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Billet de blog 4 janvier 2017

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Maï Masri à Utopia Manutention à Avignon, samedi 7 janvier, 14h, avec « 3000 Nuits »

« 3000 Nuits » sort cette semaine en France et la réalisatrice Mai Masri sera à Avignon samedi 7 janvier à 14h pour présenter son film à Utopia Manutention, invitée par l’association Présences Palestiniennes. Avec « 3000 Nuits » Maï Masri utilise pour la première fois la fiction pour aborder un sujet difficile : l’emprisonnement des femmes palestiniennes dans les geôles israéliennes.

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Le film

L’action se déroule dans une prison israélienne où est détenue Layal, une jeune institutrice palestinienne de Naplouse, au début des années quatre-vingt. La révolte gronde dans cette prison, nous sommes à la veille des événements de Sabra et Chatila (les camps de réfugiés palestiniens dans la banlieue sud de Beyrouth qui ont été la scène de terribles massacres en septembre 1982, suite à l’invasion israélienne du Liban et et à l’assassinat du président libanais tout juste élu, Béshir Gemayel). Condamnée à 8 ans de prison pour un attentat dans lequel elle n’est pas impliquée, Layal se retrouve à partager la cellule de prisonnières israéliennes de droit commun. Elle découvre rapidement qu’elle est enceinte et décide, envers et contre tous de garder l’enfant.

Dans ce premier film de fiction, Mai Masri traite de nombreux thémes qui lui tiennent à cœur et dont elle a eu l’occasion de parler dans la douzaine de documentaires qu’elle a signé ou co-signé depuis plus de trente ans : l’emprisonnement des femmes ; les relations complexes et tendues entre co-détenues d’une part et entre gardiennes et prisonnières d’autre part; chantage, dénonciation et collaboration, autant d’armes utilisés avec sadisme pour manipuler les unes et les autres…

Discussion téléphonique à batons rompus, en attendant de la rencontrer…

Pourquoi ce titre « 3000 Nuits » ?

Pour plusieurs raisons, d’abord ce chiffre correspond aux 8 années que passe Layal en prison.

Ensuite c’est un titre en forme de clin d’œil aux récits des 1001 Nuits, histoires d’une femme dans la survie. Sheherazade raconte une histoire chaque soir pour survivre. En prison, l’imagination, la créativité sont indispensables pour résister, pour rester en contact avec sa propre humanité. C’est tout cela que j’ai voulu évoquer à travers le choix de ce titre.

Après une douzaine de films documentaires, vous passez à la fiction pour la première fois avec « 3000 Nuits ». Pourquoi ?  

J’ai beaucoup abordé dans mes documentaires l’expérience de la prison, des prisonnières. J’ai rencontré à Naplouse dans les années 80, Majida Salami et j’ai appris son histoire. Pour « 3000 Nuits » qui est basé sur une histoire très forte, j’ai voulu recréer le récit, avec des comédiens, avec une trame dramatique. Vivre avec les personnages, aller en profondeur. De toutes les façons, je n’aurai pu faire un documentaire avec cette histoire car je n’aurai pu retrouver tous les personnages, les gardiennes de prison, les autres prisonnières, l’enfant de deux ans… De plus, la fiction m’a donné l’occasion de travailler sur le côté créatif, avec une recherche sur l’esthétique.

« 3000 Nuits » est, en quelque sorte, un film de la maturité, dans lequel vous avez eu envie de mettre tout ce que vous avez observé, recueilli dans les documentaires que vous avez fait pendant toutes ces années ?

Oui c’est ça.

Bien que vous soyez passée à la fiction, vous avez eu besoin de tourner dans une vraie prison désaffectée, un endroit encore habité. Pourquoi ?

J’ai eu une grande chance d’avoir cette prison militaire en Jordanie et les autorisations pour y tourner. Cela a donné une force importante au film et aux comédiens. Ce n’est pas un décor en carton, mais une vraie prison avec des murs épais, des barreaux, etc…

C’est difficile de reproduire un tel décor. Ce lieu nous a fait oublier que nous tournions un film de fiction ! d’autant plus que nous avions dans l’équipe des personnes qui avaient vécu l’expérience de l’emprisonnement, eux-même ou leurs proches.

On a travaillé beaucoup en amont, les comédiennes ont rencontré d’anciennes détenues, ont échangé avec elles pour avoir des récits précis détaillés. Chaque personnage présent dans la prison est basé sur une histoire vraie, quelqu’un qui a vraiment existé. Je voulais être fidèle à cela mais aussi aux événements évoqués : la grève de la faim en prison, les échanges de prisonniers, les événements de l’époque, l’invasion du Liban, les massacres de Sabra et Chatila qui ont sucité des révoltes dans les prisons où il y avait des palestiniens, les prisonnières très actives à cette époque…

Pour moi en tant que documentariste, c’est important d’être vraie dans mon travail. J’ai voulu ancrer le film dans la réalité, c’est pourquoi j’ai également utilisé des images d’archive.

Votre film mise beaucoup sur l’esthétique aussi.

On a beaucoup travaillé sur le coté esthétique de l’endroit dans le visuel, avec les couleurs, avec la lumière, avec les barreaux. On a tourné beaucoup à travers les barreaux, avec caméra à l’épaule, style cinéma vérité. On a tout fait pour que les comédiens oublient la caméra : on a mis les éclairages très en hauteur, on a tourné de longs plans séquences…

La présence de l’enfant c’est la part de vie dans cet univers carcéral.

