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Billet de blog 24 septembre 2025

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Trump, le discours de la Vérité et l'appropriation du monde

Radicalisé par la mort de Kirk, le discours Maga donne à voir d’une manière particulièrement nette ce que le trumpisme partage avec toutes les autres formes de domination : la tendance inexorable à s’approprier toute chose, à commencer par la Vérité elle-même, pour l’absorber ou la détruire.

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Il semble que chaque jour qui passe doive nous rapprocher un peu plus de temps sombres, sans que jamais un événement tout à fait décisif ne nous permette de dire avec une absolue certitude, « nous y sommes ». C’est que, probablement, dans l’histoire comme en toute matière, la frontière entre l'avant et l'après est évanescente, indistincte. Pour cette raison même, notre désir de comprendre nous conduit à planter des jalons et à nous y accrocher comme aux éléments d’une rambarde disjointe.  

Indiscutablement, l’assassinat de Charlie Kirk compte au nombre de ces jalons, moins pour l'acte en lui-même que pour les réactions qu’il déclencha dans le monde Maga, la matérialité historique n’étant jamais que le support de la vérité qu’on croit discerner à sa surface. Comme on pouvait s’y attendre, cet événement, tout à la fois prévisible – la mort violente d’une personnalité particulièrement clivante et de premier plan, icône et pièce maîtresse du dispositif Maga – et inouï – sa dimension spectaculaire – servit en effet de déclencheur et de prétexte à un exercice discursif inédit.  

Les discours interprètent le réel et, en l’interprétant, le façonnent ; c’est pourquoi il faut toujours y prêter attention. Celui qui submerge l'Amérique depuis le 10 septembre 2025 et culmina voici quelques jours au State Farm Stadium de Glendale, Arizona, le fait de la manière particulièrement vigoureuse à laquelle invitait, pour ses locuteurs comme pour ses allocutaires, un drame d’une telle intensité.  

Rarement, depuis les commencements du trumpisme, un discours n’avait donné à voir, avec autant de netteté, l'objet auquel nous avons affaire. Rarement un discours n’avait à ce point fait ressortir le caractère essentiel que cette forme de domination partage avec toutes les autres, toutes les précédentes et toutes celles à venir : la poursuite inexorable de sa propre expansion – de sa volonté de puissance –, dont l’effet concret est une tendance à s’approprier toute chose, à commencer par la Vérité elle-même, pour l’absorber ou la détruire. 

« La Vérité, le Bien, la Vertu », c’est entendu, les « radical left lunatics » n’en ont plus le « monopole », non plus qu’ils n’ont celui du « Pouvoir, de la Pensée et de la Parole ». L’affirmer, comme le fit Donald Trump à Glendale, et revendiquer dans un même souffle de reprendre le « flambeau de la liberté que Charlie Kirk avait porté si haut et si fièrement », était déjà une manière d’adjuger ce monopole à son propre camp.  

Mais Miller, chef de cabinet adjoint de la Maison Blanche, fut bien plus offensif, lorsque, ayant fait de ce même camp celui de la Lumière, du Bien, de la Vertu et de la Noblesse, il s’adressa aux « forces du mal » (la gauche), en ces termes :  
« Vous n’avez rien. Vous n’êtes rien. Vous êtes la méchanceté, vous êtes la jalousie, vous êtes l’envie, vous êtes la haine. [...] Vous ne pouvez rien construire. Vous ne pouvez rien produire. Vous ne pouvez rien créer. Nous sommes ceux qui construisent. Nous sommes ceux qui créent. Nous sommes ceux qui portent l’humanité. [...] Vous n’avez pas idée à quel point nous sommes déterminés à sauver cette civilisation, à sauver l’Occident, à sauver cette république, parce que nos enfants sont forts, et nos petits-enfants le seront, et les enfants de nos petits-enfants. Et que laisserez-vous derrière vous ? Rien, rien. » 

La Vérité, le Bien, la Vertu sont les fils à partir desquels on tire à soi tout le reste. C’est là, au creux de ces « raisons spécieuses » dont le but, comme l’a écrit Rousseau, est de faire d’une « adroite usurpation » un « droit irrévocable », que se niche l’efficace de tout discours de pouvoir. C’est par elles, par le monde mental, que l’on s’approprie le monde physique, et c’est par l’appropriation du monde physique que l’on resserre son emprise sur le monde mental. La scène du State Farm Stadium en témoigna d'une éclatante façon ; elle fut à cet égard une sorte d’épiphanie.  

À sa seconde cérémonie d’investiture, Trump avait certes convié les barons de la Big Tech, annonçant en quelque sorte la couleur de son règne, mais alors, ces invitations n’avaient qu'un caractère privé. Après la mort de Kirk, influenceur et visiteur du soir qui ne remplissait cependant aucune fonction officielle, il fit mettre en berne les drapeaux du gouvernement fédéral : nous passions, par ce seul geste, de l’autre côté du miroir. Le 21 septembre, enfin, l’administration américaine était là, tout entière, à travers ses plus éminents représentants, pour rendre hommage au « martyr » ; La révolution, alors, était opérée. 

