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Gabon : indépendance, An 65, analyse du discours d'Oligui Nguema
Soixante-cinq ans après son indépendance, le Gabon oscille entre promesses de rupture du président et réalités tenaces. Continuités, pas de changement.
Hier soir, 16 août 2025, Brice Oligui Nguema s'adressait aux Gabonais pour la première fois en tant que dirigeant élu. À la veille du 65e anniversaire de l'indépendance, son allocution télévisée devait marquer l'entrée officielle dans la Ve République. Entre déclarations solennelles et engagements déjà rabâchés, le chef de l'État a resservi les mêmes promesses qu'à son arrivée au pouvoir : un "Gabon nouveau" fondé sur la compétence plutôt que sur les origines ethnorégionales.
Pourtant, derrière cette rhétorique volontariste recyclée depuis septembre 2023, persistent les mêmes obstacles : une économie prisonnière du pétrole, des inégalités croissantes et l'immense déception d'une population fatiguée par 65 ans d'engagements non tenus. Cette intervention révèle surtout l'écart béant entre les ambitions affichées et post-transition qui peine à convaincre.
La "compétence" contre la "géopolitique" : un slogan creux
"L'expertise du citoyen primera dorénavant sur ses origines ethno-régionales", a martelé Oligui Nguema, théorisant ce qu'il présente comme une révolution conceptuelle. Cette formule vise soi-disant à tourner définitivement la page de l'ère Bongo, caractérisée par un système clientéliste où les nominations dépendaient des réseaux plutôt que du mérite.
Cette promesse de rupture sonne creuse dans un pays où les équilibres ethniques dictent encore la distribution des postes. Il suffit d'analyser les nominations lors des conseils des ministres pour constater que, sans famille influente, cooptation ou appartenance à une obédience proche du pouvoir, on a peu de chances d'accéder aux responsabilités. Exactement comme sous la dynastie Bongo pendant 56 ans.
Le nouveau dirigeant se pose en démolisseur de ces pratiques archaïques, promettant de "choisir l'homme ou la femme à la place qu'il faut". Contradiction flagrante : il évoque simultanément "le partage du gibier", expression qui signifie précisément la même chose que l'ancien "partage du gâteau".
L'exemple d'Henri-Claude Oyima illustre parfaitement cette continuité déguisée. Ministre tout en restant dirigeant principal du groupe bancaire privé BGFIBank, il incarne cette confusion des genres que le régime prétend combattre.
L'obsession des 10 % : un objectif déconnecté des réalités
"Nous devons viser un taux de croissance de 10 %", a annoncé le président avec une assurance qui masque mal l'ampleur du défi. Cette ambition pharaonique interroge quand la progression peine à dépasser 3 % ces dernières années. Doubler ce pourcentage relève de l'exploit mathématique.
Le dirigeant mise sur la "souveraineté économique" et la "prise en main par les Gabonais de leurs ressources naturelles". Formule séduisante qui ne dissimule pas l'absence de véritable plan de diversification. Le Gabon reste dramatiquement dépendant de ses hydrocarbures, Selon les chiffres de la Loi de Finances Initiale 2025, le secteur pétrolier représente plus du tiers des ressources budgétaires, soit environ 33 % à 35 % du budget national. Et près de 50 % des recettes fiscales du Gabon proviennent du secteur pétrolier et gazier. Les autres secteurs : agriculture, industrie, services demeurent embryonnaires.
Plus problématique : les obstacles structurels minent toute velléité de développement. L'accès à l'énergie reste défaillant, l'approvisionnement en eau capricieux, les routes praticables en toute saison constituent un mirage dans de nombreuses régions. Sans compter le déficit criant de ressources humaines formées. Faute de personnel qualifié local, c'est une main-d'œuvre étrangère qui risque de monopoliser ces futures structures, vidant de son sens la "souveraineté" revendiquée.
Les conditions posées révèlent les faiblesses de la nation : "discipline, ardeur au labeur, probité, cohésion et méthode". Ces qualités, présentées comme des préalables, trahissent l'ampleur des dysfonctionnements actuels. Comment espérer un développement digne des dragons asiatiques quand il faut encore rappeler les vertus élémentaires de l'effort ?
