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Billet de blog 16 décembre 2014

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Il faut détruire Carthage

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

il n’y a pas de guerre

il n’y a pas de paix

il n’y en a jamais eu

il y a des territoires obscurs

ciels blancs

oueds secs de sang ancien

cités de métal et d’asphalte

où veillent exténués

assassins mercenaires soldats

putains écarquillées

pages fiévreux

apprentis studieux

du métier d’homme sordide

apprentis du triste métier d’artisan du destin

il y a des coupes cassées

tiges tranchantes

pétales putrides

aiglons de marbre

taches de sperme des taches de sang

des crosses de chrome et d’argent abîmées

sur des crânes de prisonniers récalcitrants

à la table d’honneur où se prolongera

jusqu’à la fin des temps

le festin

il y a là sans ratures des décrets pris dans l’ivresse

des plumes de volaille dans les encriers

dans la nuit des bagues de pacotille qui scintillent

aux doigts des nouveaux maîtres

du passé

et de l’avenir

les serviteurs du jour eux

caressent

à leurs moments perdus

des horloges rouillées

qui donnent l’heure de partir

il y a

du soir au matin

la lente puanteur des corps

des anciens amants

dormant entre verveine et rosiers

et les tendres dépouilles

de traducteurs assermentés

des vérités ultimes et des calendriers

poussiéreux persans grecs arabes chinois

il y a

les os sans sépulture

de scribes et de colporteurs

indifférents au déroulement de l’histoire

désormais

les ossements mêlés

d’hommes de femmes et d’enfants impubères

bassins fémurs mâchoires phalanges

instruments désormais inutiles

de ce qui a

pourtant

un nom

que chantent les poètes

les exilés les forçats

aussi bien que les derniers des meurtriers

il y a

l’horizon gâché par le premier mot

la première parole

le premier hurlement

venu du fond de soi

la douleur du mutisme et du bégaiement

la douleur articulée à la douleur de soi

la douleur fichée dans la douleur

le labour des corps par le soc de l’envie

le travail indigne

le travail grotesque de l’envie

dans la folie de l’effusion générale

la prédation des biens

l’asservissement des corps

car nul ici ne croit en autre chose

en l’âme par exemple

en l’esprit

il y a

pas loin d’ici

dans de belles bâtisses ottomanes

des couloirs sombres des corridors

la détresse

la solitude

les ombres

des condamnés

il y a d’éternels conciliabules

dans l’infinité des lieux propices

au crime général

des listes funestes

tant de comptes

à régler

phrases en linceuls

mots de camphre et de miel

virgules de poison

toujours triomphe

la même logique

il faut détruire Carthage

il faut détruire Alger

Baghdâd Damas

Cordoue Tanger

Ispahan Samarkand

Hiroshima Nagasaki

il faut détruire Dresde

et Londres et Varsovie

brûler Valparaiso Lisbonne

Guelma et Constantine

Wounded Knee et la Palestine

il faut réduire en cendres

la moindre tentative

de treille ensoleillée

la moindre esquisse de balcon

de jardin de fontaine

la moindre ébauche

de tapisserie de manuscrit

de guitare de mandoline

il faut briser

les jarres d’huile

les jarres d’orge et de grains magiques

il faut brûler les oliviers les figuiers les amandiers

les palmeraies

et tout leur bétail

il faut estropier leurs chevaux

violer leurs femmes leurs enfants

faire ce qui vous plaît et ce qui vous répugne

il faut sans cesse attiser le feu de la discorde

entre ce qui reste d’eux

il faut trancher au sabre

et par la loi

les liens de la chair et du sang

et toutes les loyautés

il faut brûler leur mémoire

les archives les parchemins les traités

les bijoux rituels

les breloques

il faut noyer dans le sang

les rebelles et la rébellion

l’idée même de la révolte

il faut tuer les révolutionnaires

et la révolution

il faut extirper des parcelles de terre fertile

les racines des rêves

les germes des fleurs et des fruits

les fragments de respiration

il faut noircir le ciel

il faut semer la peur

pousser au désespoir

il faut détruire Carthage

et puis l’eau

et puis la terre

et puis l’air

et puis la douce lumière

des yeux de cette femme sombre

qui m’a donné

un instant

envie de croire

et d’espérer

il faut détruire

détruire

détruire constamment

le monde entier

il n’y a ni vérité ni mensonge

ni désir ni rage ni pardon

mais des linges humides de sang virginal

noirci

des paupières ouvertes

au couteau

des paroles qui éclosent en carnage

il y a le chaos et la confusion

il y a bien

parfois

la peine

des perles de lumière

sur le front d’un enfant

mais

il n’y a pas de salut

il n’y a pas de joie

il n’y a pas de guerre

il n’y a pas de paix

il n’y en a jamais eu

Amin Khan

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