Le navire amiral du parti majoritaire grinçait dans les premières bourrasques préélectorales.
Avis de grand frais, tout le monde à son poste.
Pendant trois jours et trois nuits, les ateliers s’étaient succédé à train d’enfer. Motions, discours, courants et frondes, scintillements sous les projecteurs, drames en trois actes et duels d’opérettes, le spectacle --que trame-t-il à cette heure ci, dans cette salle ou ce couloir ? -- était celui de l’Histoire.
Ministres, conseillers, membres des cabinets, missions et commissions, éminences rouges et grises s’afféraient sans négliger le passage à la buvette. C’est carnaval, profitez en : tutoyez, questionnez, critiquez, demain le droit du sang de fauve, le droit du sol des médias sera rétabli. A ce jeu, l’inénarrable ministre Schplic -- issu de la société civile -- était maître.
- « Le discours ! »
Les coudes se figèrent. Le brouhaha se mua en bruissement, que ne surmontèrent plus que quelques échanges encore vifs, bientôt cernés de chut ! et de silences ! Le souriant ministre interrompit d’une main amicale ce vis à vis trop ému de s’épancher dans une si belle oreille.
Les têtes s’orientèrent vers le téléviseur surplombant le bar. Une main tourna le bouton « son ». La rumeur envahit la tente.
Le décor était provincial.
Sur fond de sous-préfecture, une foule colorée cernait une estrade sans prétention, conçue pour créer l’illusion d’une marée humaine. Le cadrage réduisait à l’aspect de coursive le respectable périmètre de sécurité ; quelques gendarmes meublaient les angles, le gros des forces était hors champs.
***
L’homme s’approcha du micro.
Parler au peuple est un art difficile. Assumer des décennies de langue de bois, de figures imposées, d’arabesques creuses, s’en faire le dépositaire tout en sublimant cette pesante tradition en un style personnel parvenant à donner l’illusion de la profondeur et de la sincérité, est l’apanage des grands prestidigitateurs. A l’épreuve du feu, beaucoup tombent sous les balles de l’indifférence, ou de l’ironie. La foule, sans cesse convoquée à en écouter plus, se venge en ne décernant qu’au compte goutte le brevet convoité de bonimenteur politique. Un subtil mélange de fascination pour l’artiste ainsi primé -- quel escroc mais quel talent ! -- et d’auto persuasion de ce « qu’après tout, si on l’a laissé monter si haut, c’est qu’on est un peu d’accord avec lui », permet aux uns et aux autres de sauver la face.
On n’élit pas n’importe qui.
L’homme entrait en campagne, pour un nouveau mandat. Cette décision, il l’avait prise avec la conviction profonde de ce que sa candidature serait celle de millions de concitoyennes et de concitoyens, habités par un même idéal de justiiiice et de fraternité.
Bravoooooo, dit la foule.
Cette décision, il l’avait prise aussi, par fidélité à une nation reçue en héritage de ses parents, et de ses grands-parents...
Hourraaaa, dit la foule.
Cette décision, il l’avait prise enfin…
- « … parce que trop de gens souffrent, trop de gens gisent dans les fossés d’un monde qui avance trop vite, un monde de progrès autant que de recul, de privilèges autant que de d’injustices… »
Dans un coin de la place, une exclamation étouffée suscita quelques remous.
- « Ma candidature est celle de la solidarité… »
Des têtes se tournèrent.
- « Ma candidatuuuure est celle du travail… »
Un éclat de rire embrasa la foule.
Dans le bar, les congressistes s’entreregardèrent avec stupeur.
L’homme, qui en avait vu d’autres, eut un sourire complice. Avec l’assurance du maître chien dont la meute défie le fouet, il poursuivit sa charge d’une voix enflammée :
- « Contre l’immoralitééé de la course au profiiiit… »
Un « hoooooo » admiratif le stoppa net. Décontenancé, il fit deux pas en arrière. Dans le bar, le transpirant contradicteur du ministre Schplic s’épongea le front. Un assistant s’approcha, mettant sa main en porte voix. L’homme hocha la tête, prit une large inspiration et replongea vers le micro :
- « Mes chers compatriotes, je partage votre joie d’être ici aujourd’huiiii… »
Et la foule explosa. Sifflets et hurlements se fondirent dans une ovation hilare qui monta par vagues avant d’exploser en fou rire. Des objets volèrent. L’homme recula en trébuchant, sourire teinté de jaune. Des silhouettes en complet strict firent mouvement vers lui, interceptant au passage une canette vide qui prenait la direction du pupitre.
La consternation s’abattit sur la buvette :
- « Ils s’en vont ! »
Dans un élan joyeux, une bousculade de sortie d’école, le peuple quittait l’écran.