En région parisienne, ce qu'il m'a le plus frappé en arrivant, c'est le nombre de personnes sans domicile fixe. Dans le métro, aux bouches de métro, dans la rue : la misère est partout. Pourtant, une ville comme Paris, capitale d'une des premières puissances économiques du monde, est immensément riche et pourrait combler les besoins essentiels de sa population sans problème. Mais non, il y a de la misère partout, à côté des magasins de luxe. Pendant mes débuts en Île-de-France, j'étais sidéré par la situation, et surtout par la réaction des passant‧e‧s : certain‧e‧s donnaient une pièce ou deux, mais d'autres passaient à côté sans y prêter attention. Des êtres humains sont dans la souffrance juste à côté d'elleux, iels osent même demander de l'aide ce qui n'est pas toujours facile, et pourtant ces passant‧e‧s ne détournent même pas le regard ! Je donnais très souvent aux personnes qui me le demandaient, même avec une bourse pas très pleine.
Avec le temps, les sollicitations se multiplient, mon budget n'augmente pas beaucoup, et mes pensées sont focalisées sur d'autres choses : le travail, la sortie avec mes ami‧e‧s, les rencontres amoureuses, le prochain concert... Et peu à peu, je me mets aussi à ignorer les personnes qui me demandent courageusement de l'aide. C'est plus simple, plus pratique. Ça fait moins mal, et puis, voyez-vous, on n'y peut pas grand chose finalement, on ne va pas les sortir de la misère avec nos trois pièces - que j'utilise pourtant volontiers au bar, autant les garder pour ça. C'est assez humain finalement, puisque la situation est courante, on s'y habitue. Tout le monde s'y habitue. Et on se retrouve dans une ville où des gens dorment et meurent dans la rue, ne mangent pas à leur faim, dans l'indifférence générale.
Cet exemple montre comment notre société, directement ou indirectement, nous apprend à ne plus être sensible - qui est la faculté de recevoir les impressions physiques - par la présentation de situation intolérable de manière répétée. Cette répétition peut mener, notamment pour se protéger, à ignorer les autres et mettre cette sensibilité à distance. Pourtant, si nous ne ressentons plus les mêmes sentiments dans une situation donnée, il peut devenir difficile de nous comprendre collectivement dans nos réactions face à celle-ci. On peut même arriver à trouver des justifications dites "rationnelles" à des choses difficilement acceptables émotionnellement. Les SDF qui dorment dans la rue ? On ne peut rien y faire ! La pauvreté ? Iels l'ont bien cherché ! Les migrant‧e‧s qui se noient en traversant la Manche ? Iels n'avaient qu'à rester dans leur pays ! Une personne est victime de viol ? Il faudrait voir comment elle était habillée, elle l'avait sûrement cherché ! Les manifestant‧e‧s réprimé‧e‧s ? Que faisaient-iels là, en plus iels sont violent‧e‧s !
Il y a toujours une bonne raison pour justifier que les choses se passent ainsi. C'est toujours plus pratique que de s'en indigner et de remettre en question un système entier, même si on est souvent impuissant‧e‧s individuellement face à des tels mécanismes systémiques.
Une sensibilité pas forcément innée
De par nos conditions nous définissant - statut social, de genre, sexualité, couleur de peau, validité, ou autres - nous sommes plus ou moins sensibles à certaines causes. Par exemple, étant moi-même valide, je n'ai pas toujours été sensible aux conditions des personnes handis, avant de côtoyer des personnes concernées. C'est après avoir discuté des difficultés posées par notre société qui n'est pas inclusive pour ces personnes, écouté les personnes concernées, entendu leurs arguments, et que je me sois renseigné sur ces questions que cette cause m'a été plus chère. Autrement dit, ces témoignages m'ont aidé à me décentrer de ma situation pour embrasser des réalités diverses de celle que je connaissais. Cette étape a révélé mes privilèges - ici être valide, a remis en cause l’opinion que je pouvais avoir sur la question, et a changé quelque peu ma conception du monde.
