EDITO. Les militants contre le peuple : la vraie fracture qui menace la gauche
Publié le 22-01-2016 à 19h30
Epouvantails de la gauche militante, Valls et Macron sont pourtant plus en phase avec l'opinion, y compris avec les sympathisants de gauche. Entre la "gauche d'en haut" et le "peuple de gauche", le fossé n'a jamais paru si profond.
Emiettée, divisée, déchirée, la gauche est menacée de multiples fractures. Il en est pourtant une plus inquiétante que les autres à laquelle on ne porte guère d'attention.
Il ne s'agit pas de celle qui oppose la gauche qui s'autoproclame "vraie" à l'autre, celle que l'on traite si souvent de "fausse", du conflit entre gauche radicale et gauche de gouvernement, ou encore de l'affrontement entre "gauche de gauche" et sociaux-démocrates repeints en "sociaux-traîtres". Voilà des figures imposées de l'histoire de cette famille plurielle. Une fois encore, au contact du réel et de la gestion, ce fossé se creuse dangereusement. Mais si son ampleur peut inquiéter depuis l'accession de François Hollandeà l'Elysée, il n'a rien d'inédit : ce divorce était déjà apparu, par exemple, lors de la "pause" décrétée par Léon Blum en février 1937, des reniements molletistes des années 1956-1957 ou du tournant mitterrandien de la "rigueur" dans les années 80.
Haute cour de gauche
Il est en revanche un autre fossé, plus nouveau et plus crucial car il menace jusqu'à l'existence électorale de la gauche, c'est celui qui se creuse entre la gauche militante et l'opinion de gauche.
Pour s'en convaincre, il suffit d'observer la réaction de la première à chacune des sorties de son tandem maudit, Macron-Valls, et de mesurer les effets des dites sorties dans l'électorat. Que le ministre de l'Economie se prenne de pitié pour "la vie d'un entrepreneur souvent plus dure que celle d'un salarié" et il est aussitôt traduit en Haute cour de gauche pour trahison par toutes les éminences progressistes qui jugent en bloc son propos illégitime.
Que le Premier ministre évoque l'éventualité de prolonger l'état d'urgence"jusqu'à ce que l'on puisse se débarrasser de Daech", avant de préciser qu'il ne s'agit pas de le perpétuer "indéfiniment", et aussitôt, nombre de grandes voix de gauche proclament la disparition de l'état de droit. La mécanique est immuable, le réflexe pavlovien.
Valls et Macron sont populaires
Il est de multiples raisons de contester tant les provocations sémantiques d'Emmanuel Macron que les propos musclés de Manuel Valls. On peut combattre le virage social-libéral incarné par le premier, qui n'a pour l'heure guère prouvé son efficacité, ou s'inquiéter des accents sécuritaires du second.
Il est toutefois un constat dont la gauche, dans sa diversité, ne peut s'exonérer : Emmanuel Macron et Manuel Valls sont, de loin, les deux figures du gouvernement les plus populaires du pays. L'une après l'autre, toutes les enquêtes d'opinion le démontrent: le dernier baromètre de la Sofres accorde par exemple 36% de "confiance" à Manuel Valls et une "cote d'avenir" de 31% à Emmanuel Macron, contre 21% à Christiane Taubira, 20% à Arnaud Montebourg ou 16 % à Cécile Duflot. Pire encore pour leurs détracteurs, sondage après sondage, Manuel Valls et Emmanuel Macron sont aussi les dirigeants les plus appréciés par les sympathisants de gauche.
Enfin, la plupart des mesures emblématiques sur lesquelles ils se sont engagés ce derniers mois, depuis le travail le dimanche jusqu'à la déchéance de nationalité pour les terroristes, en passant par la simplification administrative pour les chefs d'entreprise ou la refonte du code du travail sont massivement plébiscitées par l'opinion, y compris à gauche.
"La gauche peut mourir"
C'est cette fracture-là, celle qui oppose la gauche militante et intellectuelle à la "gauche d'en bas", populaire et inquiète, qui obsède le premier secrétaire du PS Jean-Christophe Cambadélis. Car si "la gauche peut mourir", comme l'avait dit Manuel Valls, c'est d'abord parce que ce fossé menace de l'engloutir.
