Agrandissement : Illustration 1
Politique éducative post-transition
La réforme d'uniformisation des coefficients scolaires initiée par Brice Oligui Nguema, président de la République et Camélia Ntoutoume Leclercq, ministre d'État en charge de l'éducation nationale, s'inscrit dans les contradictions propres aux régimes de transition africains. Ces gouvernements, issus de ruptures politiques, doivent simultanément légitimer leur pouvoir par des mesures populaires et rassurer les élites économiques sur la continuité du système.
L'uniformisation des coefficients répond parfaitement à cette double exigence. Elle satisfait une demande sociale réelle d'égalité éducative tout en préservant, par d'autres mécanismes, les avantages des classes dominantes. Cette stratégie politique révèle une compréhension fine des attentes populaires et des rapports de force sociaux au Gabon.
Cependant, cette réforme intervient dans un contexte géopolitique où l'éducation scientifique devient un enjeu de souveraineté. La quatrième révolution industrielle redistribue les cartes du développement économique autour de la maîtrise technologique. Dans ce nouveau paradigme, les choix éducatifs d'aujourd'hui déterminent la position géopolitique de demain.
Le Gabon se trouve ainsi face à une équation complexe : concilier les impératifs de cohésion sociale avec les exigences de compétitivité internationale. La solution choisie – l'uniformisation égalitaire – révèle une priorité accordée à la stabilité politique sur la performance économique à long terme. Cette hiérarchisation des objectifs interroge sur la vision stratégique du pays et sa capacité à anticiper les défis futurs.
Une divergence révélatrice
L'examen des politiques éducatives mondiales révèle une convergence remarquable vers la valorisation des disciplines scientifiques, technique, ingénierie et mathématiques (STEM). Cette tendance transcende les clivages politiques et économiques, s'observant aussi bien dans les démocraties nordiques que dans les régimes autoritaires asiatiques.
La Finlande combine égalité sociale et excellence scientifique grâce à des investissements publics massifs qui permettent d'offrir à tous les élèves des conditions d'apprentissage optimales tout en maintenant des coefficients différenciés. Ce modèle démontre que l'équité n'implique pas nécessairement l'uniformité, mais peut s'accommoder d'une hiérarchisation des savoirs fondée sur leur importance stratégique.
À l'opposé, Singapour assume pleinement une approche méritocratique où les coefficients reflètent explicitement les priorités nationales. Cette stratégie a permis au petit État-cité de compenser ses handicaps géographiques par l'excellence de son capital humain, transformant ses contraintes en avantages compétitifs.
Plus proche géographiquement, le Rwanda illustre les possibilités de transformation rapide par l'éducation. En moins de trois décennies, Kigali a construit un système éducatif orienté vers l'excellence technologique qui fait aujourd'hui du pays un hub numérique régional. Cette réussite démontre qu'un petit pays africain peut, par des choix éducatifs audacieux, modifier sa trajectoire de développement.
Le Gabon fait donc figure d'exception dans ce paysage mondial où l'excellence scientifique devient un impératif stratégique. Cette singularité interroge sur les motivations réelles de la réforme et ses conséquences à long terme sur la position internationale du pays.
L'économie politique de la médiocrité organisée
L'état du système éducatif gabonais ne résulte pas de contraintes budgétaires insurmontables, mais de choix politiques qui révèlent les priorités réelles du gouvernement. L'analyse des dépenses éducatives montre une allocation théorique satisfaisante (20 % du budget national) mais une utilisation inefficace qui pénalise systématiquement l'enseignement scientifique.
Cette inefficacité n'est pas accidentelle, mais fonctionnelle. Elle crée les conditions idéales pour justifier un nivellement par le bas tout en préservant les filières d'excellence privées fréquentées par les élites. La coexistence d'un secteur public dégradé et d'un secteur privé performant constitue un système parfaitement cohérent du point de vue de la reproduction sociale.
