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Billet de blog 17 octobre 2018

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JE SUIS FRANCOPHONE, MAIS JE N'AIME PAS L'OIF

La Francophonie peut être une famille porteuse de valeurs à partager avec le monde, à condition d'ensemencer le commun et de faire rêver. Or à quoi assiste-t-on? A un marchandage de boutiquier révélateur de compromissions politiciennes. La désignation de la nouvelle secrétaire générale de l'OIF patauge dans ce marécage.

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 Chers Francophones,

Il ne vous a pas échappé que l'Organisation internationale de la francophonie a tenu son 17è sommet les 11 et 12 octobre à Erevan, la capitale de l'Arménie. Il ne vous a pas échappé non plus qu'une nouvelle secrétaire générale a été désignée. Il s'agit de la Rwandaise Louise Mushikiwabo qui succède à la Canadienne Michaëlle Jean. Si le mandat de cette dernière n'a pas brillé de mille feux, on retiendra qu'il a été entaché de diverses controverses et par le limogeage sans ménagement de l'économiste togolais Kako Nubukpo, alors chargé de la francophonie numérique et suite à un article qu'il a publié sur le franc CFA.

On se souvient aussi par ailleurs que depuis la fin du génocide dans ce pays en 1994, les relations entre Kigali et Paris ne sont pas des plus sereines. D'aucuns disent qu'elles sont très "compliquées". Qui plus est, le Rwanda a abandonné le français comme langue d'enseignement en 2008 au profit de l'anglais et a rejoint les rangs du Commonwealth. Mais alors, pourquoi confier le secrétariat général de l'OIF à ce pays?

L'intronisation de Mme Mushikiwabo à la tête de cette organisation, si elle a laissé perplexe plus d'uns, n'en demeure pas moins le résultat de tractations inavouables des coulisses de palais. On soupçonne donc la France

           - de faire le pari de poser la première pierre de la réconciliation avec le Rwanda de Paul Kagamé à travers ce choix;

           - de faire le pari de ramener le Rwanda dans le giron de la francophonie;

           - d'avoir convaincu le Canada de lâcher la secrétaire sortante en contrepartie de la promesse de la France de voter pour le Canada qui

             souhaiterait obtenir un siège non-permanent au Conseil de sécurité de l'ONU.

Il n'est pas inutile non plus de rappeler que Mme Michaëlle Jean, la secrétaire générale sortante, a elle-même aussi été élue dans les mêmes conditions de tractations en 2014, au sommet de Dakar, lorsque les Africains étaient incapables de se mettre d'accord autour d'une personnalité. Et si elle avait été élue à cette époque, c'est que la France du président Hollande avait besoin de l'appui du Canada pour la COP21. Le Canada a donc mis dans la balance le choix de sa candidate, Michaëlle Jean, au poste de secrétaire général de l'OIF, contre son soutien à la France pour la réussite de ce sommet sur le climat, à Paris.

Comme on peut le voir, le choix de Mme Mushikiwabo n'a rien à voir avec la Francophonie que l'on aimerait, celle qui s'attache viscéralement à défendre les valeurs des droits de l'homme, les vertus de la liberté démocratique, la vison d'un monde solidaire, faite de fraternité et d'amour. Au lieu de cela, on instrumentalise l'OIF pour des combines, des arrangements entre copains et des calculs de courtes vue.

Voilà pourquoi je n'aime pas l'OIF qui est devenue un espace dévitalisé, un bidule qui ne correspond à rien sinon à être un instrument pour la défense des intérêts de la France.

Ce n'est pas parce qu'on a "le français en partage" que l'OIF fera le bonheur des Africains. L'horizon de l'Afrique francophone n'est pas d'être un suiveur muet des arrangements de palais. Sommes-nous éternellement condamnés à jouer le rôle de supplétifs dans la volonté de la France de briller dans le monde? Non! L'horizon de l'Afrique consiste à mettre les pays qui la composent sur l'orbite d'une nouvelle société à inventer, une voie qui n'emprunte pas celle des remugles du capitalisme fou et débridé que l'on connaît. Nous avons à exister pour nous-mêmes, à agir pour nous et à nous soucier de nos intérêts et à élaborer des stratégies qui nous permettent d'occuper le présent en ayant la tête dans le monde qui vient. La grande préoccupation pour nous pour aujourd'hui et demain, c'est de savoir si nous sommes en capacité de bâtir un monde nouveau dont les assises fonderont ce que j'appellerai le défi de l'amour, de la solidarité et de la justice. Celui-ci aura pour vocation de faire de l'Afrique une terre qui fait le pari de l'amour, l'amour de l'autre, et de retisser les liens de notre humanité corrompue par l'égoïsme, l'accaparement, l'injustice et la fureur haineuse des adeptes de l'inégalité naturelle.

