Amaury LORIN
Historien
Abonné·e de Mediapart

2 Billets

0 Édition

Billet de blog 1 avril 2023

Amaury LORIN
Historien
Abonné·e de Mediapart

Paul Doumer (1857-1932), président patriote ou nationaliste ?

Dans une stimulante interview accordée le 25 juin 2020 à Philosophie magazine, « Notre histoire est plus grande que celle des apôtres des grandeurs de la France », Patrick Boucheron qualifiait Paul Doumer de président « très nationaliste ». Ce qualificatif mérite d’être discuté, alors qu’une première biographie vient d’être consacrée à Paul Doumer, quatre-vingt-dix ans enfin après son assassinat.

Amaury LORIN
Historien
Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Patrick Boucheron, posant à combien juste titre que l’histoire est « matière à débat », a parfaitement raison de rappeler, dans cette interview, que « les noms de rue » sont « choisis à un moment donné ». Ainsi l'avenue de la Muette, dont l’ouverture est achevée en 1933 dans le XVIe arrondissement de Paris, est baptisée « avenue Paul Doumer » le 12 mai 1933 dans un contexte national bien précis : le premier anniversaire de l'assassinat du président de la République française le 6 mai 1932 à Paris par Pavel Gorgulov, fondateur (et unique membre) d’un parti fasciste russe. L’association des maires de France estime que 25.000 voies de circulation (avenues, boulevards, quais, rues, etc.) portent aujourd’hui le nom de Paul Doumer (1857-1932) partout en France. Paul Doumer, élu un an plus tôt, le 13 mai 1931, à la présidence de la République contre Aristide Briand, a-t-il cependant été (ou plutôt eu le temps d'être, en moins d’un an de mandat élyséen) un président de la République « très nationaliste » ? Ce qualificatif est discutable. Deux Paul Doumer, en effet, sont finalement élus président de la République en 1931.

D’une part, l'ancien gouverneur général de l'Indochine (1897-1902), qui a voulu agrandir l'empire colonial français en annexant la province chinoise du Yunnan, dans le double objectif de réaliser une « plus grande France » et, ce faisant, de servir ses propres ambitions politiques nationales. Après un premier échec à l’élection présidentielle de 1906 face à Armand Fallières, Paul Doumer, président de la Chambre des députés (1905-1906), puis président du Sénat (1927-1931), attend 1931 pour enfin entrer à l’Élysée, l’acmé d’un dense parcours politique, entamé en 1887 comme conseiller municipal de Laon (Aisne). Pendant les trois décennies entre son retour en métropole (1902) et son élection à l’Élysée (1931), Doumer est activement soutenu par les puissants réseaux coloniaux dans sa patiente ascension politique. Avec l’Exposition coloniale, qui attire 8 millions de visiteurs (soit la plus importante manifestation du XXe siècle après l’Exposition universelle de 1900), l’année 1931 marque ainsi un double point d’orgue : de la France impériale ; et de la carrière politique du président de la République, en partie construite dans les colonies. Un caractère exotique est donné aux festivités du 14 juillet 1931 à Paris dans ce contexte.

D’autre part, un père de famille, endeuillé de cinq de ses huit enfants (quatre fils et une fille) entre 1914 et 1923. Paul Doumer, proche des milieux anciens combattants de ce fait, est ainsi en 1931 un symbole patriotique vivant. Alors que « près d’un Français sur deux est un ancien combattant de la Grande Guerre dans la France de 1930 », comme le rappelle Antoine Prost, cette « grâce funèbre » lui permet de jouir d’une surface politique considérable. Sa politique extérieure, en tant que président de la République, tourne résolument le dos à l’Allemagne. Sa démobilisation psychique après 1914-1918 apparaît impossible. Lorsqu’un ministre allemand vient en visite officielle en 1931 à Paris, le président Doumer refuse de l’inviter à l’Élysée, comme le protocole le lui demande pourtant. Il déclare durement : « Un homme qui a perdu des fils dans une guerre contre l’Allemagne ne reçoit pas à sa table un Allemand, quel qu’il soit ». Ardent promoteur des relations franco-russes depuis les années 1890, il considère, par ailleurs, le Royaume-Uni comme l’allié indéfectible de la France. Pour autant, Doumer, un empirique, n’a jamais été un idéologue. Il a, en revanche, été un président assurément militariste. La guerre continue d’influencer ses actes quotidiens à l’Élysée. Son credo est d’armer la France jusqu’aux dents pour la faire craindre de son puissant voisin et assurer une solide défense nationale.

