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Marc Ona : L'inquiétante métamorphose d'un héros devenu courtisan
Quand le pouvoir corrompt jusqu'aux âmes les plus intègres : le cas de Marc Ona Essangui illustre parfaitement comment les sirènes du pouvoir peuvent transformer un défenseur des causes justes en simple porte-voix d'un régime militaire.
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Réaction de Marc Ona Essangui, troisième vice-président du Sénat de transition du Gabon après le verdict de la CIJ.
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L’étonnant parcours de Marc Ona
La scène politique gabonaise offre régulièrement son lot de paradoxes et de volte-face idéologiques. Mais celle dont nous sommes témoins aujourd'hui dépasse l'entendement par son ampleur et sa brutalité. La décision historique rendue hier par la Cour internationale de Justice (CIJ), attribuant définitivement les îles stratégiques de Mbanié, Cocotiers et Conga à la Guinée Équatoriale, a mis en lumière l'un des reniements les plus spectaculaires de ces dernières années : celui de Marc Ona Essangui.
Pour comprendre l'ampleur de cette métamorphose, il faut d'abord rappeler qui était Marc Ona. Né avec un handicap qui l'a contraint à se déplacer en fauteuil roulant, cet homme avait transformé sa vulnérabilité physique en une force morale exceptionnelle. Fondateur de l'ONG "Brainforest" et coordinateur de la coalition "Publiez Ce Que Vous Payez" au Gabon, il s'était imposé comme l'une des voix les plus courageuses de la société civile africaine. Son combat contre la corruption, pour la transparence dans l'industrie extractive et pour la préservation de l'environnement lui avait valu une reconnaissance internationale, couronnée en 2009 par le prestigieux Prix Goldman pour l'environnement, souvent considéré comme le "Nobel de l'écologie".
À l'époque, alors que le clan Bongo régnait encore sans partage sur le Gabon, Marc Ona n'hésitait pas à défier le pouvoir, dénonçant avec une intrépidité rare les accords opaques entre l'État gabonais et les multinationales, les détournements de fonds publics et les atteintes aux écosystèmes forestiers. Ses prises de position lui ont valu menaces, intimidations et même un séjour en prison en 2008, après avoir révélé des documents compromettants sur un projet minier chinois dans le parc national de l'Ivindo. Sa libération, obtenue sous la pression internationale, avait alors fait de lui un symbole de la résistance civique face à l'autoritarisme.
Ce Marc Ona-là, figure emblématique de l'intégrité et du courage politique, semblait incorruptible. Son handicap physique paraissait même renforcer sa stature morale, comme si les difficultés quotidiennes qu'il affrontait l'avaient immunisé contre les compromissions ordinaires. "Je ne peux pas fuir, donc je dois me battre," avait-il déclaré dans une interview devenue célèbre. Cette phrase résumait alors parfaitement sa philosophie : celle d'un homme contraint par sa condition à faire face, sans échappatoire possible, aux injustices qu'il dénonçait
Marc Ona Essangui, troisième vice-président du Sénat de transition du Gabon Coopté par le régime militaire
Le coup d'État militaire du 30 août 2023, mettant fin à la dynastie Bongo après 56 ans de règne, a rebattu les cartes politiques au Gabon. Le général Brice Oligui Nguema, nouvel homme fort du pays, a rapidement cherché à légitimer son pouvoir en cooptant des figures de la société civile au sein des institutions de la transition. Marc Ona fut l'une des prises les plus symboliques de cette stratégie d'ouverture apparente. Nommé Sénateur de la Transition, l'ancien activiste a progressivement abandonné sa posture critique pour devenir l'un des défenseurs les plus zélés du nouveau régime.
Ce changement radical s'est manifesté dans ses interventions publiques, ses votes au Sénat et sa présence assidue aux côtés des dignitaires militaires. Mais c'est sa réaction au verdict de la CIJ qui a révélé l'ampleur de sa conversion idéologique. Face à cette défaite diplomatique majeure pour le Gabon, qui perd non seulement des territoires stratégiques, mais aussi l'accès à d'importantes ressources pétrolières sous-marines, Marc Ona a choisi une ligne de défense pour le moins surprenante.
"La CIJ, dans son verdict, a juste appelé les deux pays frères à se retrouver autour de la table pour régler ce différend frontalier comme on sait le faire chez les Bantous au corps de garde, au lieu de saisir les instances internationales," a-t-il déclaré sur les réseaux sociaux, déformant manifestement la réalité juridique du jugement rendu. Cette invocation tardive d'une prétendue "solidarité bantoue" constitue un déni flagrant de la réalité : la CIJ a bel et bien tranché en faveur de la Guinée Équatoriale, et cette décision s'impose désormais de manière définitive au Gabon.
