Il est de bon ton, entre la poire et le fromage d’un déjeuner dominical, à la terrasse ensoleillée d’un café de vacances, etc., d’impunément verser, au détour d’une conversation, dans l’outrance et les clichés, tenaces, sur le sous-emploi des « profs », leurs longues vacances, leur quinzaine d’heures hebdomadaires de cours (comprendre heures de travail) en « face-à-face » devant les élèves - doit-on encore rappeler tout le travail en amont et tout le travail en aval induits par l’activité d’enseigner ? -, le sectarisme du « Mammouth », le contenu des programmes dispensés, et cetera, et cetera. À la manière d’une habitude socialement installée, ad nauseam.
L’auteur de ces lignes est lui-même un de « ces cons de profs ». Il ne s’agit, pourtant, d’exprimer ni nostalgie tertio-républicaine ni auto-défense corporatiste. Le temps des hussards ferrystes de la République est révolu, en effet. Quelle autre profession, quelle autre institution sont, cependant, ainsi collectivement insultées, aujourd’hui en France, sans qu’on s’en offusque ou que l’on ne relève la violence de la démarche? Quand on les respecte, on appelle les « profs » des professeurs, en toutes lettres, y compris devant les élèves. Ils n’en seront dès lors que mieux respectés.
Aux premières lignes, à l’avant-poste du « front républicain » - puisque la France est « en guerre », titrent tous les journaux -, les « profs du XXIe siècle » croient encore (et toujours) aux vertus d’intégration et de promotion sociale de l’École ; à la connaissance comme meilleur chemin, méritocratique, pour s’élever, intellectuellement, professionnellement, socialement. Dès lors, la réponse aux attentats du 13 novembre 2015 ne peut pas être que sécuritaire : pour qui en douterait encore, l’éducation et la formation de l’esprit critique sont, en effet, plus que jamais indispensables en pareilles circonstances. Discerner, démêler le faux du vrai, la propagande des faits, expliquer, expliciter, critiquer, analyser, localiser, situer dans le temps, prendre conscience du danger des intégrismes de toutes les religions, etc., sont autant de compétences plus que jamais précieuses, auxquelles sont quotidiennement formés les futurs citoyens français dans les écoles, collèges et lycées de la République française.
Tandis que les coteries parisiennes se drapent dans le mépris amalgamé de la populace et de la province, c'est bien « au front » que Ia société française a le plus besoin du médiateur-enseignant, sur le terrain que ce dernier gagne le plus sûrement à servir, en supportant, en élevant des petits d'hommes que tout nivelle par ailleurs vers le bas, là encore que sa mission d’enseigner et son utilité sociale prennent le plus de sens et de relief. Enseigner, c’est en effet investir dans l’avenir et creuser Ie patient sillon de l'éducation.
L’enseignant de terrain et de proximité voit certes s'accroître l'enfermement social des enfants, la ségrégation entre les établissements, I'organisation de filières étanches et strictement hiérarchisées, à l'image d'une société extraordinairement compartimentée, où les frontières de voisinage se sont durcies et où la défiance et la tentation séparatiste s'imposent comme les principes structurants de la coexistence sociale. Mais tout son travail ne consiste-t-il pas, dès lors, à convaincre chacun de ses élèves que, contre toutes les fatalités - sociales, familiales, économiques -, contre tout déterminisme, un avenir différent est possible pour lui ?
Les raisons d'espérer sont là, chaque jour, à portée de main, dans la plus banale des leçons, en évidence et invisibles à la fois, dans ce métabolisme étrange par lequel les élèves s'emparent de ce qui leur est proposé, le transforment et se transforment, s'appliquent en tirant la langue et en grimaçant de concentration, dans cette croissance imprévisible d'adolescents, que I’enseignant accompagne de son mieux sans jamais la maîtriser toutefois. Toujours rigoureux dans la forme, porteur d'une constante exigence de qualité dans le contenu, d'un intraitable souci de précision, de justesse et de vérité, l'enseignement de chaque instant veille à la création d'évènements pédagogiques, porteurs d'espérance, celle d'une société où les rapports entre les êtres ne sont pas fondés sur l'élimination du maillon faible, mais sur la recherche collective, dans le respect réciproque (y compris des consciences), de la vérité, de I'explication, de la hauteur de vue, de la distance critique.
Le discours si lâche et si facile de dénigrement de l’Éducation nationale, stigmatisant et insultant ses agents depuis tant d’années, a toujours été insupportable. Alors que la propagande de Daech s’en prend désormais ouvertement à l’école française, en invitant les parents musulmans à retirer leurs enfants des écoles françaises et en demandant de tuer les professeurs qui y enseignent la laïcité (« La France à genoux », titre du dernier numéro du magazine francophone en ligne de l'État islamique, Dar al Islam), il est désormais devenu socialement irresponsable. Jean Jaurès de rappeler dans sa Lettre ouverte aux instituteurs (La Dépêche de Toulouse, 15 janvier 1888) : « Vous tenez en vos mains l'intelligence et l'âme des enfants ; vous êtes responsables de la patrie ».