Les discours sont signes – mots et images. Ainsi l’appropriation de la Vérité est-elle en même temps celle du gouvernement fédéral, qu’on ne distingue plus de son leader,  qu’on ne distingue plus de la clique Maga, qu’on ne distingue plus de la Big Tech, qu’on ne distingue plus du « Great Old Party », qu’on ne distingue plus de la base fanatisée. Dans cette « république » que ses Pères fondateurs voulaient, selon les mots de Harrington, « un empire de lois et non d’hommes », tous les acquis du droit et de la soumission de l’État au droit viennent de voler en éclats.   

Encore cette première appropriation n’est-elle que le moyen d’une interminable série d’autres. À travers la puissance nouvelle formée par cet agglomérat confus et erratique – État-parti sans État ni parti –, est visée l’appropriation de la Terre et de ses ressources (terres arables, terres rares, terrains à bâtir, nappes phréatiques, etc.), ensemble avec les humains qui la peuplent (corps, identités, données).  

Il y a un continuum évident entre la revendication du monopole de la Vérité et l’appropriation du monde, entre le système qui opère, rend techniquement possible l’appropriation, et la rhétorique qui l’autorise et la justifie. Nétanyahou nous en administre en ce moment même une preuve cinglante en liquidant le peuple palestinien au nom de la lutte de la Lumière contre les Ténèbres. Trump, sur la même longueur d’onde, s’est octroyé d’avance l’antique bande de terre pour y faire construire ses buildings, par-dessus les charniers des Gazaouis. C’est un grand classique de la pensée impérialiste que les Biens de la Terre appartiennent de droit à ceux qui se réclament du Souverain Bien. Or c’est ce droit que se sont attribué Trump et le Maga sur tout objet comme sur tout être, réduit dès lors à l’état d’objet. 

Dans l’esprit des Lumières, le droit de propriété portait non seulement sur des biens, mais, avant tout, pour chaque être humain, sur sa propre vie et liberté. Ces philosophes y avaient vu un droit naturel de l'« Homme » en société ; le trumpisme consiste à réserver ce droit aux possesseurs de la plus grande puissance, à telle classe, à tel groupe, au nom de la Vérité et du Bien. On remarquera au passage ce qu’une pareille revendication comporte de hasardeux et de fragile : au jeu des rapports de force, il n’est pas dit en effet que les États-Unis de Donald Trump, dépourvus désormais d’alliés – sauf du plus fanatique et désespéré d’entre eux, l’Israël de Nétanyahou –, puissent encore se mesurer à des empires déterminés dont la puissance a ses fondements dans des sociétés moins fracturées, car non démocratiques. 

Si cette affaire insensée a le moindre sens, alors il est à rechercher dans ce continuum et dans la longue chaîne des dominations intriquées qu’il ordonne comme un aimant au voisinage de la limaille, avec :  

  • en son centre : une hiérocratie de l’argent et de la technique, prophétesse d’un nouveau millénarisme dont les formes et les couleurs varient selon des doctrines ; 
  • autour : la base Maga, qui, par ce discours de Vérité et par la puissance incontestable de ses locuteurs, peut goûter, dans un monde en plein bouleversement, au privilège vaguement illusoire d’appartenir encore à l’espèce des dominants et, ainsi, de s’appartenir encore un peu ; 
  • à l’extérieur : les autres, minorités menacées, ennemis désignés, alliés toujours sur la sellette, dont le droit de vivre et/ou d’exister est désormais soumis à l’approbation du centre, selon leurs rangs et statuts respectifs ; 
  • et, partout : des choses à prendre, à consommer, des corps à saisir ou à asservir.  

L’appropriation de soi par l’appropriation du monde : tel était le programme candide que l’« évangéliste » Kirk brandissait en se référant à la figure spirituelle par excellence du renoncement à soi pour la libération des autres. Et tel est le sous-texte du discours Maga.   

De ce glaçant spectacle, nous ne pouvons en aucun cas nous croire les simples spectateurs, ne serait-ce que parce que les frontières du monde trumpien voisinent encore, à l’heure qu’il est, avec celles du monde tout court. Occupé à allumer sa guerre civile, à convoiter le Groenland et le Canada, à menacer la moitié de la Terre de représailles commerciales, le « gendarme de la planète » vient par exemple de nous abandonner, désemparés, face à un autre grand appropriateur, vorace et agressif : la Russie de Poutine, derrière laquelle se profile la Chine de Xi Jinping.  

D’ailleurs, c’est de Rome, Londres et Paris que l’on prêche à présent à la croisade pour la même cause fallacieuse. C'est dans ces capitales que Meloni prodigue ses conseils à ses petits camarades afin que tous ensemble œuvrent à faire du Vieux Continent un empire identitaire et que les Bolloré de France et d'Europe diffusent, via leurs empires médiatiques, le discours de la Vérité et de la Liberté. Ici comme là-bas, les ficelles sont grosses, mais les ressorts sont profonds, alors les discours font mouche.

Avons-nous déjà basculé ? Peut-être. Allons-nous ? Sans doute. Nous rappellerons-nous alors que les mêmes sociétés qui développèrent, au nom de la Vérité et du Bien, des systèmes méthodiques d’appropriation et de domination, développèrent également, sous les mêmes auspices, des formes démocratiques censées nous garantir contre les dangers que nous voyons se réaliser sous nos yeux ? C’est la seule question qui vaille d’être posée.  

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