Plus troublant encore est le revirement intellectuel que cette déclaration traduit. L'ancien défenseur des normes internationales en matière environnementale, l'homme qui invoquait les conventions de l'ONU pour protéger les forêts gabonaises, rejette aujourd'hui la légitimité des instances internationales au profit d'un vague appel à des mécanismes traditionnels de résolution des conflits. Comment expliquer ce grand écart idéologique, sinon par les contraintes et les avantages liés à sa nouvelle position ?
Car Marc Ona a beaucoup gagné à ce ralliement au régime d'Oligui Nguema. Outre son siège au Sénat, il bénéficie dorénavant d'une influence politique réelle, d'un accès aux cercles du pouvoir et des avantages matériels considérables qui accompagnent ces fonctions dans un pays pétrolier comme le Gabon. L'ancien critique du système s'est mué en rouage essentiel de ce même système, abandonnant au passage la cohérence intellectuelle qui faisait sa force et sa crédibilité.
Une leçon sur les effets corrupteurs du pouvoir
La trajectoire de Marc Ona interpelle bien au-delà du cas gabonais. Elle illustre un phénomène universel : la capacité du pouvoir à transformer profondément ceux qui s'en approchent, jusqu'à leur faire renier leurs convictions les plus fondamentales. "Le pouvoir corrompt, et le pouvoir absolu corrompt absolument," écrivait Lord Acton. L'histoire de Marc Ona donne à cette maxime une illustration particulièrement saisissante.
Sa métamorphose soulève des questions essentielles sur l'engagement politique et la cohérence éthique. Comment un homme qui a construit toute sa légitimité sur des principes de transparence, de justice et de respect du droit international peut-il aujourd'hui défendre des positions diamétralement opposées sans éprouver de dissonance cognitive ? Comment peut-il minimiser l'importance d'une décision juridique internationale alors même qu'il a fondé ses combats passés sur l'invocation de ces mêmes normes internationales ?
La contradiction est particulièrement flagrante concernant sa position sur le verdict de la CIJ. Si les mécanismes traditionnels bantous de résolution des conflits étaient si efficaces, pourquoi le Gabon et la Guinée Équatoriale ont-ils d'abord choisi de porter leur différend devant une juridiction internationale ? N'est-ce pas précisément parce que ces mécanismes traditionnels avaient échoué à résoudre pacifiquement ce contentieux vieux de plusieurs décennies ?
Cette rhétorique culturaliste apparaît ainsi comme ce qu'elle est réellement : une tentative maladroite de minimiser une défaite diplomatique cuisante. Plus profondément, elle témoigne du prix moral que certains intellectuels sont prêts à payer pour conserver leurs nouvelles prébendes. Car la vraie question n'est pas celle des mécanismes de résolution des conflits, mais celle de l'intégrité personnelle face aux tentations du pouvoir.
Les anciens compagnons de lutte de Marc Ona de la plateforme "Publiez Ce Que Vous Payez" observent avec amertume cette dérive.
Cette trajectoire rappelle que l'engagement citoyen exige une vigilance de tous les instants, y compris envers soi-même. La frontière entre la participation critique au pouvoir et la compromission est souvent ténue. Marc Ona l'a franchie avec une rapidité déconcertante, abandonnant au passage ce qui faisait sa singularité et sa force : sa capacité à dire non, à résister aux sirènes du confort et des privilèges pour défendre des principes supérieurs.
Oligui Nguema, président du Gabon et Marc Ona Essangui, Troisième vice-président du Sénat de transition du Gabon
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Le verdict de l'histoire
L'histoire de Marc Ona Essangui restera comme un cas d'école de ces métamorphoses politiques que peuvent engendrer les bouleversements institutionnels. De défenseur inflexible des principes à apologiste complaisant du pouvoir, son parcours illustre cette vérité universelle : le confort des privilèges érode souvent, jusqu'à l'effacement, les convictions les plus solides.
La voix qui s'élevait jadis contre les injustices murmure aujourd'hui les éléments de langage du régime, dans un triste ballet de contradictions et de reniements. Pour ceux qui l'admiraient, qui voyaient en lui un phare dans la nuit de la corruption et de l'autoritarisme, cette transformation laisse un goût amer.
Mais au-delà de la déception personnelle, le cas de Marc Ona doit servir d'avertissement collectif. Il rappelle que personne n'est immunisé contre les tentations du pouvoir, que les compromissions commencent généralement par de petits arrangements avec sa conscience, et que la vigilance citoyenne doit s'exercer aussi envers ceux qui incarnent les espoirs de changement.
Car, si même les plus intègres peuvent succomber aux sirènes du pouvoir, alors l'exigence démocratique impose non pas la confiance aveugle envers des individus, fussent-ils exemplaires, mais la construction patiente d'institutions et de contre-pouvoirs capables de résister aux dérives personnelles. C'est peut-être là la leçon la plus précieuse qu’offre, malgré lui, Marc Ona Essangui : les héros aussi sont faillibles, et la démocratie ne peut se construire sur le culte de personnalités, mais sur la force de principes partagés et défendus collectivement.
Par Anne-Marie DWORACZEK-BENDOME | Journaliste | 20 mai 2025
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