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Billet de blog 2 mai 2021

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Contamination par le discours réactionnaire

"Fake news" ou "fausse information". Ce terme a été employé et popularisé par Donald Trump au cours de sa campagne à la présidentielle américaine de 2016, et s'est largement imposé depuis.

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Il est même employé par des personnes se réclamant de la gauche, que ce soit aux États-Unis ou en France. Le terme s'est parfaitement intégré à nos expressions quotidiennes, on en trouve d'ailleurs de nombreuses occurrences dans des médias français de référence.

Donald Trump, ancien président des États-Unis d'extrême droite, s'est distingué par des discours virulents et violents à l'encontre des journalistes et des minorités. Par exemple, après les affrontements à Charlottesville dans un rassemblement de suprémacistes blancs (selon Wikipédia "idéologie raciste, fondée sur l'idée de la supériorité de ceux parmi les humains dont la peau est perçue comme blanche par les autres ou par eux-mêmes par rapport aux autres humains") ayant entraîné un meurtre dans le camp de la contre-manifestation antifasciste, Trump a simplement déclaré qu'il y avait "des torts des deux côtés". Cette mise dos à dos des deux camps montre bien la complaisance qu'il entretien avec les milieu suprémacistes. Il a également appelé ses supporters à prendre le Capitole après les élections de 2020, ne reconnaissant pas sa défaite, pour un événement proche d'un coup d’État. Il est donc loin d'être un homme politique anodin, et nombre d'observateurs redoutaient qu'il ne rende pas le pouvoir en cas de défaite aux élections. Le simple fait d'envisager cette possibilité aurait dû alerter sur la dangerosité du personnage.

Mais que signifie vraiment "fake news" ? Quelle différence avec "mensonge" ? Car après tout, que ce soit en anglais ou en français, ces langues disposent de termes se référant à une fausse information, "lie" ou "mensonge". Dans ce cas pourquoi employer un autre terme signifiant peu ou proue la même chose ? Le problème c'est que ces termes sont trop connotés, tranchés. Ils soulignent une démarcation claire entre réalité et affabulation. Au contraire, même s'il a un sens proche, "fausse information" euphémise, et embrume, il ne pose pas explicitement de frontière, et fait croire à un continuum entre vérité et mensonge, dans lequel chacun est libre de se positionner. Le terme "alternative facts" ou "faits alternatifs" s'est aussi imposé avec "fausse information" pour se positionner sur cet axe entre vérité et mensonge, pour présenter une vérité différente. Ces termes ouvrent la voie à d'autres discours, qu'il aurait été difficile d'imposer sans cette reconfiguration des termes. Et on s'en doute, ces discours sont antidémocratiques et véhiculent des idées de l'extrême droite.
Ce procédé de remodelage du langage affecte un large spectre politique, et ne se limite pas à l'extrême droite. On le retrouve dans ce nombreux médias en France même qualifiés de gauche (Le Monde, Libération ou l'Humanité). Un terme a d'ailleurs été proposé pour franciser "fake news" : "infox". Encore une fois, "mensonge" aurait pu parfaitement convenir, mais il n'en est rien, l'euphémisation est conservée. Le simple fait de considérer les termes "fake news" ou "infox" comme valable, montre à quel point des discours d'extrême droite infusent dans l'ensemble du milieu politique. Comme le soulignait Gisèle Halimi, "laisser passer un mot, c'est le tolérer". Laisser ce vocabulaire nauséabond de côté est donc au minimum souhaitable, car on ne battra pas l'extrême droite avec ses propres armes.

