
Agrandissement : Illustration 1

Il était exactement 11 h 02 ce 31 mai 2025, lorsque le Gabon a basculé dans l'obscurité. En quelques secondes, la rupture d'une ligne haute tension de 90 kilovolts reliant la centrale flottante Karpowership au réseau national a privé d'électricité de centaines de Gabonais. De Libreville à Port-Gentil, en passant par Moanda et Oyem, c'est tout un pays qui s'est retrouvé paralysé. Bien plus qu'un simple incident technique, cette panne révèle les failles béantes d'un système énergétique à l'agonie.
Un président face à ses promesses
Depuis son arrivée au pouvoir par coup d'État le 30 août 2023, le général Brice Oligui Nguema avait fait de la modernisation énergétique l'une de ses priorités. Sa récente élection du 12 avril dernier devait marquer le début d'une ère nouvelle pour les infrastructures gabonaises. Pourtant, les faits sont têtus : les coupures de courant se multiplient avec une régularité déconcertante, transformant le quotidien des citoyens en parcours du combattant.
L'ironie de la situation a atteint son paroxysme lors de la cérémonie d'investiture du président au stade d'Angondjé le 3 mai. Une brève panne de courant est venue troubler l'événement, symbole malgré lui de l'ampleur du défi à relever. "Cette panne, même courte, résume tout notre problème", confie un habitant du sixième arrondissement de Libreville, lassé par ces dysfonctionnements à répétition.
L'énigme du sabotage
Face à cette nouvelle crise, le ministre de l'Énergie Philippe Tonangoye a évoqué de mystérieuses "violences douces", laissant planer le doute sur d'éventuels actes de sabotage. Cette hypothèse, qui a fait couler beaucoup d'encre, masque difficilement une réalité plus prosaïque : l'état déplorable des infrastructures énergétiques nationales.
Quatre réunions de crise se sont tenues dans la plus grande discrétion, sans qu'aucune solution concrète n'émerge. L'enquête promise par les autorités semble davantage destinée à gagner du temps qu'à établir la vérité. Pendant ce temps, les Gabonais continuent de subir les conséquences d'un réseau électrique défaillant, héritage de décennies de sous-investissement et de mauvaise gestion.
Karpowership, un pansement coûteux
Symbole de cette politique de l'urgence, les navires-centrales turcs de Karpowership incarnent l'improvisation permanente qui caractérise la stratégie énergétique gabonaise. Ces bateaux-usines, censés apporter 70 mégawatts supplémentaires au réseau, représentent une solution dispendieuse et polluante face à des besoins structurels.
Leur présence dans les eaux gabonaises témoigne de l'absence de vision à long terme des autorités. Plutôt que d'investir dans des infrastructures durables, l'État privilégie des solutions temporaires qui grèvent lourdement le budget national. Cette approche court-termiste révèle l'incapacité chronique du pouvoir à anticiper et planifier le développement énergétique du pays.
Un réseau en perdition
Les chiffres parlent d'eux-mêmes : malgré les milliards de francs CFA investis depuis le changement de régime, la situation énergétique continue de se dégrader. Les infrastructures vieillissantes ne parviennent plus à répondre à une demande croissante, particulièrement dans la région de Libreville où la croissance urbaine anarchique multiplie les besoins.
Les centrales hydroélectriques fonctionnent au ralenti, victimes du changement climatique et du manque d'entretien. Les installations thermiques s'arrêtent régulièrement faute de combustible. Quant aux postes de distribution, ils s'effondrent les uns après les autres, témoins silencieux d'une négligence institutionnalisée.
Cette déliquescence touche tous les secteurs de l'économie. Les entreprises accumulent les pertes, les hôpitaux voient leurs équipements menacés, les ménages perdent leurs denrées alimentaires. Le coût indirect de ces pannes se chiffre en milliards, hypothéquant l'avenir économique du pays.
SEEG dans la tourmente
Au cœur de cette crise, la Société d'énergie et d'eau du Gabon (SEEG) cristallise les reproches. Cette entreprise publique, qui assure la distribution d'électricité sur l'ensemble du territoire, fait l'objet de critiques acerbes de la part des usagers. Accusée d'inefficacité et de népotisme, elle peine à remplir sa mission de service public.
Les témoignages d'exaspération se multiplient sur les réseaux sociaux. "Retour courant : 6 h 15, coupure : 8 h 14, retour courant : 10 h 30, coupure : 13 h 17", énumère un internaute, dressant le portrait d'un quotidien rythmé par l'incertitude énergétique. Cette chronique dérisoire illustre l'étendue du désarroi populaire face à un service public défaillant.
La récente fin de l'administration provisoire de la SEEG, intervenue quelques heures avant la grande panne du 31 mai, alimente les interrogations sur la gouvernance de l'entreprise. Les changements annoncés tardent à se concrétiser, laissant les usagers dans l'expectative.
L'exigence de transparence
Face à cette situation critique, des voix s'élèvent pour réclamer un audit indépendant du secteur énergétique. La révision des contrats douteux, la refonte complète de la gouvernance énergétique deviennent des impératifs incontournables. Sans ces réformes structurelles, le Gabon risque de s'enfoncer durablement dans la précarité énergétique.
L'opacité qui entoure les décisions relatives aux infrastructures énergétiques nourrit la défiance populaire. Les citoyens réclament des comptes, des explications, des solutions durables. La politique du secret, longtemps pratiquée dans ce secteur stratégique, ne peut plus masquer l'ampleur des dysfonctionnements.
Un enjeu de souveraineté
Au-delà des considérations techniques, la crise énergétique gabonaise pose la question de la souveraineté nationale. Un pays qui ne maîtrise pas sa production d'électricité compromet son développement économique et social. L'électricité n'est pas un luxe, mais un droit fondamental, condition première de la dignité humaine et du progrès collectif.
Le président Oligui Nguema se trouve aujourd'hui face à un test majeur de sa capacité à gouverner. Les promesses de campagne doivent céder la place aux actes concrets. La population gabonaise n'attend plus de discours, mais des résultats tangibles. L'avenir politique du régime pourrait bien se jouer sur sa capacité à relever ce défi énergétique.
Vers une nouvelle gouvernance ?
La solution à cette crise passe nécessairement par une refondation complète du secteur énergétique. Cela implique des investissements massifs dans les infrastructures, une maintenance rigoureuse du réseau existant, et surtout une planification stratégique à long terme. Le Gabon ne peut plus se contenter de solutions de fortune.
L'heure n'est plus aux excuses, mais à l'action. Les citoyens gabonais méritent mieux que des coupures quotidiennes et des promesses non tenues. Ils attendent de leurs dirigeants qu'ils assument leurs responsabilités et proposent des solutions durables à cette crise qui gangrène le quotidien national.
Le chemin vers la modernité énergétique sera long et coûteux. Mais il constitue un passage obligé pour un pays qui aspire au développement. Le Gabon doit sortir de l'obscurité, au propre comme au figuré. L'avenir de la nation en dépend.
Par Anne-Marie DWORACZEK-BENDOME