Le locataire de Matignon ou celui de Bercy peuvent bien être traités de "renégats" ou de "démagogues", ils n'en sont pas moins plus en phase avec l'opinion de gauche que leurs opposants qui se réclament du même camp.
Certes, un dirigeant progressiste ne saurait se contenter de courir après les attentes de l'électorat et de le caresser dans le sens de la colère en adoptant le programme de la droite, voire en puisant dans la besace frontiste. Pour autant, le "bashing" anti Valls-Macron ne suffit pas à apaiser les angoisses du peuple. Et caricaturer Manuel Valls en émule du maréchal Pétain ouEmmanuel Macron en porte-parole de Pierre Gattaz s'avère aussi injuste qu'inefficace.
Ministère de l'indignation
Tous les observateurs conviennent aujourd'hui que l'incantation morale ne suffit plus à faire reculer le Front national. La progression de l'extrême droite au fond des urnes aux régionales de décembre a encore montré que l'indignation n'est que de peu d'effet, en tous cas au premier tour. Cela ne signifie pas qu'il faille l'abandonner tant le Front national demeure un parti anti-républicain. Mais il faut aussi, et même surtout, lui opposer une alternative de gouvernement crédible et surtout efficace.
C'est peu ou prou un défi du même ordre auquel se heurte la gauche radicale française lorsqu'elle fustige depuis son Aventin éthique les reniements des sociaux-démocrates sans exercer d'autre ministère que celui de l'indignation. Et c'est ce qui explique que la "vraie gauche" qui s'est historiquement arrogée le mérite de porter les attentes du peuple en soit aujourd'hui la plus éloignée.
Renaud Dély
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EDITO. "Liberté, égalité, fraternité" : une devise, un trésor
Publié le 22-01-2016 à 10h55
On n’a pas suffisamment pensé au sens qu’il fallait donner à notre devise patriotique, "Liberté, Egalité, Fraternité". Or cette trilogie est une trouvaille exceptionnelle.
Le 16 novembre 2015 à New-York, un homme tient un drapeau français en hommage aux victimes des attentats qui ont frappé Paris et Saint-Denis trois jours plus tôt. (JEWEL SAMAD / AFP)
J’ai eu la curiosité et l’endurance de regarder et d’écouter Manuel Valls et Jean d’Ormesson sur France 2 lors de l’émission de Laurent Ruquier "On n’est pas couché". Il paraît qu’on avait vivement déconseillé au Premier ministre de "s’expliquer", selon son expression, dans une émission de ce genre. J’aurais été plutôt de cet avis. J’aurais eu tort. J’ai trouvé que cet homme de moins en moins populaire faisait face avec une bonne humeur inattendue à tous les pièges habituels et à tous les arguments judicieux.
Mais je cite cette émission pour une autre raison : la présence de notre cher et désormais national Jean d’Ormesson. Il a demandé à Manuel Valls s’il avait conscience de s’être "droitisé" et comment il vivait cette trahison. Car désormais c’est une affaire entendue dans presque tous les médias,François Hollande a dit adieu au socialisme. Il entraîne dans ce geste non seulement son gouvernement mais son parti et la gauche entière. C’est une période terrible que nous allons continuer à vivre, tandis que les assassinats et les attentats des djihadistes se poursuivent un peu partout et, avec celui de Marseille, menacent la coexistence des communautés juive et musulmane. La seule image de paix qu’on ait à cet égard aperçue est celle du pape visitant la synagogue à Rome.
La réflexion qui m’a intéressé dans la réponse de notre Premier ministre, c’est celle à travers laquelle il a rappelé que l’accusation d’avoir viré à droite vient de l’obligation où se sont trouvés la police, la justice, le renseignement et même l’armée d’être mobilisés pour déjouer les menées de l’Etat islamique. Il a précisé qu’il s’agissait en somme de la perception que l’on avait de la sécurité, et qu’elle n’était pas une valeur de droite, mais au contraire une préoccupation populaire.