L'obsolescence des équipements scientifiques, la pénurie d'enseignants qualifiés et la vétusté des infrastructures créent un environnement éducatif où l'excellence devient impossible. Dans ces conditions, l'uniformisation des coefficients apparaît comme une adaptation pragmatique à des contraintes objectives, masquant son caractère de choix politique délibéré.
Cette stratégie de sous-investissement chronique dans l'éducation scientifique publique créé une segmentation sociale de facto. L'examen des trajectoires des diplômés confirme l'efficacité de ce système : les élèves du public s'orientent massivement vers des filières générales peu sélectives, tandis que ceux du privé accèdent aux formations scientifiques d'excellence nationales et internationales.
Agrandissement : Illustration 2
Nouveaux enjeux, anciens mécanismes
L'uniformisation des coefficients scolaires constitue une adaptation des mécanismes traditionnels de reproduction sociale aux défis de l'économie numérique. Les élites gabonaises ont compris que les métiers technologiques représentent une menace potentielle pour leur domination, offrant des voies d'enrichissement indépendantes des réseaux clientélistes traditionnels.
La réponse à cette menace consiste à limiter l'accès des classes populaires à la formation scientifique de qualité tout en préservant l'excellence pour leurs propres enfants. Cette stratégie s'appuie sur la segmentation du système éducatif entre un secteur public uniformisé et un secteur privé maintenant les standards internationaux.
L'analyse géographique de cette segmentation révèle une concentration des établissements d'excellence dans les quartiers aisés de Libreville, créant des "zones éducatives privilégiées" accessibles aux seules familles disposant du capital économique nécessaire. Cette spatialisation de l'inégalité éducative renforce la ségrégation sociale en limitant les interactions entre groupes sociaux.
Les données sur l'orientation post-baccalauréat confirment l'efficacité de ce système : un large éventail d'élèves issus du secteur privé intègrent des filières scientifiques par rapport à ceux du public. Cette disparité se traduit par des écarts salariaux considérables à l'entrée sur le marché du travail et une perpétuation des hiérarchies sociales.
Cette reproduction des élites par l'éducation différenciée s'inscrit dans une logique plus large de perpétuation du pouvoir des mêmes familles depuis l'indépendance. L'uniformisation des coefficients, loin de démocratiser l'accès à l'excellence, institutionnalise cette reproduction en la rendant moins visible et donc moins contestable.
Le coût géostratégique
L'uniformisation des coefficients scolaires gabonais intervient dans un contexte géopolitique où la maîtrise technologique détermine la position des nations dans la hiérarchie mondiale. Cette réforme, en affaiblissant la formation scientifique de la majorité de la population, compromet la capacité du pays à participer pleinement à l'économie numérique globale.
Les emplois de demain – spécialiste en intelligence artificielle, ingénieur en robotique, expert en cybersécurité, bio-informaticien – requièrent une formation scientifique solide acquise dès le plus jeune âge. En dévalorisant implicitement ces disciplines dans le système public, le Gabon se prive de la masse critique de compétences nécessaire à l'émergence d'un écosystème technologique endogène.
En renonçant à former ses propres élites scientifiques issues de la diversité sociale, le Gabon perpétue sa position de périphérie dans l'économie mondiale.
L'analyse comparative avec d'autres pays africains révèle les opportunités manquées. Pendant que le Rwanda développe son industrie technologique, que le Kenya devient un hub de la fintech africaine et que l'Afrique du Sud maintient sa position de leader scientifique continental, le Gabon s'engage dans une voie qui l'éloigne de ces dynamiques d'émergence.
Les conséquences de ces choix se manifesteront dans une décennie, quand le pays se retrouvera dans l'incapacité de maîtriser les technologies d'extraction et de transformation de ses propres ressources naturelles. Cette dépendance technologique compromettra sa souveraineté économique et limitera sa marge de manœuvre géopolitique, illustrant le coût stratégique de politiques éducatives inadaptées aux enjeux du XXIe siècle.
Par Anne-Marie DWORACZEK-BENDOME | 15 SEPTEMBRE 2025