Récemment interrogé pour savoir s’il suspendrait la déportation massive des immigrants haïtiens, le président de la République dominicaine, Luis Abinader, a catégoriquement refusé de le faire, assurant qu’il continuera à « appliquer nos lois et notre Constitution. » Il importe de questionner la valeur de cette politique, qui a expulsé plus de 250 000 personnes en 2023 et près de 25 000 entre janvier et mars de cette année, à un moment où Haïti connaît une violence sans précédent et est déjà marquée par un important déplacement interne de populations en quête de survie. Mais que nous dit ce régime de migrations forcées sur les dérives de l’État et l’illégalité qui est forgée à partir de l’institution censée garantir nos droits ?
Le 15 mars dernier, une opération de déportation a été menée dans une communauté de la province d’El Seibo, située dans l’est du pays. Les scènes filmées et les témoignages des habitants révèlent l’illégalité de cette opération entreprise à 1h30 du matin par les militaires et les agents de l’immigration, l’intrusion illicite de ceux-ci dans des maisons, le recours disproportionné à la violence physique et verbale, le vol d’argent et d’autres biens, la détention de mineurs et de personnes ayant un statut d’immigration régulier... Bref, la suspension de l’État de droit.
Loin d’être un épisode isolé, ces scènes s’inscrivent dans une sombre décennie de recrudescence de la privation de droits et de la criminalisation des immigrants haïtiens et de leurs descendants, ainsi que de tous ceux considérés comme tels.

Agrandissement : Illustration 1

L’État dominicain poursuit une logique de déshumanisation et de domination sans limites contre l’immigration haïtienne, semblable à celle qui a sous-tendu depuis le début du XXe siècle son programme de recrutement des travailleurs pour les plantations de canne à sucre. Au cours des décennies d’accords binationaux signés avec Haïti (1952-1986), l’État dominicain a enfreint la loi en se livrant à des pratiques illégales contre ces immigrants : en confisquant leurs papiers d’identité, en ne régularisant pas leur statut migratoire, en regroupant de force tous les immigrants qui se trouvaient sur le territoire national dans les plantations (quel que soit leur statut juridique), en ne les rapatriant pas à la fin de la récolte (comme stipulé dans les accords) afin de les forcer à travailler dans d’autres secteurs de l’économie nationale, dans les fermes des militaires et des fonctionnaires, etc. Ces politiques de dépossession, de coercition, de surexploitation, d’ostracisation et d’exclusion des droits civils, économiques et politiques ont été suivies d’un nouveau régime de régulation de l’immigration.
Depuis les années 1990, une « logique d’expulsions massives, violant les droits humains fondamentaux », a été établie, comme le souligne le sociologue Wilfredo Lozano dans un ouvrage publié en 2008. Ces opérations « ne définissent aucun mécanisme permettant de distinguer les catégories d’immigrants sans papiers : tout le monde est traité pareil, ceux qui ont des documents expirés, ceux qui n’ont tout simplement pas de documents et ceux qui, bien que nés dans le pays, ne peuvent pas le prouver... bien que d’en plus d’un cas ils possèdent les papiers, mais ils sont quand même expulsés. »
Aujourd’hui, ce régime de déportation est devenu un terrain fertile pour la violation des droits et l’abus de pouvoir. Le Groupe d’aide aux rapatriés et aux réfugiés (GARR) rend régulièrement compte de l’expulsion des mineurs non accompagnés, des femmes enceintes et des migrants ayant un statut juridique en règle. L’étude « Traitement digne » (OBMICA) fournit également des preuves d’expulsions des personnes appartenant à des groupes de Dominicains d’ascendance haïtienne que l’État a rétroactivement dénationalisés en 2013 (et qui étaient citoyens depuis 1929 !) sans n’avoir toujours pas restauré leur documentation comme prescrit dans la loi 169-14.
Non seulement l’État est silencieux face à l’illégalité systémique de ce « contrôle migratoire », mais il y alloue également la plus grande portion du budget du Ministère de l’Intérieur et de la Police. Il est en outre connu que le « centre d’accueil Haina » (utilisé comme lieu de transit avant l’expulsion) est un épicentre de détention arbitraire, de cellules surpeuplées, de mauvais traitements et de pratiques d’extorsion. La brutalité et l’illégalité de ces pratiques de déportation ont entraîné la mort et le viol de plusieurs personnes, ce qui explique par ailleurs l’augmentation significative des « retours volontaires », c’est-à-dire des personnes qui préfèrent partir de leur propre chef plutôt que subir la violation totale des droits qui caractérise le système d’expulsion massive.
Ce pouvoir arbitraire n’est possible que par une double politique d’État : celle de la suspension des droits fondamentaux et celle de l’interventionnisme punitif. L’État ne s’efface pas seulement face aux injustices systémiques dans ses institutions. Il légitime et renforce davantage la régression des droits. Cette pratique a des conséquences terribles pour l’État de droit, ouvrant la voie à l’institutionnalisation de l’autoritarisme et aux idéologies réactionnaires.

