ENTRETIEN AVEC LE POÈTE AMIN KHAN
Le colporteur des mots, la poésie et la politique
Par Ahmed Cheniki
Ahmed Cheniki : Arabian Blues est un hymne à l’amour et à la musique qui semble d’ailleurs structurer vos poèmes. Comment travaillez-vous vos textes ?
Amin Khan : Je crois que la poésie est essentiellement l’expression de la solitude primordiale du poète, mais au-delà, celle de tous les humains dotés de conscience. Et l’amour est la source, la substance et l’identité du lien qui me lie au monde, l’amour de certaines personnes, de certains lieux, de certaines idées, de certaines valeurs, de certaines mémoires, de certains rêves, de certaines illusions... L’amour de l’Algérie, de son histoire et de ses paysages, l’amour de l’Algérie, réelle et fantasmée, est ainsi, depuis toujours, une source majeure, et constante, de ma poésie. Arabian Blues, paru cette année, est un livre composé à Alger dans la seconde moitié des années 80… C’est une prière silencieuse… Devant le délitement du pays dans les années 80, devant l’accablement des malheurs sur la société algérienne brisée dans son élan, devant donc le spectacle lamentable de la régression morale, intellectuelle, spirituelle, culturelle, sociale, économique, politique de cette époque, que pouvaient dire ces poèmes, sinon une prière silencieuse, une sorte de blues, un blues de nous autres… Quant à la musique, elle est pour moi une frustration, une source d’inspiration et une contrainte impérieuse. La frustration d’un amoureux de musique qui aurait voulu pouvoir s’exprimer par la musique. Une source d’inspiration, plus importante d’ailleurs que la littérature et la poésie. Elle est aussi une contrainte évidente, car le poème n’existe véritablement que par son rythme, sa musicalité, sa voix, le respect cohérent, total et absolu du sens et des sons, et le respect du silence… Ainsi, le texte poétique est l’aboutissement d’un processus à la fois organique et conscient, d’un chaos émotionnel et d’une certaine rigueur intellectuelle, d’un travail artisanal et d’une respiration. Mais je n’ai pas de technique ou de rituel d’écriture. Je passe par de longues périodes de silence et puis par des moments de transe. Et j’ai, le plus souvent, l’impression de n’être, en réalité, qu’un instrument de la poésie, comme le serait, pour la musique, un instrument de musique, un tambour ou un saxophone...
Dans la préface d’Arabian Blues, René Depestre évoque la mise en œuvre d’«une expression elliptique et dépouillée à divers héritages transnationaux et transculturels». Justement, quels sont les poètes qui vous ont marqué ?
J’ai commencé à écrire des poèmes enfant, à l’âge de dix ans, sans rien connaître de la poésie que quelques «récitations» qu’on apprenait à l’école primaire. Mais, enfant, j’étais extrêmement sensible à la musique et aussi à la musique des mots tels que dits par elle, dans les contes et récits de ma grand-mère maternelle qui ne savait ni lire ni écrire, mais qui avait l’esprit et le talent d’un poète authentique. Puis, à l’adolescence, au lycée, j’ai pris connaissance de textes qui m’ont ouvert l’esprit, et qui ont aussi, d’une certaine façon, «légitimé » à mes yeux mon activité très personnelle, quasi secrète, intime, d’écriture de la poésie. Si, à cette époque, j’ai aimé Baudelaire, Rimbaud et d’autres poètes, c’est la lecture de Nedjma de Kateb Yacine qui m’a littéralement enflammé. Kateb me montrait la voie ! Il montrait le pouvoir de la poésie d’aller à la racine des terribles sentiments humains, contraires, contrariés, jusque dans les zones de l’expérience et de la mémoire où ils sont inextricablement liés. Il montrait un sentier à travers des ténèbres enflammées. De plus, il s’agissait d’un écrivain algérien ! Sublime motif de fierté et d’espoir ! Plus tard, j’ai découvert Lorca, Neruda et Nazim Hikmet, qui ont confirmé mon goût pour la poésie vraie, la poésie lumineuse, la poésie de la chair et du sang des hommes et des peuples, la poésie du combat pour les valeurs essentielles de l’humanité. Poésie qui va au fond des choses, avec des mots simples, avec une clarté de point de vue, une poésie capable de construire sa pertinence, sa valeur, sa beauté, son sens, son identité, en dehors des discours établis, qu’ils soient idéologiques, politiques, littéraires ou poétiques.
