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Billet de blog 12 décembre 2025

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La Cour Pénale Internationale a abandonné le dossier Nigeria

Le bureau du Procureur·e de la CPI a annoncé l’ouverture d’une enquête au Nigeria il y a 5 ans, et n’a jamais ouvert d’enquête ensuite, en contradiction avec ses promesses et des règles applicables. Les juges ont aussi décidé de fermer les yeux sur les manquements du Procureur – un dangereux précédent.

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Cela fait quinze ans qu’un conflit est en cours au nord-est du Nigeria entre Boko Haram et l’armée nigériane. Les populations civiles ont, comme souvent dans le contexte de conflits armés, souffert aux mains des deux parties au conflit – des milliers de personnes, hommes femmes et enfants, ont été tuées, torturées, violées, enlevées, réduits en esclavage, et autres atrocités.  Et il n’y a eu jusqu’ici aucun effort crédible pour rechercher et poursuivre les hauts responsables de toutes les horreurs commises des deux côtés. Au-cun. Ni par les tribunaux nigérians, ni par aucun autre tribunal.

Pourtant, la Cour Pénale Internationale (CPI) s’était saisie rapidement, dès les débuts du conflit. En 2010, le bureau du Procureur de la CPI a ouvert un « examen préliminaire » [c’est l’étape qui précède la décision d’ouvrir, ou non, une enquête]. Il n’y a pas de règle qui détermine en combien de temps les examens préliminaires doivent être conclus, mais en l’occurrence… dix années se sont écoulées avant qu’une décision soit prise. C’était déjà très long.

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© @ICC siteweb

Le 11 décembre 2020, la Procureure de la CPI de l’époque Fatou Bensouda déclare : oui, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité ont très probablement été commis au nord est du Nigeria, et non, les tribunaux nigérians ne sont pas capables, ou n’ont pas la volonté, d’enquêter et de poursuivre les responsables de ces crimes. Elle l’annonce enfin : les critères sont donc remplis, il y aura une enquête de la CPI !

La suite ? Une carte joker incroyable. Un nouveau procureur de la CPI a été nommé en juin 2021, Karim Khan [élu par les Etats membres de la CPI après avoir été écarté de la sélection par le comité en charge de proposer des candidats, et aujourd’hui suspendu en raison d’allégations d’agression sexuelle], et le dossier Nigeria a été rangé aux oubliettes. Cela fait exactement cinq ans depuis l’annonce de l’ouverture de l’enquête, et le bureau du Procureur n’a pas encore fait un seul pas en ce sens, a contrario il entretient une communication extérieure minimale et floue qui suggère que la décision d’ouvrir une enquête n’est pas encore prise.

Outre l’affront du Procureur Khan de tout bonnement refuser de reconnaitre et appliquer la décision prise par sa prédécesseuse [seule Procureure femme dans l’histoire de la CPI à ce jour, également seul.e Procureur.e africain.e], ce n’est pas légal. Une décision d’un.e Procureur.e de la CPI engage son bureau, elle n’est pas faite au nom d’un individu, elle est faite au nom de l’institution.

L’article 15 du Statut de Rome [le traité qui a créé la CPI] est clair, un examen préliminaire ne se conclut que de deux manières possibles : soit les critères ne sont pas remplis, l’affaire est close il n’y aura pas d’enquête ; soit les critères sont remplis, et dans ce cas le ou la Procureur.e soumet aux juges la demande d’ouvrir une enquête puis, une fois autorisé.e, se met au travail. Ici, le bureau du Procureur de la CPI a créé une situation extraordinairement absurde: les critères sont remplis pour l’ouverture d’une enquête, mais aucun acte n’est pris en conséquence, aucune enquête ouverte. La procédure reste bloquée dans un entre-deux suspendu où absolument rien ne se passe, depuis 5 ans et pour un temps indéfini.

Il y a un an, Amnesty International avec le soutien d’UpRights, au nom de plusieurs réseaux de victimes du conflit au nord-est du Nigeria, ont déposé une plainte devant les juges [note par souci de transparence : j’ai travaillé sur cette plainte]. Cette plainte demandait aux juges, en substance : saisissez-vous du problème et obligez le Procureur à respecter les règles de la CPI et à agir dans des délais raisonnables.

Six mois plus tard, en juin 2025, les juges ont rejeté la plainte. Une décision en quelques pages, sans raisonnement développé, et qui est passée relativement inaperçue. Les juges n’ont pas dit qu’ils n’étaient pas d’accord, ni qu’ils étaient d’accord, ils ont simplement refusé de se prononcer.

L’explication de la Chambre préliminaire [c’est le nom de la formation de trois juges de la CPI] est contenue dans un seul paragraphe, que je traduis grossièrement de l’anglais vers le français ainsi : « bien qu’il ne soit pas clair quand le Procureur demandera l’autorisation d’ouvrir une enquête au Nigeria (…), la Chambre n’a pas le pouvoir, pour le moment, de faire une détermination concernant l’obligation du Procureur sous l’article 15(3) du Statut. » Pourquoi la Chambre n’a-t-elle pas le pouvoir ? S’accordera-elle le pouvoir à un autre moment ? A nous de deviner, puisque les juges n’élaborent pas davantage.

Cependant, la décision a été prise 2 contre 1, autrement dit une des trois juges n’était pas d’accord avec la majorité. La juge dissidente Socorro Flores Liera explique, entre autres (et toujours grossièrement traduit de l’anglais vers le français) : « Vu l’importance de la question et le potentiel préjudice sur des milliers de victimes, rejeter la plainte plus de six mois après qu’elle soit portée à l’attention de la Chambre, sur la base d’une interprétation restrictive du Statut, est la mauvaise manière de procéder ». Et elle ajoute : « Le […] Statut est clair et non ambigu et le Procureur a un devoir légal de demander l’autorisation [d’enquêter au Nigeria]. […] Le délai raisonnable est passé et le devoir de demander l’autorisation ne s’est pas matérialisé. »

Sur le dossier du Nigeria, le bureau du Procureur de la CPI a visiblement la liberté de piétiner les dispositions du Statut de la Cour en échappant à tout contrôle judiciaire. Pendant ce temps-là… 15 ans d’attente du côté des concerné·e·s.

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