Les puces de Saint-Ouen se piquent de design chic
LE MONDE | 28.12.2015 à 06h55 • Mis à jour le 28.12.2015 à 12h11 | Par Véronique Lorelle
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Le marché Paul Bert Serpette, le plus huppé des puces, veut devenir un temple pour les créations des designers. Un restaurant signé Starck, des vitrines léchées, des galeristes de renom…
Le stand d'Aurélien Jeauneau est organisé comme l’intérieur d’un appartement privé.GIOVANNI DEL BRENNA POUR "LE MONDE"
Une armoire au décor moucheté d’Ettore Sottsass (1917-2007), une bibliothèque en nid-d’abeilles des Bouroullec, un fauteuil géométrique en treillis métal de Shiro Kuramata (1934-1991)… sur l’allée E1, le stand de Jean-Roland Campion, dernier arrivé, ne passe pas inaperçu. Avec ses pièces dépouillées et design, il se fond à merveille dans le décor du marché Paul Bert Serpette, le plus huppé des puces de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis).
En face, Aurélien Jeauneau, diplôme d’histoire de l’art en poche, s’évertue, depuis l’automne 2013, à ressusciter l’œuvre tardive du designer français Pierre Guariche (1926-1995), de 1960 à 1968 notamment. Une mise en scène léchée invite le badaud à pénétrer sur son stand, organisé comme l’intérieur d’un appartement privé.
Propret, charmant, désuet
Le design en vogue se cacherait-il aux puces ? Hier, on y lançait la mode du mobilier industriel. Aujourd’hui, le style épuré et fonctionnel des années 1950 a détrôné la jolie commode Louis XV. « J’ai commencé en 1976, avec l’Art décoratif, puis cela a été du mobilier années 1945, 1950, et bientôt 1960-1970 », raconte Maggy Bravard, qui fête, en 2015, ses quarante ans sur Paul Bert.
« A chaque fois, les meubles se raréfient, les prix montent, et dénicher du [Jacques-Emile] Ruhlmann [1879-1933], ce génie de l’Art déco, ce n’est pas la même musique que lorsque j’ai commencé », lâche la pétillante antiquaire, qui vend plus aisément, désormais, ses fauteuils de Marco Zanuso (1916-2001) ou de Pierre Guariche que des« lampadaires de la maison Baguès qui, [en 2000], étaient sitôt posés, sitôt vendus » !
Depuis que Ma Cocotte, restaurant conçu par Philippe Starck, a ouvert dans la cour en 2012, un vent de renouveau souffle sur le marché Paul Bert Serpette (du nom de deux marchés contigus).
Le propriétaire de ce dernier, depuis 2014, Jean-Cyrille Boutmy, 47 ans — PDG fondateur du groupe de médias Studyrama —, a repeint les lieux en rouge brique, remplacé les rideaux de fer par de larges vitrines et rénové les maisonnettes à colombages, pleines de cachet… Les puces, dans ce coin-là, sont à la « broc’» ce que le Hameau de Marie-Antoinette était au village paysan. Propret, charmant et désuet, juste ce qu’il faut.
Début 2016, un bar à champagne, sur une idée de Philippe Amzalak, le propriétaire de Ma Cocotte, et un stand, dessiné par Jean-Michel Wilmotte pour la sculptrice Laurence Bonnel, l’épouse du chef triplement étoilé Yannick Alléno, finiront de faire de l’endroit une destination branchée.
Boboïsation, s’inquiètent certains. Aseptisation, dénoncent d’autres. N’empêche : 80 petits nouveaux se sont installés, ces trois dernières années, parmi les 350 marchands réunis sur les 12 000 mètres carrés de Paul Bert Serpette, le plus grand marché d’antiquités au monde.
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Ce nouvel écrin est à la mesure de leurs ambitions : faire de ce lieu le temple du design chic et séduire un plus large public, tels ces collectionneurs d’art attirés dans le quartier par la galerie d’art contemporain Untilthen, installée au printemps.
Le kitsch a ses adeptes
Pour plaire, chacun a sa carte maîtresse. Thomas Bonzom, baroudeur-surfeur-antiquaire, propose lustres, cascades et autres plafonniers de Bohême ou de Murano, de 1930 à nos jours, qu’il décrit avec les yeux brillants d’un enfant devant une confiserie. Chez Michel Morin — bar en formica, chaises bistrot, distributeurs de cacahuètes, carafes et bouteilles anciennes (parfois pleines !) —, c’est l’ambiance café français de 1900 à 1950 qui prévaut. « A chacun son œil, à chacun son mauvais goût », dit-on sur le marché.