Je dois dire que cela m’a rappelé une conversation que j’ai autrefois entendue entre François Mitterrand et Pierre Bérégovoy. A vrai dire, le Premier ministre de l’époque ne parlait pas, c’était le président de la République qui disait : "Sans doute notre ami Pierre Bérégovoy va-t-il nous rappeler une fois encore ses origines populaires et l’appréciation positive que l’on y trouve en ce qui concerne l’ordre et la sécurité." Ce sont des débats permanents.
La nation française
François Mitterrand pensait que le peuple pouvait se tromper et qu’il pourrait en faire les frais à propos de la peine de mort. Un référendum à l’époque aurait empêché Robert Badinter d’obtenir l’abolition de celle-ci. La gauche de la gauche, c’était alors le Parti communiste rallié à l’Union de la Gauche. Cela dit, le peuple qui avait eu tort à propos de la peine de mort pourrait peut-être avoir raison sur la question inutile de la déchéance de la nationalité.
Les débats sur les principes de notre République ne sont ni inutiles ni indifférents. Les intellectuels, qu’ils soient chercheurs, économistes ou chroniqueurs, multiplient les tribunes et les points de vue d’une manière qui honore notre métier. Je n’ai pas regretté de ne "m’être pas couché". J’ai prolongé l’émission en évoquant la question de la nation française.
LIREValls dans "On n'est pas couché" : les 3 moments clés
Comme tout a été dit et que tout le monde cite Michelet, Renan, Braudel et Marc Bloch, je propose la remarque suivante : devant le besoin qu’ont eu les Français de retrouver leur unité dans les manifestations de solidarité et de fermeté généreuse après tous les attentats, on s’est interrogé sur le sens donné à la résurrection de notre hymne national, "la Marseillaise", et destrois couleurs de notre drapeau.
On n’a pas suffisamment pensé au sens qu’il fallait donner à notre devise patriotique, "Liberté, Egalité, Fraternité". Or cette trilogie est une trouvaille exceptionnelle. Rarement des mots différents ont été aussi magnifiquement complémentaires. Ils sont arrivés au gré des circonstances, mais c’est comme s’ils avaient été pensés au départ par un philosophe habité par Pascal et par Montesquieu. Savoir ce que devient chacun des termes s’il est privé des deux autres, c’est arriver à trouver géniale leur association.
La haine raciale
Dans nos institutions, les ministres de la Justice et de l’Intérieur, s’ils sont républicains, sont toujours séparés par les mêmes débats entre égalité et liberté. Et quand bien même les intérêts communs pourraient les conduire à un compromis, le résultat n’en serait que plus fragile si la fraternité était absente. Dans ces cas-là, c’est le sentiment national qui devient incertain, et les compétitions les plus meurtrières se développent. Oui, décidément, en dehors de la langue et de ses inaliénables vertus, nous avons un autre trésor, c’est cette devise : "Liberté, Egalité, Fraternité".
Je ne peux évidemment pas terminer sans dire mon effroi à l’idée que l’une des victoires du djihadisme pourrait être d’avoir provoqué une recrudescence de l’antisémitisme dans nos rues et nos provinces, où les trésors dont je parlais ne sont pas seulement foulés aux pieds mais brisés, transformés en haine raciale. Je redoute depuis très longtemps que le conflit israélo-palestinien ne s’exporte dans tout le monde arabe et musulman. En fait, il a cessé d’être dévastateur dans la plupart des pays pourtant directement concernés. Il le demeure dans les pays où les communautés choisissent de s’installer et de s’enraciner.
Il est terrible qu’on en soit venu aujourd’hui à déconseiller ou à conseiller de porter la kippa. Pour une fois, et c’est vraiment la seule, je serai de l’avis du Premier ministre d’Israël, Benyamin Netanyahou. Il faut absolument laisser à chacun le soin de se déterminer selon son éthique personnelle, et non agir par soumission dévote à un Dieu qui d’ailleurs n’a rien dit sur ce plan à Moïse ni aux autres.