Agrandissement : Illustration 2

Cette vision d’État se fonde sur le mépris et le racisme historique forgés par les élites contre les Haïtiens. Au nom de la Nation, elle se justifie par des récits qui stigmatisent ces immigrants (en les blâmant pour le chômage, l’effondrement du système de santé, l’insécurité, etc.), et déchargent la classe dirigeante de ses responsabilités réelles dans la crise qui sévit dans le pays. Cette manœuvre révèle la misère d’une caste politique qui enracine l’autoritarisme et forge sa popularité par l’exploitation de la souffrance d’un groupe social. Quelle nation l’État entend-il construire en légitimant et en normalisant la violation de la dignité humaine ? Comment en sommes-nous arrivés, en tant que société, à un niveau où les limites de l’indifférence face à la maltraitance et aux violations des droits sont toujours repoussées et où la violence contre une communauté vulnérable est normalisée ?
Ces manifestations de l’injustice d’État contrastent avec les manifestations pour la défense de l’humanité, qui jour après jour sont portées par des fractions de la population dominicaine. Le 24 mars, l’Association des vendeurs du marché aux puces a dénoncé l’abus et l’extorsion de collègues haïtiens par des agents d’immigration. Le 14 mars, les résidents dominicains du quartier Cristo Rey, dans la capitale, sont également venus à la défense des immigrants après avoir été témoins des mauvais traitements auxquels ils ont été soumis. L’un des habitants du quartier a raconté : « Il disait qu’il avait ses papiers, qu’il ne pouvait pas laisser ses filles seules. Alors [les policiers] l’ont maltraité. Ils l’ont attaqué avec un taser [pointant vers le cou]. On a vu ça, et on est venus à sa défense, parce qu’il est un être humain. » Pour sa part, une femme a souligné : « [Les agents] peuvent venir parler à l’immigrant et leur demander leurs documents. S’il ne les a pas, il peut être arrêté. Mais vous ne pouvez pas tout leur faire, comme s’ils étaient des animaux. Regardez, je ne vis pas ici. Je voyage. Et je ne vais pas aimer être traitée ailleurs de la façon dont les Haïtiens sont traités ici. » Ces actes de solidarité entre communautés dominicaines et haïtiennes sont fréquents dans ce secteur et dans d’autres quartiers populaires déshérités et abandonnés par l’État. Ce sont des expressions de justice qui révèlent un sentiment de vivre-ensemble et une volonté de lutter contre le pouvoir arbitraire d’un État qui ne cesse de les oublier, de les exclure et de les forcer à survivre. Ce sont des expressions de dignité et de constitutionnalité en acte qui renversent la trahison de l’État dominicain et la misère de ses politiques, si désastreuses pour la démocratie et les libertés qu’il prétend défendre.