L’objet insolite, parfois kitsch, a de plus en plus d’adeptes, comme un pied de nez aux décors consensuels des magazines. « Ici, vous entrez avec une idée en tête, et ce sont les objets qui vous happent », confie la décoratrice Bambi Sloan, qui sillonne régulièrement Paul Bert Serpette. « Dernièrement, je cherchais du style Directoire pour un hôtel dans le Marais que j’aménage, et j’ai rapporté une grille de jardin », s’amuse-t-elle.
Meubles en rotin XIXe siècle (Laurence Vauclair), cheminées anciennes (Marc Maison), luminaires seventies (Didier Jean Anicet)… : ce royaume de la chine, très haut de gamme, attire marchands et décorateurs du monde entier. « On nous demande de plus en plus des pièces fortes pour animer un mur blanc, ou pour dévoiler un peu de la personnalité de l’acquéreur », analyse Benoit Fauquenot, spécialiste, avec Olivier d’Ythurbide, du XVIe siècle à nos jours.
Au milieu de sa caverne d’Ali Baba, une sculpture de sphinx doré (« comme ceux qu’affectionnait Yves Saint Laurent », assure-t-il) cohabite avec un tableau des chiens de Louis XV ou un christ en ivoire sculpté, de quoi séduire une clientèle à fort pouvoir d’achat.
Cette effervescence en émoustille plus d’un. Edouard de La Marque, le galeriste parisien de la rue des Saints-Pères, vient d’ouvrir une antenne à Paul Bert, avec du mobilier brésilien et français années 1950-1980. « Ici, le stock tourne plus vite : les gens ont moins peur de pousser la porte, puisqu’il n’y en a pas, et je peux m’imprégner des tendances de demain », explique-t-il.
L’antiquaire et fils d’antiquaire Julien Régnier, 39 ans, s’est, lui, associé à l’architecte d’intérieur Yan Descamps : une première sur les puces ! Allée 7, tous deux mettent en scène un stand-appartement de 50 mètres carrés avec une sélection renouvelée de pièces. « Il s’agit de montrer que l’on peut se meubler aux puces avec des objets qui ont une âme », précise M. Régnier. De quoi retenir dans leurs filets les promeneurs du dimanche, et leur proposer – aussi – les services d’un décorateur.
Jacques Garcia : « A Paris, les puces ont gardé ce côté chasse aux trésors »
Jacques Garcia, star des décorateurs français et chineur invétéré, arpente souvent les allées de Paul Bert Serpette à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis). Ses dernières réalisations : le réaménagement des appartements royaux à Versailles, et la muséographie, au Louvre, du département des Arts décoratifs des XVIIIe et XIXe siècles. La Mamounia, à Marrakech, ou l’hôtel La Réserve, à Paris… c’est encore lui.
Les puces sont-elles toujours une source d’inspiration ?
Sans aucun doute ! Ce qui est merveilleux aux puces de Saint-Ouen, mais aussi dans les grandes foires comme Montpellier ou Le Mans, c’est qu’il y a une pépinière de jeunes – et de moins jeunes, d’ailleurs – capables de dénicher et de proposer aux décorateurs tout et n’importe quoi, du beau comme du laid. Grâce à eux, je finis toujours par trouver la nouveauté et l’inspiration de demain.
Les puces de Saint-Ouen, et notamment Paul Bert Serpette, par sa surface et la qualité de l’offre, n’ont pas d’équivalent au monde. Au marché de Portobello, à Londres, si intéressant [dans les années 1980], on ne trouve plus, aujourd’hui, que des vêtements et des objets de qualité moyenne. A New York, il faut se plonger dans des strates d’objets empilés, une année après l’autre, pour espérer trouver son bonheur. Les puces, à Paris, ont gardé ce côté chasse aux trésors, avec un renouvellement permanent.
Avec, en 2016, l’ouverture d’un bar à champagne, et d’un MOB, chaîne d’hôtels green, certains s’inquiètent d’une boboïsation de Paul Bert Serpette…
Pourquoi pas ? Les bobos ont le droit de vivre. Et, au milieu des bobos, quand on a chiné une chose merveilleuse, on a le droit de boire un verre de champagne. Les puces sont et resteront un endroit de chineurs. Cela fait deux mille ans que l’on chine. Le cardinal et collectionneur Mazarin faisait venir des pièces antiques de Rome ; François Ier, des objets d’Egypte ; Louis XIV, lui, affectionnait les petits bronzes et les médailles. C’est cette diversité, cette excitation aussi que réservent encore les marchés aux puces. Paul Bert Serpette, aujourd’hui, c’est un peu l’assemblage des meilleurs magazines de décoration du monde, mais en 3D. Avec ce plaisir de voir et de toucher les objets.
Quel est votre stand ou votre style préféré ?
Comme en amour, le dernier amant est forcément le meilleur… Pour l’heure, je collectionne des antiquités relatives à l’Inde, pour meubler un palais indien du XVIIIe siècle que j’ai fait démonter, transporter et remonter sur ma propriété, le château du Champ-de-Bataille, en Normandie.