La poésie d’Amin Khan, depuis les premiers textes (Colporteur, Les Mains de Fatma et surtout Vision du Retour), est l’expression d’une solitude et une sorte d’association syncrétique de vérités apparemment contraires comme la vie et la mort, le désenchantement et l’espoir, par exemple. Qu’est-ce qui, justement, vous incite à construire cet univers poétique ?
Je crois que la contradiction est l’essence de toute chose, de toute chose humaine en particulier. Lorsqu’on ambitionne d’approcher la «vérité» dans un poème, je crois qu’il est impossible de se dérober à la nécessité de se confronter à l’appréhension et à la connaissance de la contradiction, puis de tenter de la restituer de façon intelligible à la raison et à l’émotion du lecteur, à commencer par le premier lecteur qu’est le poète lui-même. Je crois qu’à force de rigueur et de lucidité, à force de refuser la complaisance, la facilité, les clichés, la forfanterie, le narcissisme, les postures conventionnelles, les tournures, peut-être plaisantes, mais souvent creuses, le poète peut éventuellement parvenir à exprimer, parfois, une «vérité» qu’il n’est plus alors seul à percevoir ou à comprendre. Il parle alors aux autres, et il en est entendu. Cette rencontre, quand elle a lieu, peut intervenir, exceptionnellement, dans la proximité du temps et de l’espace, mais plus probablement dans la distance du temps et de l’espace. Quant à la solitude, je crois qu’elle nous est commune à tous. Seulement, il en existe différentes consciences, et différentes façons de la vivre et de la supporter, et, parfois, d’en faire un moteur, une arme, un outil créatif... Et lorsque la poésie ambitionne d’approcher autant que possible la «vérité», elle ne peut faire l’impasse sur la solitude, sur cette dimension essentielle de la condition humaine…
Déjà, à travers les titres de vos textes, on sent que les derniers recueils constituent une rupture avec les premiers : Archipel Cobalt, Arabian Blues. Peut-on parler de continuité ou de rupture ?
En réalité, il n’y a pas de rupture. Mes textes poétiques, titres compris, sont animés par un même esprit, une même volonté, une même vision, qui se précise, au fur et à mesure du temps et de l’expérience.
Vos derniers regards mettent en scène la solitude, le désenchantement, mais, paradoxalement, l’espoir est toujours présent, comme si nous étions en face de deux univers thématiques, de deux langues qui n’en font, à la fin, qu’un. Qu’en dites-vous?
C’est le cas, en effet. Cela est d’autant plus vrai que, du fait des aléas de la vie et de l’édition, mes publications sont irrégulières et ne respectent pas la chronologie de l’écriture des textes. Par exemple, comme je l’ai dit tout à l’heure, ma publication la plus récente, Arabian Blues, est un texte qui date de la fin des années 1980, alors que cette publication a été précédée en 2010 par celle d’Archipel Cobalt écrit des années plus tard, en 1995. Entre ces deux livres, il existe un inédit, Jours amers, qui date de 93/94. Mais, finalement, peu importe, puisque depuis le début, la démarche est la même... La solitude, oui, définitivement. Le désenchantement, non, car je n’ai pas le souvenir d’avoir jamais été vraiment enchanté. L’espoir, oui, mais un espoir raisonnable. Une espérance obstinée plutôt…
La désillusion et le désenchantement marquent le paysage poétique des années 1970, notamment le groupe animé par Jean Sénac. Peut-on parler de points de rencontre ?