Le piège dans lequel la jeunesse africaine ne doit pas tomber, c'est celui de croire que parce que chaque pays francophone a sa propre histoire, son rythme dans la marche vers le futur, on peut donc gouverner par les formes de coercition, de violation des droits humains, d'absence de liberté ou avec la nature profondément brutale et autoritaire des régimes d'un autre âge au compte justement de cette particularité et détourner le regard. L'Afrique fait à l'heure actuelle l'expérience de mutations surprenantes et dont l'horizon semble être une profonde quête de liberté, une soif de créativité tous azimuts et une présence dans tous les domaines. En dépit des apparences, le continent inaugure des formes inédites de métissage, une organisation de ce qu'il est convenu d'appeler, faute de mieux, la société civile. Si, comme le dit le président Macron dans son discours à l'ouverture de ce 17è sommet de l'OIF, "cette langue [entendez le français] doit être la langue du refus de ce qui se passe", elle doit en effet permettre de refuser les atteintes aux droits de l'homme, de refuser la complaisance coupable avec les autocrates qui piétinent leur peuple, de refuser le déni de démocratie dans nombre de pays francophones, de refuser les petits arrangements, de refuser le corset du franc CFA qui étrangle les économies des pays qui utilisent cette monnaie.

Je n'aime pas cette Organisation internationale de la francophonie qui se claquemure quand sous nos yeux l'humanité se rétrécit, s'assèche et court inexorablement  à sa perte. La peur de l'autre, qu'il soit migrant, réfugié ou exilé grandit et on oppose une identité à racine unique au divers, au pluriel et au créole. Les tresseurs de haine, les nostalgiques de l'inégalité naturelle, les apôtres de toutes les phobies: négrophobie, islamophobie, xénophobie... tissent leur toile, vocifèrent pour assigner l'humanité, ce caractère que nous avons en commun, à résidence, derrière des frontières, derrière des injustices, derrière des dénis, toutes sortes de dénis. Et l'OIF se tait pendant que monte le vacarme de cette folie de l'homme qui cherche à nier l'humanité de l'autre, pendant que se dressent des identitaires, des racistes, des forces qui cherchent à ruiner la démocratie. 

L'OIF, telle qu'elle fonctionne aujourd'hui, ne saurait faire l'économie d'une réforme en profondeur. Sinon elle ne survivra pas au monde qui vient et qui est déjà là. L'on comprendra aisément que la francophonie que nous désirons, c'est celle qui remet la langue au cœur d'un nouveau projet à construire. Et si réellement le français est le noyau autour duquel doit se construire la francophonie, alors que tous les francophones se mobilisent pour recentrer cette organisation sur des valeurs cardinales communes, telles que:

        - la promotion du plurilinguisme pour défendre la dignité de tous les êtres humains

        - la culture de la langue française au service d'un enseignement en phase avec le devenir du monde

        - le développement d'une langue sachant redresser la tête face à la barbarie qui monte

        - une langue à l'intérieur de laquelle la lutte pour les libertés démocratiques, l'alternance politique, le devenir de la jeunesse et des femmes

          et des paysans ne soient pas de vains mots.

C'est en allant dans cette direction là que la francophonie peut épouser son époque et mobiliser des hommes et des femmes pour bâtir une communauté de destin habitable pour tous et qui fera la différence avec ce qui existe déjà. C'est la raison pour laquelle je préfère une francophonie qui mette en avant le développement d'un avenir vivable pour tout le monde plutôt qu'une francophonie au discours creux et sans lendemain. Une francophonie qui prenne à bras-le-corps le problème des migrants, pour ne pas renoncer à l'humanisme et à la dignité de l'être humain.

J'aime la langue française. Mais je refuse de cautionner une organisation  qui ne fabrique pas de rêves et qui ne veut pas se prémunir contre l'abîme béant vers lequel on plonge. Voilà aussi pourquoi, moi, je refuse de me taire. Je refuse d'abdiquer. Voilà aussi pourquoi je me tiens debout pour crier NON! Et dire qu'il est encore temps de redessiner un avenir en commun en français. Pour donner à espérer au monde.

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