Ces dernières années, assez régulièrement, des chroniqueurs de télévision, de radio et une partie de la classe politique ont tenté de faire valoir que l'Algérie et son peuple n'avaient aucune existence avant la conquête de la France en 1830. Qu'il s'agissait d'une contrée infestée de "barbares" où sévissaient "la piraterie" et "la traite esclavagiste", et que les Français, sans aucune arrière-pensée, avaient souhaité y établir la civilisation et les droits de l'homme. Ainsi, quand le 14 juin 1830, sur ordre du Roi Charles X, l'armée française débarque sur le continent africain pour faire la conquête de l'Algérie, cette tentative de colonisation vise, comme l'indiquent certains, à émanciper ces "indigènes" et à les éveiller "aux valeurs de l'Occident". Une manière d'exporter généreusement notre savoir, nos principes et notre mode de vie, par une œuvre civilisatrice qui devait nous conduire à faire de cette peuplade des êtres éduqués et fréquentables. Voilà globalement ce qu'il faut retenir des discours simplistes de ces polémistes, qui ne ménagent pas leurs efforts pour faire entendre aux Français que la supériorité occidentale s'est toujours exercée sur ces populations et qu'elle doit se poursuivre encore aujourd'hui. J'imagine aisément que Jules Ferry, promoteur de la théorie "du droit et du devoir des races supérieures sur les races inférieures", aurait admiré et adoubé ces initiateurs d'une réécriture de l'histoire.
Qu'en est-il de la réalité des faits ?
Pourtant, lorsque l'on se penche sur les études et les écrits de nombreux chercheurs historiens qui ont travaillé sur cette période, on découvre que la réalité est très différente. On apprend notamment que l'Algérie, sous domination ottomane, plusieurs décennies avant sa conquête par la France, était déjà le "grenier de l'Europe" et qu'elle nourrissait une France affamée et assez pauvre pour se montrer incapable d'assumer sa population dans ses besoins les plus élémentaires. Une France qui lorgnait depuis longtemps sur les richesses de l'Algérie et qui, vraisemblablement, ne supportait plus cette coûteuse dépendance alimentaire. Cette première constatation, qui nous montre que l'Algérie était un pays riche et plutôt organisé sur le plan agricole pour nourrir non seulement sa population mais également une partie de l'Europe, nous invite naturellement à ne pas adhérer à la version révisionniste de la droite et de l'extrême-droite concernant cette conquête française.
Le politologue et anthropologue Bruno Etienne, qui a beaucoup étudié cette période et réalisé des ouvrages sur cette guerre de colonisation, nous explique que "l'armée napoléonienne pour réaliser ses conquêtes dépendait beaucoup du blé algérien, qui lui permettait de nourrir ses troupes". Il nous explique également que "l'Algérie a toujours été un pays riche", et particulièrement au moment de l'invasion française, contrairement à ce que "la légende coloniale" a continuellement proclamé, jusqu'à inscrire cette version dans les manuels d’histoire. Une désinformation d'État que certains voudraient réhabiliter aujourd'hui pour renvoyer les franco-algériens, et plus généralement tous les Algériens, à une histoire dévalorisante qui les assignerait éternellement à un statut de colonisés incultes. Bruno Etienne nous explique par ailleurs qu'au moment de l'arrivée des soldats français sur le sol algérien "ceux-ci sont majoritairement des analphabètes", alors que "la qu’une bonne partie des soldats algériens qui composent les troupes de l'Émir Abdelkader", auxquels ils vont se confronter, "sont des lettrés, qui savent lire et écrire !" Abdelkader lui-même disposait d'une très grande culture et avait notamment étudié l'organon d'Aristote.