Le gouvernement français n'est pas en retrait dans la reconfiguration des termes à des fins de communication. Récemment, M. Macron a le plus sérieusement du monde déclaré "je ne prendrai pas ce chiffre pour dire que c'est un échec, ça n'a pas marché". Encore une fois, plutôt que d'affronter une réalité que tout un chacun peu constater, il préfère réduire l'expression de cet échec dans le langage qui l'exprime. Il faut essayer de ne pas trancher aussi clairement que possible, mais de masquer les choses, de rajouter un voile de fumée pour masquer un constat défavorable. Cette expression semble anodine, mais démontre le systématisme de cette déformation du langage. 
Un autre exemple, beaucoup plus éloquent et préoccupant est celui d'"islamo-gauchisme". Ce terme, inventé par Pierre-André Taguieff, est à l'origine très utilisé dans les milieux d'extrême droite pour désigner une prétendue proximité idéologique entre islamistes et des milieux de gauche. Cette affabulation, en plus de ne reposer sur rien de concret, permet à l'extrême droite de disqualifier un interlocuteur qui donnerait trop de fil à retordre, plutôt que de répondre par des arguments. Il est aussi à noter que la structure du mot ressemble de près au "judéo-bolchévisme" mis en avant pendant la seconde guerre mondiale, permettant de mêler l'antisémitisme ambiant à de l'anti-communismes et de condamner les deux. Ce terme d'"islamo-gauchiste" ne désigne donc aucune réalité tangible, et permet d'allier l'islamophobie et un rejet de tout discours de gauche.
Il aurait pu rester dans les milieux d'extrême droite et y disparaître, mais le gouvernement français a repris cette expression par la voix du ministre de l'éducation nationale Jean-Michel Blanquer, puis par la ministre de l'enseignement supérieur Frédérique Vidal qui a même demandé de mener une enquête dans les milieux universitaires et de la recherche pour débusquer d'éventuel "islamo-gauchistes". Ces malheureuses interventions gouvernementales ont grandement popularisé le terme, et de nombreux débats télévisuels ont été menés sur la présence ou non de ces fameux "islamo-gauchistes", sans questionner le terme lui même. Comme disait Gisèle Halimi, le reprendre c'est l'accepter, et il s'est propagé dans l'ensemble du milieu journalistique sans difficulté. Télérama, un magazine classé plutôt au centre gauche, a mené récemment une interview à deux invité‧e‧s en employant "islamo-gauchisme" sans en questionner la pertinence ou la définition : le terme est passé dans le langage courant, quelque soit les interlocuteur‧ice‧s. 
Ce terme, venant de l'extrême droite, et exprimant des idées d'extrême droite, a gagné du terrain.

De la même manière, le discours réactionnaire regorge de ces termes fourre-tout, flous, non-définis, qui servent à désigner des adversaires et à les disqualifier sans leur répondre concrètement sur le fond. On retrouve pèle-mêle les "SJW" ou "Social Justice Warrior" (les "Guerriers de la Justice Sociale" désignant toute personne avec un discours progressiste, ou en accord avec les minorités), l'idéologie "woke" ("éveillée"), la fameuse "cancel culture" très en vogue actuellement, le "racisme anti-blanc" ou encore la "victimisation" perpétuelle et incessante de minorités. Ces termes connotent d'une influence directe ou indirecte de l'extrême droite, les discours correspondant vont donc probablement les suivre. 
La "cancel culture" (ou "culture de l'annulation"), désigne le fait que l'on "ne peut plus rien dire", ou plus précisément qu'il faut prendre en compte son interlocuteur ou interlocutrice pour ne pas les choquer ou les offenser. Ce procédé peut sembler tout à fait normal, et s'appliquer à toute prise de parole, mais il choque certains car il serait impossible de dire tout ce que l'on veut (ce qui désigne en général des propos relativement abjects). Ces personnes osent même invoquer la liberté d'expression pour dire leurs horreurs, parce que vous comprenez, si quelqu'un‧e trouve des propos déplacés ou offensant, c'est qu'il ou elle veut bâillonner toutes celles et ceux qui ne sont pas d'accord avec elle ou lui. Cette "cancel culture" conduirait donc à "annuler" des personnes qui seraient empêchées de s'exprimer, on se demande bien comment et par qui d'ailleurs. Car on voit beaucoup de ces personnes prenant la parole sur les plateaux TV pour dire à longueur de temps que l'on "ne peut plus rien dire", ce qui est assez cocasse. On peut cependant constater que la parole des minorités est toujours bien peu représentée dans les médias dominants, et ce sont bien là les seules voix que l'on entend trop peu.
Ce terme de "cancel culture" peut être vu comme une réaction aux discours et réflexions récentes proposées par les minorités, qui proposent des façons de voir différentes. Elles sont en général décentrées par rapport au point de vue d'un homme blanc, hétérosexuel et cis-genre, et montrent à quel point certains propos ou représentations pourtant utilisées couramment peuvent être choquants à travers les yeux de certain‧e‧s. Il serait alors bon de réfléchir à l'emploi de ces mots ou à l'utilisation de ces symboles, et de potentiellement proposer une manière plus appropriée de présenter les choses. Un exemple a fait grand bruit récemment en France : la remise en question de certaines statues ou représentations, en particulier celles de Colbert, qui a participé à l'élaboration du code noir relatif à l'administration de l'esclavage dans les colonies françaises. L'idée n'est pas ici de réduire la vie de Colbert à ce passé d'esclavagiste, mais de questionner ce que renvoie des statues ou le fait que soit baptisé une salle à son nom à l'Assemblée Nationale pour les citoyennes et citoyens français‧es, et en particulier pour celleux qui ont des ancêtres ayant subit l'esclavage. Ces représentations peuvent être perçus à minima comme insultantes, et ne peuvent que susciter de la défiance. Dans ce cas, une précision sur ce passé peut au moins être ajoutée, ou la statue pourrait carrément être remplacée par une autre, mettant en avant d'autres symboles plus en phase avec l'histoire que nous voulons collectivement mettre en avant. Christiane Taubira, alors Garde des sceaux, avait déclaré en octobre 2017 : "au pays qui se prétend le cœur des Lumières, sur ces sujets-là, la raison disparaît ! Il ne reste que l'affectif ! Pourquoi ne pourrait-on réfléchir au rôle de Colbert dans la rédaction du code noir ? Ce qui ne veut pas dire que Colbert n'était que cela. Mais débattons ! Il ne s'agit pas de faire la chasse à d'éventuels coupables survivants, il n'y en a plus. Même les personnes qui portent le nom de grandes familles d'armateurs négriers ou esclavagistes ne sont pas concernées - mais si elles veulent nous ouvrir leurs archives, elles sont les bienvenues. Sans doute aurions-nous dû être capables de faire retomber la pression, de débattre peut-être avec passion, mais de débattre". 
Dans cet exemple, l'interrogation sur notre histoire, et les représentations que nous en avons gardé est balayé d'un revers de manche par le discours réactionnaire, en englobant toute remise en question sous le terme de "cancel culture". En plus de nier tout débat, il permet de désigner comme agresseur‧e‧s celles et ceux qui proposent des changements, et donc de passer pour des victimes, en campant sur une position figée. Ce terme tente donc de renverser les positions de pouvoir.