Dès lors, quel président de la République sera Paul Doumer, Janus bifrons (« à deux visages ») : « bon patriote » pacifiste ou « mauvais nationaliste » belliqueux ? Les deux notions de patrie et de nation, proches et souvent confondues, apparaissent complémentaires. Alors que la nation est une communauté, la patrie, littéralement héritée de nos pères, existe par le sentiment, notamment d’attachement, que l’on en développe. « Portion de terre où notre âme peut respirer », selon les mots de Charles Péguy, la patrie, une valeur, est d’ailleurs souvent encensée comme la « mère patrie ». Alors encore que le nationalisme implique un repli sur soi, le patriotisme est un idéal, « un sentiment concret et spontané, intime », selon Maurice Agulhon. Ernest Renan, dans sa célèbre conférence Qu’est-ce qu’une nation ? (1882), la définit comme « une âme, un principe spirituel, […] un plébiscite de tous les jours ». Le philosophe allemand Fichte, dans son Discours à la nation allemande (1808), propose d’abord, quant à lui, une définition essentialiste de la nation : il célèbre une nation allemande « divine », ayant conservé sa « pureté » originelle. Cette conception allemande de la nation inspire les mouvements nationalistes, prônant violence et extrémisme, jusqu’à engendrer les deux guerres mondiales du XXe siècle. À la lumière de ces définitions, si Paul Doumer a, en effet, développé une forme de patriotisme exalté, allant jusqu’à envisager le sacrifice, y compris de ses propres enfants, comme un « devoir patriotique » (l’impôt du sang), il n’a pas été, pour autant, un président nationaliste agressif. Les Allemands eux-mêmes écrivent ainsi le jour de son décès (Münchener Neueste Nachrichten, 7 mai 1932) : « M. Doumer […] a été foncièrement patriote. Mais son patriotisme a été exempt de toute haine », rendant hommage aux « sentiments pacifistes de l’homme, qui connaît les terreurs de la guerre […] et dut sacrifier quatre enfants pour la patrie ».

Les monuments commémoratifs et statues sont, comme les noms de rue, érigés dans des contextes particuliers. Ils servent à « porter le souvenir », comme l’exposait Patrick Boucheron en 2020, mais aussi à « faire parler », à « susciter des récits, tout autant ». Ainsi le monument national inauguré le 22 juillet 1934 à Aurillac, ville natale de Paul Doumer, prend tout son sens dans le contexte politique national de l’année 1934. Quelques mois après le 6 février 1934, qui l’a faite vaciller, la IIIème République, réunie autour du souvenir du président Doumer assassiné, réaffirme avec force sa foi en son modèle ce jour-là : elle rappelle alors un de ses dogmes de base, la méritocratie. Le texte même des plaques commémoratives alors apposées, sur la maison natale de Paul Doumer à Aurillac, sur l’école où il fut scolarisé à Montmartre - « enfant d’ouvrier devenu […] président de la République », « fils du peuple » - veut inscrire dans l’espace public la mémoire post-mortem du « président assassiné », devenu après 1939-1945 le « président oublié ».

Amaury Lorin, docteur en histoire de l’Institut d’études politiques de Paris (Prix de thèse du Sénat 2012), est l’auteur de Paul Doumer : la République audacieuse (Champ Vallon, 2022, Prix du Guesclin-Prix de la mairie du 8ème 2022), première biographie du président de la République Paul Doumer, fondée sur ses archives privées inédites, http://www.champ-vallon.com/amaury-lorin-paul-doumer/

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Bienvenue dans Le Club de Mediapart

Tout·e abonné·e à Mediapart dispose d’un blog et peut exercer sa liberté d’expression dans le respect de notre charte de participation.

Les textes ne sont ni validés, ni modérés en amont de leur publication.

Voir notre charte