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Billet de blog 9 janvier 2024

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Épître de Condorcet aux Palestiniens

“... en effet, rien n’est plus commun que les maximes de l’humanité et de la justice; rien n’est plus chimérique que de proposer aux hommes d’y conformer leur conduite.” (Nicolas de Condorcet). Une épitre de Nicolas de Condorcet s'appliquerait bien à la situation actuelle de la Palestine, et au drame qui se déroule sous nos yeux.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

En 1781, Condorcet écrivait ses “Réflexions sur l’esclavage des nègres”, en les faisant précéder par une “épître dédicatoire aux nègres esclaves”. 

A cette époque, les intellectuels étaient peu enclins à écrire sur ce sujet, comme en témoigne la réponse de l’un d’entre eux, auquel l’éditeur a soumis le manuscrit. Condorcet avait alors répondu qu’il n’écrivait pas pour la gloire, et que peu lui importait si son livre soit lu ou non. L’éditeur, touché par la réponse de Condorcet, avait décidé de publier quand même le livre, à ses propres frais.

J’ai pensé que si Condorcet revenait parmi nous aujourd’hui, il écrirait peut-être le même texte, en s’adressant cette fois-ci aux Palestiniens, notamment à ceux de Gaza. En effet, le texte, qui n'a rien perdu de sa force, s'appliquerait bien.

Je retranscrit donc ci-dessous le texte de l’épître de Condorcet tel quel, à la transformation près du vieux français, et je vous laisse le soin de remplacer “nègre”, “blanc”, et “îles de l’Amérique” par les termes appropriés à cet exercice.

J’ai aussi retranscrit à la fin de l'épître, les réponses du lecteur, de l’éditeur, et celle de Condorcet, qui s’appliqueraient bien aujourd’hui à ceux qui écrivent ou seraient tentés d’écrire sur le sujet des Palestiniens et de Gaza.

Alors allons y, voici l’épître écrite en 1781; et patience, il faut aller jusqu’au bout de la lecture.

“Mes amis,

Quoique je ne sois pas de la même couleur que vous, je vous ai toujours regardés comme mes frères. La nature vous a formés pour avoir le même esprit, la même raison, les mêmes vertus que les Blancs. Je ne parle ici que de ceux d’Europe, car pour les Blancs des Colonies, je ne vous fais pas l’injure de les comparer avec vous, je sais combien de fois, votre fidélité, votre probité, votre courage ont fait rougir vos maîtres. Si on allait chercher un homme dans les îles de l’Amérique, ce ne serait point parmi les gens de chair blanche qu’on le trouverait.

Votre suffrage ne procure point de places dans les colonies, votre protection ne fait point obtenir de pensions, vous n’avez pas de quoi soudoyer les avocats; il n’est donc pas étonnant que vos maîtres trouvent plus de gens qui se déshonorent en défendant leur cause, que vous n’en avez trouvés qui se soient honorés en défendant la vôtre. Il y a même des pays où ceux qui voudraient écrire en votre faveur n’en auraient point la liberté.

Tous ceux qui se sont enrichis dans les îles aux dépens de vos travaux et de vos souffrances, ont, à leur retour, le droit de vous insulter dans des libellés calomnieux; mais il n’est point permis de leur répondre. Telle est l’idée que vos maîtres ont de la bonté et de leur droit; telle est la conscience qu’ils ont de leur humanité à votre égard. Mais cette injustice n’a été pour moi qu’une raison de plus pour prendre, dans un pays libre, la défense de la liberté des hommes.

Je sais que vous ne connaîtrez jamais cet ouvrage, et que la douceur d’être béni par vous me sera toujours refusée. Mais j’aurais satisfait mon cœur déchiré par le spectacle de vos maux, soulevé par l’insolence absurde des sophismes de vos tyrans. Je n’emploierai point l’éloquence, mais la raison, je parlerai non des intérêts du commerce, mais des lois de la justice.

Vos tyrans me reprocheront de ne dire que des choses communes, et de n’avoir que des idées chimériques; en effet, rien n’est plus commun que les maximes de l’humanité et de la justice; rien n’est plus chimérique que de proposer aux hommes d’y conformer leur conduite.”

Voici la réponse faite à Condorcet par son éditeur, suite à la lecture de son livre (Le M.SCHWARTZ, noir en Allemand, est le pseudonyme utilisé par Nicolas de Condorcet pour son livre) :

Préface des éditeurs :

"M.SCHWARTZ nous ayant envoyé son manuscrit, nous l’avons communiqué à M. le Pasteur B*******, l’un de nos associés, qui nous a répondu que cet Ouvrage ne contenait que des choses communes, écrites d’un style peu correct, froid et sans élévation; qu’on ne le vendrait pas, et qu’il ne convertirait personne.

Nous avons fait part des ces observations à M.SCHWARTZ, qui nous a honorés de la lettre suivante."

“Messieurs,

Je ne suis ni un bel esprit Parisien, qui prétend à l’académie française, ni un politique Anglais, qui fait des pamphlets, dans l’espérance d’être élu membre de la chambre des Communes, et de se faire acheter par la Cour, à la première révolution du ministère. Je ne suis qu’un bon homme, qui aime à dire franchement son avis à l’univers, et qui trouve fort bon que l’univers ne l’écoute pas. Je sais bien que je ne dis rien de neuf pour les gens éclairés, mais il n’en est pas moins vrai que, si les vérités qui se trouvent dans mon Ouvrage étaient triviales pour le commun des Français ou des Anglais, l’esclavage des Nègres ne pourrait subsister.

Il est très possible cependant que ces réflexions ne soient pas plus utiles au genre humain que les sermons que je prêche depuis vingt ans, ne sont utiles à ma paroisse, j’en conviens, et cela ne m’empêchera pas de prêcher et d’écrire tant qu’il me restera une goutte d’encre et un filet de voix. 

Je ne prétends point d’ailleurs vous vendre mon manuscrit. Je n’ai besoin de rien, je restitue même à mes paroissiens les appointements de Ministre que l’Etat me paye. On dit que c’est ainsi l’usage que font de leur revenu tous les Archevêques et Evêques du clergé de France, depuis l’année 1750, où ils ont déclaré solennellement à la face de l’Europe, que leur bien était le bien des pauvres.

J’ai l’honneur d’être avec respect, &c.

Signé Joachim SCHWARTZ, avec paraphe”

Et la note finale de l’éditeur suite à la réponse de Condorcet :

“Cette lettre nous a paru d’un si bon homme, que nous avons pris le parti d’imprimer son ouvrage. Nous en serons pour nos frais typographiques, ou les lecteurs pour quelques heures d’ennui”.

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