. J'aimais, déjà votre sobre élégance, admirais votre distinction naturelle. Votre timidité charmante, votre fine silhouette, votre voix claire comme un filet d’eau, votre style si différent. Pour la jeune fille que j’étais, vous représentiez le summum de la beauté, préférant votre charme discret à celui d’autres jeunes artistes de l'époque, plus enjouées, prétendûment plus sophistiquées.
Vous sortiez du lot, tant du fait de la poésie que de l'acuité de vos textes, à une époque où les jeunes chanteurs de variété se devaient d'afficher gaieté et insouciance : spontanément, avec bonheur, le plus souvent. La guerre et ses affres restaient une morsure brûlante pour les parents et grand-parents. Vous portiez en vous cette gravité des aînés. A l’instar de tous ceux et celles de votre génération, vous aviez connu dans votre prime enfance, le bruit des bottes et des bombes, les ruines, la débrouille. Mais mais aussi le délaissement d’un père clandestin et fantomatique vous rendant visite deux/ trois fois par an. Cheville ouvrière d'une famille de femmes, laborieuse, sans rires et sans joie, votre mère était muette, peu encline à vous laisser prendre votre envol: un quotidien gris -ponctué de week-ends non moins pesants chez vos grands-parents- qui vous fit vous réfugier dans les livres, la musique, les mots. Aimer la solitude.
Années 60. Alentour, l’envie de vivre était classée numéro 1 au top 50. Londres bruissait de mille feux, de mille sons nouveaux, de mille éclats. Jean-Marie Périer, votre premier grand amour, vous invita à franchir la Manche. Bob Dylan, Mick Jagger, David Bowie et nombre de légendes naissantes du Swinging London, tombèrent à la renverse en découvrant votre grâce. Fous de vous. Vous, si belle qui vous pensiez si laide, tant ce qualificatif fut le refrain cruel de vos jeunes années. Vous ne croyiez guère à l’émoi de ces jeunes rockers, songwriters, célèbres en devenir, certains s'étant déjà hissés au Top of the Pop.
Ce n'est que plus tard en regardant des photos de famille jaunies, en revoyant des documentaires, des photos de vos débuts, que je me suis aperçue, combien j'avais adopté de manière inconsciente, par goût, par tempérament, sans même y penser, votre style considéré comme quelque peu androgyne. Pour moi, le comble de la féminité. Jean-Marie Périer avait su comme nul autre, fixer sur la pellicule, votre fabuleuse beauté introvertie, empreinte d'un charme réservé mais ô combien pénétrant.
A l’aube de mes quinze ans, j’ai cassé ma tirelire remplie de pièces de 20 centimes et d’un franc, -de menus pourboires gagnés au jour le jour au commerce familial- et craqué sur ce pull en laine sheltland de couleur noir, au décolleté en V, que j’avais repéré depuis des mois, à la vitrine d’une nouvelle enseigne de vêtements dénommée Caroll. Ce pull représentait pour moi, le luxe : je l’ai d’emblée porté à l’envers, de telle sorte que ce léger décolleté V découvra à peine la naissance de mon dos. Discrétion, charme et séduction allant souvent de pair, j’appris plus tard, que vous aviez lancé inopinément cette mode, en regardant les archives de votre première apparition au Petit Conservatoire de Mireille. Gênée d'être soudain propulsée face au public. Gêne qui ne vous quittera pas et vous amènera à abandonner la scène au profit du studio.
Les années ont passé, j'ai fait mon chemin en votre compagnie. Vos chansons, votre façon à la fois enfantine et si sérieuse d'être au monde, votre beauté mélancolique, votre style, votre voie cristalline et légère sont restées intactes. En dépit de la douleur et des épreuves. Comme une sorte de fidélité envers vous-même. Un cadeau fait aux dernières lueurs du soleil.
Adulte, j' appris qu'à ma naissance, ma grand-mère bien-aimée avait pesé de tout son poids afin que je sois prénommée Françoise. Mon père étant secrètement amoureux d'une autre jeune chanteuse à succès de votre génération, c'est un autre prénom qui l'a emporté... Non sans débats. Cela pour vous dire combien votre aura était forte et l'est toujours restée dans les milieux populaires ; ceux que vous-même avez connus, enfant.
J’ai écris une première esquisse de cette lettre voici plus de dix ans, en 2012. Craignant de vous importuner, pensant que ce ne serait, somme toute, pour vous qu’une lettre de plus, je l’ai conservée par devers moi. Votre dernier album "L'amour fou" n'était alors que velours, douleur et sérénité, tristesse et questions se répondant. Comme un rendez-vous foudroyant avec un amour d'antan. Au creux des heures sombres, une fenêtre s'est de nouveau ouverte avant que vous n'ayiez plus d'autre issue que de quitter la rive, prendre Le large : l'un des titres de votre dernier album, "Personne d'autre", paru en 2018, tout habillé d'une douceur apaisée .
Aussi chaque fois que l'on me dit qu'il y avait un peu de vous en moi, j'ai reçu ces mots comme un véritable présent.
Alice. D