L'héritage contesté des "Bongo"
Quatorze mois après le coup d'État qui a mis fin à plus d'un demi-siècle de règne de la famille Bongo, le Gabon s'engage dans une consultation constitutionnelle aux allures de plébiscite. Les rues de Libreville, tapissées d'affiches appelant à voter "oui", racontent l'histoire d'une transition militaire qui tente de se légitimer par les urnes, tout en reproduisant les mécanismes de pouvoir qu'elle prétendait combattre.
Le scrutin du 16 novembre 2024 s'est déroulé dans une atmosphère étrangement calme, presque résignée. Les autorités, soucieuses d'afficher une participation massive, n'ont pas lésiné sur les moyens : deux jours de congés accordés aux fonctionnaires, couvre-feu allégé, et une machine de propagande tournant à plein régime. "On nous vend une nouvelle démocratie avec les outils de l'ancien régime", observe amèrement un professeur de sciences politiques de l'université de Libreville.
Avertissement sérieux
Le contraste saisissant entre les chiffres officiels et la réalité du terrain illustre l'ampleur du malaise. Si les autorités annonçaient triomphalement, dès les premières heures du scrutin, une participation estimée à 71 % des 860 000 électeurs inscrits, les observateurs indépendants dressaient un tableau radicalement différent. Dans plusieurs quartiers de la capitale, les bureaux de vote sont restés désespérément vides, témoignant d'une désaffection manifeste. Plus révélateur encore, la diaspora gabonaise de France, traditionnellement considérée comme le baromètre d'une opinion plus libre, a massivement rejeté le texte. Avec 51,35 % de "Non" et une abstention record de 74,10 % sur les 5 500 inscrits, ce vote à l'étranger apparaît comme un désaveu cinglant du processus électoral.
L'économie politique de ce référendum soulève des questions troublantes. Le camp du "oui", porté par la machine militaire, a bénéficié d'un financement pharaonique de 27 milliards de francs-CFA. Cette somme colossale, dans un pays où près d'un tiers de la population vit sous le seuil de pauvreté, illustre les priorités du régime de transition. Les associations pro-"oui" ont reçu 200 millions francs-CFA, tandis que les opposants "convertis" ont négocié leur revirement contre 30 millions francs-CFA chacun.
Et dans le même temps, les défenseurs du 'Non' se sont retrouvés privés du moindre appui budgétaire en francs CFA. Cette asymétrie dans l'allocation des moyens a potentiellement influencé la capacité des différents camps à diffuser leurs arguments auprès de l'électorat, remettant ainsi en question les conditions d'un débat véritablement équilibré. La disproportion manifeste des ressources entre les deux camps soulève des interrogations sur la neutralité institutionnelle dans ce processus consultatif. "C'est le retour du système Bongo sans les "Bongo", résume un ancien ministre sous couvert d'anonymat.
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La réalité des chiffres : le fossé se creuse
Le contenu même de la nouvelle Constitution révèle les ambitions profondes du pouvoir militaire gabonais. L'institutionnalisation du 30 août comme "Jour de libération" inscrit d'emblée dans le marbre constitutionnel la légitimité du coup d'État, transformant ainsi un acte de force en moment fondateur d'une nouvelle ère politique. Au-delà de ce symbole, le texte adopté dessine, sous couvert de modernisation institutionnelle, les contours d'une présidence omnipotente. Cette concentration du pouvoir se manifeste à travers plusieurs dispositions majeures : le futur chef de l'État disposera d'un mandat de sept ans renouvelable une fois et gouvernera sans Premier ministre, tandis que son autorité sera renforcée par la disparition de plusieurs contre-pouvoirs traditionnels. Plus révélateur encore de cette logique de verrouillage, l'obligation d'être exclusivement Gabonais et marié à une personne gabonaise pour se présenter à la présidence semble moins inspirée par le patriotisme que par une volonté délibérée d'écarter certains opposants potentiels. Le CTRI inscrit ainsi dans la Constitution les fondements d'un nouveau système politique taillé sur mesure.
L'architecture d'un pouvoir présidentiel renforcé
La mobilisation de la diaspora contre le texte constitutionnel révèle une fracture profonde au sein de la société gabonaise. "La diaspora a toujours été l'avant-garde des mouvements démocratiques au Gabon, en particulier celle de France", rappelle un leader associatif expatrié. Les Gabonais de l'extérieur, plus exposés aux pratiques démocratiques occidentales, perçoivent en effet clairement les dangers de cette Constitution taillée sur mesure. Cette opposition s'est manifestée concrètement : à Paris, Bordeaux et dans de nombreux autres lieux, les bureaux de vote quasi déserts racontent l'histoire d'une légitimité qui s'arrête aux frontières nationales. "Son rejet massif du texte est un signal d'alarme que le pouvoir aurait tort d'ignorer", conclut le responsable associatif.
Le scénario gabonais s'inscrit dans une tendance régionale préoccupante. De Bamako à Niamey, en passant par Ouagadougou, les juntes militaires suivent un schéma désormais bien rodé : promesses initiales de restauration démocratique, concentration progressive du pouvoir et légitimation constitutionnelle de leur autorité. La particularité du cas gabonais réside dans ses relations privilégiées avec la France. Contrairement à ses homologues sahéliens, le général Oligui Nguema cultive des liens étroits avec l'ancienne puissance coloniale, s'assurant ainsi une forme de caution internationale à sa transition.