Je ne sais pas si cela est dû à la différence d’âge de quelques années entre les poètes de ce groupe et moi, ou bien à une différence de point de vue et d’appréhension de notre environnement de l’époque, mais dans les années 1970, j’étais, pour ce qui me concerne, porté par une profonde confiance dans la capacité de la société à triompher des obstacles qui commençaient à apparaître sur le chemin d’une Algérie libre et indépendante, en développement rapide. Le développement du pays dans les années 1970 était certes chaotique et contradictoire, mais il était réel, dans l’éducation et l’industrialisation notamment. Et les «contradictions du développement», on pouvait raisonnablement espérer qu’elles se résoudraient dans un avenir prévisible en faveur des Algériens les plus pauvres, les plus démunis, les plus défavorisés, en faveur des paysans, des travailleurs, des chômeurs, des illettrés, des femmes, des jeunes, des intellectuels, des artistes et des poètes ! Pour moi donc, la «désillusion» intervint plus tard, dans les années 1980. Une autre différence, peut-être, est que, pour ma part, je n’ai jamais eu d’illusion sur la nature ou la portée politique immédiate de la parole poétique... Il y a très longtemps que le poète ne porte plus de majuscule, qu’il n’est plus le chantre imprégné de la gloire qu’il chante, le coryphée qui concentre l’attention et l’écoute des élites et du peuple, le héraut attendu et respecté par les multitudes, le porteur du chant général, le concurrent des prophètes, le phare de la cité…
En effet, la poésie aujourd’hui semble en crise, un peu partout dans le monde, notamment dans le domaine de l’édition. A quoi est due, selon vous, cette situation ?
Le statut de la poésie dans une société dépend d’une foule de facteurs… Toutefois, aujourd’hui, le facteur fondamental de la marginalisation extrême de la poésie est, à mon sens, la domination brutale qu'exerce l’argent sur le monde ainsi que la concentration des médias détenus par les grandes puissances d’argent qui forment et nivellent sans relâche et sans nuance, sans pitié, sans aucun souci du bien ou du mal, l’opinion des millions et des milliards de lecteurs ou d’auditeurs potentiels de poésie. Aujourd’hui, l’argent exerce une hégémonie dictatoriale morbide, désastreuse sur les goûts et les comportements des gens, et ce, sur la quasi-totalité des pays et des cultures de la planète. L’impact du pouvoir de l’argent sur la culture, la littérature, la poésie se traduit par un paysage éditorial plutôt plat, conformiste, malgré les fausses audaces et les fausses libertés qui servent en fait le grand mécanisme de l’aliénation et de la consommation, par une activité «culturelle» frénétique et multiforme mobilisée à empêcher l’émergence d’une pensée réellement critique, c’est-à-dire capable de bouleverser le statu quo. Le pouvoir absolu de l’argent, dans ses différentes incarnations sur l’édition de la littérature, tend à façonner le lecteur en consommateur passif de l’écrit de la même façon que la télévision façonne son attitude passive d’absorbeur d’images, de slogans, de mensonges… Or, la poésie est, par essence, une insurrection contre l’ordre oppresseur de la bêtise, de l’ignorance, du conformisme de la pensée et de l’aliénation.
En Algérie également, la poésie, aussi bien en arabe qu’en français, contrairement au bouillonnement des années 1970, connaît une certaine régression. Qu’en dites-vous ?
L’Algérie n’échappe pas au mouvement du monde. Les mêmes causes produisent les mêmes effets. La poésie, la littérature, la qualité de l’expression artistique, les performances sportives, les pathologies dans la population, toutes ces choses sont liées à la nature de la dynamique sociale en œuvre… Gabriel Garcia Marquez dit quelque chose comme : «Pour bien parler de la tristesse, il vaut mieux se sentir en forme» ! Quand une société se sent mal ou, plus précisément, lorsqu’elle est malade, elle n’est pas encline à produire du lyrisme ou de la performance… La régression qu’on peut éventuellement constater aujourd’hui, il faut d’abord la relativiser, car il existe des voix poétiques en Algérie qui ne sont pas nécessairement connues, mais qui existent. Et puis, il ne faut pas oublier que la poésie ne s’exprime pas seulement sous la forme de textes. Elle est aussi la substance d’autres formes d’expression artistique. La poésie fait partie de la «nature humaine » et de la respiration naturelle de toute société. Mais il est vrai que l’état actuel de la poésie chez nous reflète, par sa marginalité notamment, le profond malaise qui s’est emparé de la société algérienne depuis une trentaine d’années.
Souvent en France, on insiste plus sur l’aspect politique, occultant souvent le côté littéraire, comme si l’Algérie devenait un véritable fonds de commerce pour de nombreux écrivains. Qu’en dites-vous ?