Même si cette offensive de l’extrême droite, notamment sur le langage, est bien réelle, les militants antifascistes et antiracistes qui leur font face marquent cependant des points. On peut même avancer l'hypothèse qu'une telle crispation du discours réactionnaire n'est pas une réaction aux discours qui leur sont opposés. Car de nombreux termes font leur apparition, permettant de mieux décrire certaines situations. Au contraire des discours réactionnaires, ces mots ajoutent de la complexité pour coller au mieux au réel et à la complexité des relations humaines. Le terme "racisé" (désignant des personnes dont les regards extérieurs les réduisent fréquemment à leurs origines ou couleur de peau) est très en vogue dans les milieux militants anti-racistes, et fait réagir dans le milieu réactionnaire comme l'on pouvait s'y attendre. Tout emploi de ce terme, ayant une utilité pour décrire certaines relations sociales, vous fera rentrer dans le grand sac de la "culture woke" par l'extrême droite. D'autres termes, comme "non-blanc" (avec un sens proche de racisé en France), "intersectionnalité" ou l'écriture inclusive font parti de cet enrichissement de la langue insufflé par les luttes. Cet apport pourrait nous permettre collectivement de s'interroger avec plus de précisions et de points de vues sur notre passé, pour construire une société plus égalitaire et inclusive à l'avenir.
Cette confrontation sur le terrain de la langue ne se fait cependant pas à armes égales. Le discours d'extrême droite réactionnaire bénéficie d'une large audience auprès de médias traditionnels, qu'ils soient télévisuels, radiophoniques ou papier. La plupart de ces médias sont d'ailleurs privés, et leurs riches propriétaires trouvent probablement un intérêt à l'extrême droitisation des débats qui sont portés sur leurs antennes. Par exemple, la chaîne CNews détenues par Vincent Bolloré met régulièrement en scène des discours réactionnaires avec l'"Heure des Pros" ou encore avec Eric Zemmour, multi-condamné par la justice (en 2011 pour provocation à la discrimination raciale, en 2018 pour provocation à la haine religieuse envers les musulmans, et en 2020 pour injure et provocation à la haine envers les musulmans. D'autres instructions sont en cours.) mais bien présent à l'antenne. LCI, une autre chaîne cette fois détenue par la famille Bouygues, a vu un de ses journalistes récemment débauché par le Rassemblement National pour les représenter pour les prochaines élections régionales. A cela s'ajoute les journaux papiers tels que Le Point, L'Expresse, Le Figaro ou Valeurs Actuelles, qui mettent régulièrement en scène des discours d'extrême droite.

Il ne dépend que de nous de prendre part à cette bataille verbale, et de ne pas laisser passer les termes de l'extrême droite. Ne pas reprendre les termes de l'adversaire, mais les combattre.

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