On sait également qu'à cette période, l'Algérie disposait d'un code de la propriété élaboré, qui a été volontairement nié par les colons conquérants, afin qu'ils puissent spolier les Algériens des meilleures terres, d'une manière arbitraire et autoritaire, en laissant aux tribus locales essentiellement des terres incultivables, ce qui les fera plonger dans l'indigence et la pauvreté. Ces réquisitions illégales permettront plus tard, à la propagande coloniale, de proclamer que ce sont les colons qui ont cultivé et fait prospérer l'Algérie, ce qui en réalité est totalement faux ! À l'époque, ce discours permettait d'entretenir et de promouvoir "le génie colonial" au travers de nombreuses affiches placardées dans toute la métropole, qui incitaient à croire et à penser que la colonisation était "un bienfait" pour les peuples colonisés.
Aujourd'hui, nous savons également, comme l'indiquent certains historiens, que l'armée de l'Émir Abdelkader disposait d'environ 12 000 chevaux environ, qu'ils étaient nourris à l'orge et au foin (donc richesses et productions agricoles importantes), qu'ils étaient ferrés (donc production de fer et organisation d'une filière de Maréchaux-ferrants), et que cette simple constatation nous permet de comprendre que l'Algérie avant la France était un pays organisé, riche, où la majorité de la population accédait au savoir et à la lecture, et que cette société disposait non seulement de lois civiles qui la régissaient, mais également de valeurs ancestrales établies sur la base des préceptes du Coran et de la tradition prophétique. Rien qui puisse accréditer la thèse, promue actuellement, que l’Algérie avant la conquête de la française était une terre déserte, abandonnée à des «indigènes» incultes, et livrée essentiellement à des «barbares» !
Une conquête «indigne» et «sanguinaire» !
Durant cette colonisation, les algériens sont très vite stupéfaits de la barbarie de l’armée française, qui pille et brule des milliers de villages, massacrant des femmes et des enfants, coupant les têtes et démembrant les corps de leurs victimes. Le journaliste Jean-Michel Aphatie raconte très bien la sauvagerie de ces soldats : «Nous devons des excuses aux algériens, car la colonisation de l’Algérie ne ressemble à aucune autre colonisation, ce fut une conquête terriblement sanglante, une épouvante… Cette conquête est tellement violente qu’en 1845 il y a une campagne de presse européenne pour la dénoncer… Le maréchal Thomas Bugeaud s’est comporté comme un boucher, pourtant il est honoré aujourd’hui par une grande avenue à Paris qui porte son nom, c’est un scandale !... Durant les 130 ans de l’occupation française en Algérie, on a empêché la scolarisation d’au moins cinq générations d’algériens, qu’on a condamné à l’ignorance et à l’analphabétisme… Et il faut savoir aussi qu’on a lancé du napalm sur les villages algériens…» Ces simples rappels exhaustifs nous conduisent à penser que plusieurs livres, sur cette triste période, ne suffirait pas à évoquer et à relater toutes les exactions perpétrées par l’armée française sur le sol algérien.
En comparaison à cette inhumanité, on sait assez peu que vers 1840, l’Émir Abdelkader avait mis en place un règlement militaire, et plus précisément un traité de protection des prisonniers, pour veiller à offrir les meilleures conditions d’internement aux soldats français détenus par ses troupes, et ce, plus d’un siècle avant les conventions de Genève. On peut ainsi évaluer de quels côtés se trouvait la noblesse des actes, le respect chevaleresque de l’adversaire et l’humanisme. Évidemment, on ne peut pas occulter le fait que la France a réalisé de nombreux ouvrages en Algérie, et aussi permis le développement de ce pays, en construisant notamment des routes, des ponts, des voies de chemin de fer et des hôpitaux. Mais la jouissance de ces réalisations fut principalement réservée aux seuls colons envahisseurs, sans aucun partage et sans aucune intention d’en faire profiter les autochtones algériens. On ne peut pas maintenir une population, durant 130 ans, dans l’indigence, l’ignorance et une forme d’exploitation inhumaine, et se prévaloir aujourd’hui d’avoir sauvé ce peuple et ce pays !
Amar DIB
Écrivain