Le projet de transformation du manganèse illustre ces contradictions. Le groupe Eramet, critiqué par les autorités, a désigné son responsable "transformation", Clément Jakymiw au poste de « Directeur Transformation de la chaîne de valeur Gabon ». Côté gabonais, on ignore qui héritera de cette lourde responsabilité exigeant expertise et crédibilité internationale.
Le grand écart social : entre autosatisfaction et réalités
Sur le volet social, Oligui Nguema dresse un bilan flatteur tout en esquivant les zones d'ombre. "Nous avons réglé de nombreuses créances sociales", se félicite-t-il. Omission gênante : depuis son arrivée, l'endettement a explosé de manière vertigineuse. S'endetter pour rembourser d'autres dettes frise l'incompréhension économique.
Le fonds d'entrepreneuriat de 25 milliards de FCFA, présenté comme une innovation majeure, révèle paradoxalement l'ampleur du problème. Face au "faible engouement constaté", le chef d'État exhorte la jeunesse à "sortir de la passivité". Injonction culpabilisante qui ignore les véritables obstacles : procédures kafkaïennes, corruption endémique, manque de formation, infrastructures défaillantes.
Le programme de digitalisation 2026 (10 000 ordinateurs) s'inscrit dans cette logique de communication. À quoi serviront ces équipements sans connexion fiable, formation adéquate ou écosystème entrepreneurial ? Ils risquent de rejoindre la longue liste des projets gadgets de l'histoire gabonaise.
L'allocution élude les questions urgentes : effondrement éducatif, dégradation sanitaire, explosion du chômage des diplômés. Ces maux profonds ne se guériront pas avec des mesures cosmétiques.
La planification comme alibi temporel
"Nous ne pouvons tout réaliser simultanément et partout à la fois", reconnaît le président, introduisant la planification comme pierre angulaire. Cette sagesse apparente dissimule une stratégie de temporisation. En politique, organiser peut signifier reporter, différer, diluer les responsabilités.
Le plan communautaire 2026-2032 sonne familièrement aux oreilles gabonaises. Depuis l'indépendance, le territoire a enchaîné programmes quinquennaux, stratégies nationales, projets d'urgence, sans jamais sortir de sa dépendance structurelle. Face à la "république du village" et l'égoïsme des élites habituées à se servir plutôt qu'à servir, cette nouvelle organisation risque de rejoindre le cimetière des bonnes intentions.
L'insistance sur le développement "équitable" révèle une autre faiblesse. En promettant que "chaque province bénéficiera équitablement du développement", le chef de l'État perpétue une logique de saupoudrage stérilisante. Cette approche égalitariste nuit à l'efficacité en dispersant les investissements au lieu de les concentrer sur les zones prometteuses.
Les silences révélateurs
Ce que le président a tu révèle autant que ses déclarations. Aucune mention de la lutte anticorruption, fléau endémique rongeant l'administration depuis des décennies. Comment construire une société méritocratique sans s'attaquer aux réseaux de prédation ?
L'absence de référence aux libertés publiques, liberté de la presse et à l'indépendance judiciaire constitue un angle mort préoccupant. Le dirigeant, issu d'un putsch militaire, n'a donné aucun gage sur le respect de la séparation des pouvoirs ou la tolérance d'une opposition.
La gouvernance des ressources naturelles n'a été abordée qu'en surface. Aucun détail sur la renégociation des contrats pétroliers, la transparence des revenus extractifs ou les mécanismes de contrôle citoyen. Cette opacité laisse planer le doute sur la réalité de la "souveraineté économique".
Enfin, le silence sur les relations avec Paris traduit peut-être une gêne face aux contradictions : comment proclamer l'indépendance économique tout en restant dépendant de l'aide extérieure ? Ces questions esquivées ressurgiront dans l'action gouvernementale.
Soixante-cinq ans après l'indépendance, ce premier discours présidentiel révèle une troublante continuité sous des nouveaux oripeaux. Entre promesses recyclées et silences calculés, Oligui Nguema dispose de six ans pour transformer sa rhétorique en actes. Mais la patience gabonaise n'est pas extensible à l'infini.
Par Anne-Marie DWORACZEK-BENDOME | Journaliste indépendante
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