Cela revient à ce qu’on évoquait plus tôt, à savoir la soumission de la littérature aux canons de la domination de l’argent, de l’idéologie dite libérale, des balivernes sur «la fin de l’histoire», de la confusion des victimes et des bourreaux, de la culture de l’eau tiède et des sirops exotiques, des poncifs et des clichés néocolonialistes, depuis plus d’une génération... Il est vrai que le fardeau de l’idéologie dominante a été en partie transféré sur de nouvelles épaules, parfois «indigènes»... C’est la règle du jeu. Mais tous ne succombent pas aux attraits de la servitude ! La vérité est un combat perpétuel. Ce sont les jurés anonymes de l’histoire — et de la littérature — qui jugeront.
Vous suivez, j’en suis convaincu, l’actualité de la culture dans notre pays où l’on semble réduire un projet possible à l’organisation incessante de festivals. Qu’en pensez-vous ?
Les festivals sont une bonne chose dans la mesure où ils peuvent éventuellement apporter du dynamisme dans la vie culturelle, des opportunités, un accès, même s’il est ponctuel... Mais il est vrai qu’aujourd’hui il y a un monde entre l’immense potentiel culturel de l’Algérie et la réalité. Le règne de l’argent s’accompagne partout dans le monde du règne des apparences, du circonstanciel, du politiquement rentable. Certains dans notre pays considèrent la culture comme quelque chose de secondaire ou de superflu, alors que, bien au contraire, la culture est la condition primordiale de l’existence d’une société, d’un Etat, d’une nation. La culture est la substance même de l’identité d’un peuple. Elle est ce qui lie les individus et les communautés dans le désir de vivre ensemble, dans la volonté d’un destin commun. Aujourd’hui, la culture devrait être considérée comme un chantier prioritaire, non seulement de l’Etat, mais aussi de la société, des citoyens, de tous et de chacun. Le potentiel culturel immense de l’Algérie résulte fondamentalement de son histoire complexe et tourmentée. Or, cette histoire n’est pas connue. Et l’ignorance de l’histoire est la garantie de la poursuite de l’aliénation et d’une course erratique, aveugle, confuse, désespérée, vers l’abîme. Par ailleurs, il faut être conscient que l’étude, la connaissance et l’appropriation de l’histoire, est non seulement une œuvre de longue haleine, mais aussi une entreprise qui requiert la liberté, la liberté de penser, la liberté de s’exprimer... C’est là que je verrais aujourd’hui deux urgences nationales : un effort massif d’investissement dans la recherche historique et la diffusion du savoir historique dans la société, y compris dans le recueil et la préservation de notre patrimoine dans toute sa richesse et sa diversité et, parallèlement, la mise en place des conditions d’exercice d’une réelle liberté de penser et de créer dans le pays.
A ce propos, comment évaluez-vous les jeux politiques en cours en Algérie et quelle analyse faites-vous de la situation ?
En 50 ans, l’Algérie a vécu, en accéléré, un concentré d’expériences politiques contradictoires, des hauts et des bas, des succès et des tragédies, des élans de progrès et des inachèvements… Aujourd’hui, en conséquence, la situation politique est d’une extrême complexité. En schématisant, on peut toutefois distinguer, notamment à la lumière du soi-disant «Printemps arabe», un double problème fondamental : l’absence d’efficacité et l’absence de légitimité des institutions. L’absence d’efficacité des institutions est attestée par l’état du pays : une économie artificielle, la corruption, la violence, la criminalité, le naufrage de l’administration, de l’école et de l’université, la dégradation de la santé de la population… On peut arrêter la liste. Le tableau est connu. Pourtant, nous connaissons tous de nombreux Algériens compétents et intègres, activement engagés dans les différents domaines de la vie nationale. Force est de constater alors que ces Algériens- là, quels que soient leur nombre, leur métier, leur position sociale, leur opinion politique, leur capacité d’enthousiasme et d’optimisme, se retrouvent à vivre, à travailler, à batailler à contre-courant du «système» actuel… Un tel système puise sa force dans la jouissance effrénée de la rente, hors de tout contrôle politique réel. Or, un tel contrôle ne peut être exercé efficacement que par des institutions encore plus fortes que le système qui s’est constitué par la mainmise d’un groupe sur la rente, des institutions fortes de leur légitimité, la légitimité que confère le peuple à ses représentants librement choisis.
Entretien paru dans « Le Soir d’Algérie » le 11 décembre 2012