Durant l’année scolaire 2021-2022, des étudiant·es de classe CPES-CAAP (prépa aux écoles d’art) du lycée Colbert de Reims ont souffert de harcèlement moral dans le cadre de leurs études. Malgré leurs nombreuses tentatives pour alerter, discuter, trouver des solutions, ces situations n’ont pas donné lieu à une sérieuse remise en question de la pédagogie, et ont forcé nombre d’entre elleux à démissionner. À leurs côtés, il nous apparaît important de rendre compte publiquement d’une situation inacceptable mêlant chantage, dénigrement, responsabilisation et minimisation des souffrances, indifférence et manipulation, afin que son poids ne repose plus uniquement sur les étudiant·es qui l’ont vécue et qui continuent d’en souffrir.
Conscient·es de la renommée des classes prépa, nos camarades s’attendaient à une formation exigeante, mais iels font face dès la rentrée à une charge de travail excessivement lourde, et un membre de l'équipe enseignante adopte vite à leur égard un comportement rabaissant.
Les étudiant·es ont alors recours à divers cadres pour alerter et trouver une écoute, à commencer par l’échange avec leurs professeur·euses. Mais les discussions sont stériles, n’engendrent aucune amélioration, et au contraire aboutissent à des tentatives de manipulation : isolement, convocations sans trace écrite, jusqu’à la demande faite à un élève de modifier ce qu’il avait écrit dans sa lettre de démission. Iels adressent une lettre ouverte au proviseur de l’époque (sans réaction) puis un message via le formulaire de contact du lycée, resté lui aussi sans réponse.
Cette absence de réceptivité plonge les élèves concerné·es dans un sentiment d’isolement et de confusion, qui se renforce lorsqu’iels échouent à alerter via un journal local, et qui les décourage de saisir le rectorat ou la justice, par crainte de l’épuisement et de l’incertitude des procédures. En contactant plus tard d'ancien·nes étudiant·es, iels se rendront compte que des schémas similaires existaient les années précédentes et avaient été passés sous silence.
Le récit de nos camarades semble montrer un aveuglement volontaire des encadrant·es face à cette situation, qui relève a minima d’une confusion entre l’évaluation de l’élève et celle de son travail. Si cet écueil (bien connu des enseignant·es en art et design) ne se limite pas aux études de création, il y est renforcé par la nature majoritairement subjective de l’évaluation, et le connaître ne suffit pas à adopter une pédagogie saine. Plus généralement, la pédagogie des classes prépa repose sur un présupposé méritocratique et sur une mise sous pression constante qui peut s’avérer dévastatrice pour les étudiant·es dès lors qu’iels perdent confiance en elleux.
Tout n’est pas sombre : les prépa art semblent fructueuses pour une partie des élèves, qui affirment en sortir renforcé·es et satisfait·es, et face aux problèmes soulevés, des enquêtes nationales ont bien été menées dans les établissements. Mais les solutions mises en œuvre tendent à focaliser l’attention des responsables institutionnels et décisionnaires sur l’écoute et l’accompagnement individuels, trop peu sur les causes structurelles. Cela contribue à faire des étudiant·es les premier·es porteur·euses de la charge mentale et émotionnelle de ces démarches palliatives, et à leur faire penser que les dispositifs existants suffisent sans qu’une remise en cause structurelle du système d’enseignement soit engagée.
Nous le vérifions dans les mots du personnel, contacté entre Décembre 2023 et Janvier 2024 : si l’actuel proviseur nous a dit “prendre ça au sérieux” et a reconnu qu’une marge d’amélioration existe, il a toutefois continué à minimiser les faits rapportés par les étudiant·es et la responsabilité de la pédagogie, normalisant la charge de travail et les démissions, et justifiant les souffrances par la compétitivité, la sélectivité et l’exigence des écoles visées. Il a également refusé de transmettre aux élèves notre questionnaire (sur lequel nous reviendrons), prétextant que celui de l’État en Novembre 2023 avait été suffisant, et niant qu’un appel à témoignages venant d’une organisation indépendante (un syndicat) puisse obtenir d’autres résultats. Également interrogé, le professeur mis en cause n’a pas répondu à nos questions. Une autre enseignante explique qu’elle “connaissait l’existence de litiges”, sans pouvoir en dire plus.
Au vu des témoignages, la vigilance mise en avant ici par les encadrant·es nous fait douter. Pas de leur sincérité, mais bien d’une culture méritocratique et du dépassement, ainsi que des préjugés sur la pédagogie de la création.
Contre cette culture délétère, nous affirmons qu’il est possible — même sans remettre en question la sélectivité à la sortie de la prépa — de pratiquer une pédagogie saine, enrichissante, empouvoirante et émancipatrice, qui ne devienne pas elle-même une source de souffrances. Nous en avons la preuve tous les jours dans nos formations, auprès d'enseignant·es sérieux·ses qui comprennent et anticipent la complexité des souffrances que peuvent produire le système scolaire, et plus largement le marché de l’art. Avec elleux, nous considérons qu’il est de la responsabilité de l’institution d’anticiper les difficultés que peuvent rencontrer les étudiant·es.
Évidemment la culture pédagogique que nous dénonçons s’appuie et se légitime sur l’école en tant que système, dont les personnes que nous mettons en cause ne sont pas individuellement responsables. Nous cherchons moins à incriminer l’enseignant, l’ex-proviseur et le lycée en question qu’à alerter sur cette culture qui n’empêche pas — voire qui couvre — les dérives vers du harcèlement moral dans le cadre pédagogique. À ce titre, cette tribune ne s’adresse pas qu’au lycée Colbert, elle vise aussi à alerter l’ensemble de l’enseignement supérieur culturel.
Les étudiant·es qui nous ont contacté·es sont passé·es à autre chose, iels ne cherchent pas à être compensé·es ou réintégré·es. Pour se (re)construire sereinement, iels attendent la reconnaissance sincère, de la part des encadrant·es concerné·es, que la pédagogie pratiquée a été à l’origine de leurs souffrances. Avec elleux, nous cherchons à obtenir la garantie que l’établissement évolue réellement vers une pédagogie plus saine.
- Nous appelons l’établissement Colbert à reconnaître les erreurs du passé et à s’engager fermement dans une démarche de remise en question et d’évolution de sa pédagogie. De fait, nous l’appelons également à prendre plus sérieusement en compte les alertes de ses étudiant·es, ainsi que les moindres signes éventuels de reproduction de ces souffrances dans les promotions actuelles et futures ;
- Nous appelons les élèves et ex-élèves de la prépa CPES-CAAP ou d’autres prépas aux écoles d’art à témoigner auprès de nous de leur expérience*. Nos organisations (collectif de lutte et syndicat) ont pour but de s’entraider entre étudiant·es, indépendamment des cadres institutionnels qui prétendent nous accompagner ;
- Enfin, nous alertons les acteur·ices institutionnel·les du milieu de l’enseignement supérieur Culture — écoles, réseaux et groupements d’écoles, comues, services des ministères de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Culture — et les appelons à renforcer leur vigilance à l’égard de cet angle mort des études supérieures que sont les classes préparatoires.
Communiqué commun de :
- Le Massicot, fédération des syndicats d'étudiant·es dans l'enseignement supérieur culturel
- Les Mots De Trop, collectif de lutte et de sensibilisation à destination de tous·tes les étudiant·es des milieux de la culture
* notre appel à témoignage est ouvert sur ce lien