J’ai travaillé beaucoup sur cette relation entre la mère et l’enfant, sur le monde qu’elle recrée pour lui à l’intérieur de la prison avec son côté magique. J’ai essayé de recréer tout un univers poétique dans la prison, d’utiliser cette esthétique poétique de la prison, pas seulement le côté dur.

Il y a des moments de tendresse, de l’humour.

Il y a une communauté de femmes avec des thèmes comme la solidarté. Pour moi, il était important de montrer aussi la résilience des femmes, la solidarité et la résistance.

Avec le rêve on peut tout faire, on est plus fort, on est plus humain. Si on ne rêve pas on perd l’espoir. Il faut garder le rêve de l’avenir, de la liberté.

Vous connaissiez donc Majida, la femme dont est inspiré le film ?

Oui je l’ai rencontrée dans les années 80 quand j’ai tourné un documentaire dans ma ville natale Naplouse. C’est elle qui m’a donné d’ailleurs l’idée de faire ce film. J’ai commencé à recueillir les interviews avec plusieurs femmes qui avaient vécu ce genre d’expériences.

L’aboutissement de ce film a pris beaucoup de temps parce que je voulais que le scénario soit très juste, très approfondi.

Majida et les autres femmes ont vu ce film ?

Oui, Majida et les autres femmes dont nous avons utilisé les histoires sont venues voir le film lors de sa projection en avant-première à Ramallah. Je voulais que le film soit d’abord projeté en Palestine, avant qu’il ne le soit ailleurs. C’était important de montrer le film à ces anciennes prisonnières.

Le film a beaucoup ému les gens parce qu’ils vivent ces situations tous les jours. Mon film se passe dans les années 80, mais cette histoire est toujours d’actualité, elle se déroule encore aujourd’hui.

Dans cette prison, les prisonnières politiques palestiniennes sont mélangées aux prisonnières de droit commun israéliennes. Et il est important de parler de cette réalité là.

Depuis le début de votre carrière il y a 35 ans, vous n’avez fait que des documentaires. Pourquoi avez-vous mis autant de temps à venir à la fiction ?

Parce que la réalité est beaucoup plus forte que la fiction. La fiction essaye d’imiter la réalité. Il y avait des événements et des gens qui pouvaient s’exprimer, c’était important. Les documentaires que j’ai fait sont construit comme des fictions, avec un pic dramatique et un dénouement. J’ai vécu des moments historiques, ce n’était pas la peine d’écrire des scénarios quand on a le privilège de vivre des moments historiques aussi forts.

J’ai commencé en 82 après mes études aux Etats-Unis. Je suis palestinienne mais j’ai vécu toute ma vie au Liban. J’ai rencontré Jean Chamoun, cinéaste libanais, qui est devenu mon mari. Et nous avons commencé à travailler ensemble. On a fait notre premier film ensemble en 82 pendant l’invasion du Liban et le siège de Beyrouth.

Mon premier film seule, c’est en 88 que je l’ai fait, j’ai filmé la première intifada, dans ma ville natale de Naplouse. Ca m’a bouleversée de filmer pour la première fois de l’intérieur de la Palestine, la lutte palestinienne. C’était incroyable de faire cette connexion avec les gens (les cousins, la famille), avec la terre. Avant, la palestine était pour moi un rêve, une cause. A partir de ce moment-là, c’est devenu réel, avec une terre, des gens, des expériences. Il y avait une lutte très importante à ce moment-là, une forte participation des jeunes, des femmes, des citoyens. Ce film était comme un journal de cette intifada. C’était très difficile de le tourner, il y avait un couvre-feu, je l’ai tourné en cachette, j’étais là clandestinement. C’est « Les Enfants du feu ».

Puis j’ai fait de nombreux films sur les enfants, dont plusieurs sur les enfants palestiniens : outre « Les Enfants du feu » (1988) à Naplouse, il y a eu « Les enfants de Chatila » (1998) à Beyrouth et « Rêves d’exil » (2002), tourné entre le camp de Chatila à Beyrouth et le camp de Dhayché en Palestine.

Ces moments documentaires ont été très forts. Il a fallu les vivre. Puis les donner à voir. Des milliers de personnes les ont vu à travers le monde. Ces films sauvegardent la mémoire, ils ont un rôle à jouer.

Maintenant je suis prête à aller vers la fiction.

Vous avez fait de nombreuses avant-premières de « 3000 Nuits », vous accompagnez la sortie de votre film un peu partout. Comment a-t-il été accueilli par le public et les critiques ?

Je suis agréablement surprise, le film est plutôt bien reçu, je m’attendais à plus de critiques. Il n’a même jamais rencontré de problème, sauf l’interdiction de sa projection à Argenteuil en avril dernier.

Le film a été présenté dans de nombreux festivals et totalise déjà 22 prix ! Il représentera la Jordanie pour les Oscars américains et la Palestine pour les Golden Globe.

Coté public, il est très bien accueilli, lors de l’avant-première à UGC Les Halles, à Paris, il y a deux jours, la salle comble lui a consacré une standing ovation.

Les critiques sont généralement bonnes. Le film est très sobre, on ne l’attaque pas directement parce qu’on sait que la réalité est bien plus dure. Je me suis cantonnée à ce parti pris réaliste, sans exagération.

Quand les critiques cinématographiques ne sont pas d’accord politiquement avec le film, ils portent leurs critiques sur des aspects techniques ou esthétiques !

Propos recueillis par Aline Gemayel

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