Le paysage médiatique gabonais s'est mué en témoin privilégié d'une dérive autoritaire qui n'a cessé de s'accentuer durant la campagne (7 au 15 novembre 2024). Transformés en véritables chambres d'écho du pouvoir, les médias publics ont méthodiquement orchestré une propagande à sens unique, martelant un discours monolithique en faveur du "oui". Dans ce climat de musellement progressif, les voix dissidentes, déjà rares, se sont retrouvées systématiquement marginalisées, quand elles n'étaient pas réduites au silence. "Le pluralisme médiatique est la première victime de cette transition", analyse sous couvert d'anonymat un journaliste indépendant, avant d'ajouter avec amertume : "Nous sommes revenus aux pratiques des années Bongo, quand la presse n'était qu'un simple outil au service du pouvoir en place."
La gouvernance économique du Comité pour la Transition et la Restauration des Institutions (CTRI) suscite également des interrogations croissantes. Les investisseurs internationaux observent avec inquiétude cette dérive autoritaire, tandis que les grands projets d'infrastructure annoncés tardent à se concrétiser. La Banque mondiale et le FMI, dans leur langage diplomatique habituel, expriment des "préoccupations" quant à la transparence de la gestion des ressources publiques. "Le risque politique commence à peser sur l'économie", confirme un analyste financier de la place de Libreville.
Gabon : 91,80 % de "oui", la démocratie version Potemkine
La "Nouvelle République" gabonaise vient d'écrire une page supplémentaire dans l'histoire des plébiscites improbables. Selon les résultats provisoires communiqués ce dimanche 17 novembre par le ministre de l'Intérieur et de la Sécurité, Hermann Immongault, le "OUI" l'emporte avec un score soviétique de 91,80 % des suffrages exprimés.
L'arithmétique électorale dévoile une réalité plus nuancée : sur 868 115 électeurs inscrits, seuls 463 066 se sont déplacés aux urnes, soit un taux de participation de 53,54 %. Cette mobilisation en demi-teinte, que les autorités peinent à présenter comme un succès, traduit un enthousiasme populaire plus mesuré que les chiffres pharaoniques du "OUI" ne le suggèrent.
Dans le détail, ce sont 416 983 voix qui se sont exprimées en faveur du "OUI", contre 37 302 pour le "NON". Une distribution des suffrages si parfaitement déséquilibrée qu'elle soulève plus de questions qu'elle n'apporte de réponses sur la sincérité du scrutin. La présence des 200 observateurs, triés sur le volet, n'aura pas suffi à donner une crédibilité à ce que le ministre de l'Intérieur qualifie, non sans ironie involontaire, de "scrutin inclusif et transparent".
Ce référendum s'inscrit ainsi dans la plus pure tradition des démocraties de façade, où la liberté de vote se résume au droit d'approuver massivement. Les 8,20 % d'opposants tolérés apparaissent davantage comme une concession cosmétique à la vraisemblance que comme le reflet d'une véritable expression démocratique. Ces résultats sont provisioires en attendant le confirmation de la cour constitutionnelle.
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L'histoire des occasions manquées
À l'approche de l'échéance présidentielle de 2025, le Gabon se trouve à un tournant critique de son histoire. La transition militaire, qui promettait une rupture avec le système Bongo, semble reproduire les mêmes schémas de personnalisation du pouvoir et de verrouillage institutionnel. Le référendum constitutionnel du 16 novembre, loin de créer le consensus espéré, cristallise les tensions et les frustrations d'une société qui aspire au changement.
Le résultat, qui était prévisible, consacre la rupture entre les promesses et la réalité. Les militaires, qui le 30 août 2023 scandaient leur volonté de "rendre le pouvoir au peuple", viennent de consolider leur maintien aux commandes de l'État au-delà de la période de transition. L'image soigneusement construite du général-président Oligui Nguema révèle désormais son véritable visage. Les promesses de "restauration des institutions" et de "dignité rendue aux Gabonais" apparaissent aujourd'hui comme un leurre qui était destiné à séduire une population aspirant au changement. Comme le souligne un leader de la société civile : "Nous avons peut-être changé les acteurs, mais la pièce reste tristement la même."
L'histoire du Gabon est jalonnée d'occasions manquées. Cette transition militaire, qui portait les espoirs d'une rupture définitive avec les pratiques autoritaires du passé, risque de n'être qu'un nouveau chapitre dans cette longue chronique des rendez-vous ratés avec la démocratie. La citation de Nelson Mandela résonne ici avec une acuité particulière : "La démocratie n'est pas seulement l'organisation d'élections, c'est la création d'institutions qui servent le peuple." Une leçon que les autorités de transition semblent avoir oubliée dans leur quête de légitimation constitutionnelle, transformant ainsi une opportunité de renouveau démocratique en simple exercice de consolidation du pouvoir sous-vernis constitutionnel.
A.M. Dworaczek-Bendome