Et c'est en passant par de l'empathie, c'est à dire la capacité de comprendre, de ressentir les sentiments ou de se mettre à la place d’une autre personne, qui m'a fait changer sur la question. Sans avoir essayé de ressentir la frustration de la personne qui était en face de moi pour se déplacer, se repérer et faire une action qui semble aussi banale que trouver une bouche de métro, je n'aurais pas pu la comprendre. Je n'aurais pas pu me poser la question pertinente, et je n'aurai donc pas pu changer d'avis. Parce que la compréhension passe ici par le ressenti émotionnel de l'état de la personne. C'est ce ressenti émotionnel qu'il pourrait parfois être opposé à la "rationalité" de celleux qui expliquent des situations inacceptables. Cette rationalité repose sur une ignorance, voire un refoulement total des émotions - et donc développer une insensibilité, iels ne peuvent donc pas tomber d'accord avec les personnes concernées. Lorsque l'on possède des privilèges, l'empathie est une grande aide pour les visibiliser, et être utiles pour les personnes concernées dans leurs luttes, lorsque l'on veut vraiment les comprendre.
Développer de l'empathie lorsque l'on n'a pas eu l'habitude de le faire peut être difficile à vivre, car un grand nombre de violences que l'on ne pouvait pas imaginer se révèlent à nous. Par exemple, étant cisgenre - c'est à dire que le genre assigné à ma naissance semble correspondre à mon genre ressenti - je ne pouvais pas imaginer un seul instant la transphobie qui peut être renvoyée aux personnes concernées dans leur vie quotidienne : dans la rue, à l'université ou dans un supermarché par exemple. Plus on cumule un grand nombre de privilège, et plus les violences que l'on ne voyait pas se révèlent à nous. Cette période peut être compliquée émotionnellement, notamment pour les personnes hypersensibles - dont je crois être - qui ressentent les émotions beaucoup plus fortement qu'une personne en moyenne.
Pourtant, l'empathie est nécessaire pour révéler les systèmes politiques qui véhiculent ces violences, les dénoncer, lutter contre, et progresser vers plus d'émancipation. C'est donc dans ce sens que l'empathie et la sensibilité sont éminemment politiques. Refouler ses sentiments, et essayer de devenir insensible, c'est cautionner des comportements violents en ne voulant pas les ressentir et donc les comprendre. On préfère se rassurer sur un monde qui fonctionnerait correctement, au lieu de voir la vérité en face.
Un bon exemple de ce lien entre sensibilité, émotion, empathie et politique me vient du dernier film de François Ruffin, "Debout les femmes !". Même si Ruffin est très - voir trop - présent à l'écran, ce film permet d'éprouver de l'empathie face aux conditions inhumaines de travail des femmes auxiliaires de vie dont il est question, et sur ce point de vue le film est réussi. Pourtant, un des aspects les plus sidérant du film est pour moi l'attitude du député Bruno Bonnell, membre du parti présidentielle La République En Marche, qui épaule Ruffin dans la rédaction d'un rapport parlementaire malgré des divergences politiques conséquentes. Même si son parti est dur avec les auxiliaires de vie, Bruno Bonnell est très sensible à leur situation. Pourquoi ? Car ce député a vécu un drame familial, qui lui a révélé l'importance cruciale de ces femmes dans ces moments-là. Et le film montre bien que leur combat va mener à une proposition de loi, qui va être balayée d'un revers de main par la majorité à l'Assemblée. Les personnes de ce groupe n'ont en effet pas été sensibilisé comme Bruno Bonnell - et on ne leur souhaite pas - elles prennent donc une décision seulement avec leur "rationalité" économique. Iels n'ont pas pu développer de l'empathie envers les auxiliaires de vie, et n'ont pas pris en compte leurs ressentis pour se forger une opinion politique. On a donc un député qui n'est pas suivi par la majorité issue de son parti, simplement parce qu'iels n'ont pas eu le même vécu.
La sensibilité et la politique, même si ces concepts semblent opposés, sont intimement liés. Si l'on est dans une position privilégiée sans être sensible aux conditions des autres et éprouver de l'empathie, il est difficile de concevoir d'autres réalités que la nôtre, il est donc probable que notre positionnement politique soit orienté vers une stabilité qui nous est confortable. Au contraire, l'empathie avec des personnes subissant des discriminations ou des violences systémiques peut aider à comprendre comment sont construits ces systèmes, dans le but de les renverser. Être sensible aux conditions des autres est une manière de rassembler des gens de conditions très différentes sous une même bannière, à condition d'être à l'écoute, et d'essayer de se mettre à la place des personnes concernées.
Je laisse Édouard Louis terminer cet article par quelque chose que je trouve très juste : comment les dominant‧e‧s mettent un point d'honneur à ne pas être sensible du sort des autres.